Le changement, meilleur ennemi de la transformation ?

Dans un monde dans lequel les mots sont expurgés de leur sens, bien souvent à dessein, nous ne pouvons que constater la difficulté qui est la nôtre de nuancer, d’appréhender la complexité, de dire le vrai. Dans des entreprises toujours pensées comme mécanistes malgré le discours ambiant, c’est devenu un sacerdoce de faire éclore la complexité car le sens y est souvent remplacé par les signes voire par les symboles. La confusion linguistique et sémantique peut, hélas, y régner en maitre. Ce grand remplacement du sens se cristallise notamment, entre autres, autour des mots « changement » et « transformation » employés à tire-larigot et de manière indifférenciée alors qu’ils n’ont pas la même force sémantique et ne répondent pas aux mêmes réalités.

Revenons aux étymologies !

Changer vient du latin « cambiare » (« échanger »). Le Littré nous dit qu’il s’agit notamment de « céder une chose pour une autre, prendre en échange ». Transformer vient du latin « transformare » qui signifie « métamorphoser » c’est-à-dire modifier la forme.

Ce retour aux étymologies nous permet de mettre en exergue une différence fondamentale entre les deux mots : « changer » semble décrire un processus dont le résultat peut être connu d’avance, « transformer » semble décrire un processus peu ou pas visible mais dont le résultat ne se constate qu’à posteriori (sanction du succès ou de l’échec). D’ailleurs, pour transformer, il est souvent nécessaire de changer mais l’inverse n’est pas forcément vrai. Ainsi, comme le notent notamment les linguistes Dominique Dutoit and Jacques François dans leur article intitulé « Changer et ses synonymes majeurs entre syntaxe et sémantique : le classement des verbes français en perspective », « Transformer » occupe donc une place essentielle dans l’espace sémantique de changer, lequel occupe une place plus modeste dans celui de transformer ».

Dans une organisation, nous pouvons dire que les structures se changent (outils, processus, procédures, organigrammes, modes opératoires…) mais que les comportements ainsi que les modes de fonctionnement (qui sont invisibles) se transforment. Changer, dans cette optique, c’est passer d’un état A à un état B (état B étant souvent connu à l’avance). Transformer, c’est changer les modes de fonctionnement, les comportements, les modes de régulation eu égard au réel qui, par essence se renouvelle en permanence (le réel n’est jamais connu à l’avance) ; Les modes de fonctionnement et les comportements résistent aux outils instrumentaux et donc à la prescription.

Pour transformer, outre les changements d’outils, de processus, etc… lorsque que c’est nécessaire, il faut instituer les conditions qui permettent aux individus, malgré les contingences du réel, de disposer des capacités adéquates et la sagesse pratique nécessaire pour négocier, à bon escient, le réel. Transformer, c’est donc faire émerger continuellement un environnement capacitant. Si nous voulons être rigoureux, on peut dire qu’il est possible d’être un expert en changement mais certainement pas un expert en transformation comme l’organisateur de mariages n’est pas un expert en amour. L’amour comme la transformation ne se prescrivent pas.

Un tel distinguo permet d’éclairer de nouveau l’action collective dans les organisations et les insuffisances méthodologiques des démarches dites de « conduite du changement » essentiellement instrumentales c’est-à-dire sous-tendues par une logique mécaniste de l’organisation (les hommes devant répondre à des influx techniques). Une telle philosophie gestionnaire nie le monde subjectif ainsi que le monde social et réduit l’action collective à sa dimension purement objectivable.

Nous pensons que toute démarche de transformation qui ne réintègre pas la totalité de l’homme (au travers des trois mondes : objectif, subjectif et social) est une démarche hémiplégique et donc vouée inexorablement à l’échec.

Les méthodes « mainstream » de conduite du changement présupposent à tort que l’introduction du changement vaut transformation en ne travaillant quasi exclusivement que sur les deux dimensions suivantes :

  • Les impacts objectifs du changement sur l’acteur : les relations entre l’acteur et les nouvelles structures (outils, processus, procédures…) dans le cadre d’un plan de communication, de formation, de coaching etc…
  • Les impacts organisationnels du changement : les relations entre l’acteur et les acteurs par le biais de la coordination (remise en cohérence des processus, des procédures etc…).

Une telle approche part du postulat implicite, d’une part, que le réel est stable et d’autre part, qu’il n’existe pas dynamiques sociales au contact du réel. Nous ne sommes point donc dans la transformation mais dans le transformisme que Bruno Trentin définissait comme le fait de s’adapter machinalement aux contraintes externes en faisant fi de la complexité de l’homme et du réel.

Pour qu’un changement puisse « transformer », il est nécessaire d’instruire, en plus des deux dimensions précédentes :

  • Les relations entre les nouvelles structures et les acteurs c’est-à-dire les comportements et les modes de fonctionnement : cette instruction passe par la mise en œuvre d’un environnement capacitant pour agir sur les stratégies des acteurs qui dépendent des ressources et des contraintes du milieu effectif de travail. La sociologie des organisations peut notamment nous donner les outils conceptuels et pratiques pour une telle tâche.
  • Les conditions de la coopération : le réel se renouvelant sans cesse et n’étant pas d’abord possible, il faut instituer les conditions de la coopération pour éviter l’entropie du système et donc favoriser la régénérescence des ressources psychologiques, sociales, techniques nécessaires pour faire face à ce réel mouvant.  En effet, seule la coopération permet d’instruire de manière dynamique les problématiques subjectives, sociales et techniques de l’action collective. La clinique du travail ainsi que l’ergonomie peuvent nous outiller pour un tel chantier. 

Ainsi, un projet de transformation qui serait conduit exclusivement avec une démarche instrumentale de conduite du changement (identification des populations impactées par le changement, analyse des impacts, choix des actions et mise en œuvre) a peu de chance d’être un succès car c’est réduire le travailleur à un être strictement obéissant et de surcroit en niant le réel.

Cependant, le succès de telles méthodes (méthodes instrumentales de conduite du changement) depuis une vingtaine d’années auprès des entreprises sans remise en question alors que parallèlement, les travailleurs sont de plus en plus désengagés voire désabusés, rend nécessaire un travail de pédagogie pour une meilleure compréhension des limites intrinsèques, les angles morts de telles méthodes ainsi que la non prescriptibilité de la transformation.

Néanmoins, il ne suffira pas juste de comprendre les enjeux d’un changement qui transforme, il faut disposer des compétences, du corpus de connaissance nécessaires pour accompagner les collectifs de travail dans les méandres de la transformation. 

En effet, travailler sur l’environnement capacitant et la coopération nécessitent d’avoir une expertise avérée dans les sciences du travail (sociologie des organisations, clinique du travail etc…) par le truchement de la diplomatie des disciplines car il s’agit, comme le disait Anne Flottes, « de travailler sur le travail des travailleurs ». Cela ne s’improvise pas si nous ne voulons pas que la « conduite du changement » soit le lit de procuste de la transformation et un des vecteurs du malheur dans les organisations.

La transformation, si elle est technique, elle est une technique humaine et sociale qui certes peut avoir besoin « d’ingénieurs » lorsqu’elle est sous-tendue par des outils technologiques mais elle a surtout besoin de professionnels des sentiments humains et de l’effort collectif durable.

Le réel comme simulacre : le rôle de la propagande

En temps de guerre comme en temps de paix, l’homme est (presque toujours) pris au piège de la propagande : pour changer son comportement, pour justifier des façons de faire, pour légitimiser des décisions…  Le contexte actuel de guerre remet le mot « propagande » en selle alors qu’il était presque tombé en désuétude et remplacé ici et là par le mot storytelling, mot revendiqué notamment par les entreprises.  Ce glissement lexical ne change ni son essence ni son sens.

Qu’elle vienne en appui au discours du chef (chef d’état, chef de parti, chef de d’entreprise…), ou de n’importe quel acteur désirant orienter des comportements ou des points de vue, la propagande, en apportant des « justifications » (pour agir ou penser d’une certaine façon) permet ce que les spécialistes appellent « la cristallisation psychologique » : le fait de rendre « solides », des idées, des impressions, des penchants qui étaient jusque-là « liquides » c’est-à-dire latentes, non explicitement verbalisées et/ou analysées.

La propagande pénètre ainsi dans une des failles béantes de l’Homme. Ce dernier est prêt à mourir pour une cause, pourvu qu’il pense qu’elle est vraie.  Ce qui veut dire que les hommes peuvent vivre sans vérité mais ils ont besoin de croire que les choses sont vraies comme l’a bien démontré Jacques Bouveresse.  

Jacques Ellul, auteur d’un des ouvrages de référence sur la propagande avait bien analysé la place et le rôle de la propagande dans la psychologie individuelle et collective : « l’individu a besoin de justifications, la propagande lui en fournit. Mais, alors que les justifications habituelles sont fragiles, peuvent toujours être remises en question, celle qui fournit la propagande est irrécusable, indéracinable. L’individu y croit comme une vérité objective ; il est vraiment juste, pour l’éternité. Il peut rejeter toute culpabilité, il perd tout sens du mal qu’il peut faire, ou tout sens de la responsabilité (si toutefois la propagande ne lui donne pas une responsabilité précise). Il est alors parfaitement adapté aux situations objectives et il perd tout ce qui pouvait le diviser de lui-même. Par le processus de rationalisation intense, la propagande construit des individus monolithiques. Elle élimine les conflits intérieurs, les tensions, le sentiment de jugement sur soi, toutes les mises en question. Et par la même, elle tend à construire un être unilatéral, sans profondeur et sans multiplicité de possibles ».  

L’homme extro déterminé que dépeint Jacques Ellul est peu utile à la vérité voire pas du tout mais il a une propriété essentielle : il est utilisable et donc il va l’être. Il n’y a que le champ qui diffère en fonction des intentions et du statut du propagandiste : le champ et le contexte de l’entreprise lorsqu’il s’agit de propagande d’entreprise, le champ politique et social lorsqu’il s’agit de propagande politique.  

En ces temps de renouvellement du tragique (guerres, fléaux environnementaux, virus…), les collectivités sous toutes leurs formes (entreprises, peuples…) ont besoin d’inventivité et de créativité pour faire face à des défis qui ne sont pas les défis du passé. Il est donc plus que jamais nécessaire de résister à l’orchestration d’une amnésie collective du réel par le truchement d’une propagande qui occulte notre capacité de jugement.  En effet, même s’il n’y a pas de création individuelle de richesses (richesses sous toutes ses formes), il n’y a pas non plus d’esprit critique collectif (Monnerot). Critiquer, c’est juger et il n y a point d’action efficace sans un bon jugement.

Le complexe de Damoclès ou quand les mots de la guerre parlent (aussi) de l’entreprise.

En ces temps de guerre, quoi de plus normal que de se remémorer les écrits de Gaston Bouthoul. Gaston Bouthoul est un sociologue français né en 1896 et mort en 1980. Il fut un spécialiste du phénomène de guerre par le truchement d’une discipline qu’il fonda : la polémologie (du grec ancien polemos, « guerre », et logos, « étude ») c’est à dire la science de la guerre, science dont l’objectif sera d’étudier les facteurs dits « polémogènes » c’est-à-dire les corrélations entre les explosions de violence et les phénomènes économiques, culturels, psychologiques et démographiques.

Parmi ces facteurs polémogènes, Gaston Bouthoul met en exergue le « complexe de Damoclès ». Il le définit comme la propension de l’Homme à « se jeter sur l’épée qui le menace » au lieu d’un effroi ou d’un sentiment d’effroi sans fin.  L’imagination étant pire qu’un bourreau chinois (Alain), le complexe de Damoclès cristallise la méfiance et/ou la peur pour un passage à l’acte.

Il me semble que ce complexe de Damoclès permet d’analyser des faits sociaux au-delà du phénomène de guerre. Il hante tout construit social à commencer par l’entreprise. Il s’y manifeste au moins sous 3 formes :

  • Dans une organisation qui ne favorise pas l’esprit authentiquement critique, je ne parle pas de cet ersatz d’esprit critique comparable à un slogan publicitaire, un problème mis en exergue par un travailleur fait de ce dernier, ipso facto, un travailleur à problème qu’il faut « traiter » : c’est une manifestation presque caricaturale du complexe de Damoclès. En effet, dans une organisation dans laquelle le conflit légitime sur le travail (prise en compte réelle des paradoxes inhérents à toute activité de travail) est étouffé, il y a peu de place au commerce franc des considérations techniques, éthiques, sociales pour une œuvre collective de qualité et dans laquelle se reconnaissent ceux qui y concourent. Une parole (libre, sincère et constructive) y est de facto perçue comme une menace et doit être traitée comme telle. Celui qui incarne une telle parole « vagabonde » devient un hérétique, un ennemi de l’intérieur qui doit être réprimé à défaut d’être récupéré.
  • La concurrence exacerbée entre les salariés, aiguisée par un habitus de concurrent forgé par le système scolaire et des évaluations et autres primes ou récompenses individuelles malgré les injonctions au travail collectif, est un terreau idéal pour ce que j’appelle le complexe de Damoclès généralisé. En effet, lorsque chacun voit midi à sa porte, point de chance de se rassembler. L’autre, les autres, sont des menaces. Dès lors, toute l’imagination est drainée vers l’activation d’une stratégie de défense contre les autres et au détriment des autres. L’autre n’est plus vu comme un autre moi-même mais simplement et seulement comme l’adversaire voire l’ennemi contre lequel sera déployé tout un arsenal de subterfuges : hypocrisie, duplicité, déloyauté, … Cette expression du complexe de Damoclès se cristallise en une lutte des places (Vincent de Gaulejac) à mort (symbolique).
  • Une autre manifestation du complexe de Damoclès consiste pour un manager de l’encadrement supérieur (top management) à éviter de s’entourer de personnes qui pourraient lui faire de l’ombre ou qui lorgnerait sa place. La conséquence de cette expression du complexe de Damoclès, ce sont des encadrants qui « éliminent » tous ceux qui seraient capables de générer une émulation de groupe au service de l’action collective. Ce sont, in fine, des encadrants supérieurs entourés de personnes acquises à leur cause car ils leurs sont redevables, ou des personnes dont le niveau de compétence et/ou de charisme sont de sérieux gages pour un pouvoir sans contrepouvoir. La conséquence d’une telle méfiance envers ce qui pourraient vous faire de l’ombre, c’est une amputation délibérée de la capacité de penser, de bifurquer. Certes vous minimisez les risques de conflits mais vous augmentez l’entropie du système donc son caractère vivant : ce sont les prémisses d’une mort programmée.

Nous voyons avec ces trois expressions du complexe de Damoclès que certains mots de la guerre peuvent aussi instruire des maux de l’entreprise. En effet, l’entreprise n’est pas juste un outil de production, c’est une parcelle de société dans laquelle on peut expérimenter sans peine toute la panoplie d’outils que la force « domestiquée » permet  » légalement » ou non de mobiliser.

Le prix à payer, lorsqu’un facteur polémogéne comme le complexe de Damoclès y fait son nid, c’est une entreprise Balkanisée dans laquelle règne une absurde terreur qui se renouvelle sans cesse au grand dam des intérêts à long terme de l’entreprise et des travailleurs.

Cela semble être le prix à payer pour mener la guerre économique mais comme toute guerre, il n’y a que des victoires à la Pyrrhus. Cela ne me semble pas être une fatalité car nous pourrions aussi apprendre, dans l’entreprise, à lutter contre la peur, cette peur qui réveille nos réflexes pavloviens et belliqueux. Il s’agit de civiliser la force non plus seulement par le droit ni par un supplément d’âme mais par un supplément de conscience et de forces morales (Georges Friedmann). En effet, une entreprise civilisée est à ce prix car la civilisation n’est rien d’autre qu’une lutte contre la peur comme le disait si justement Gaston Bouthoul.

Affaire Orpea: quelques leçons sur le management à méditer

Les révélations sur Orpea scandalisent l’opinion publique à juste titre car nous ressentons dans notre chair cette violence physique et symbolique en écoutant les journalistes narrer la maltraitance que subissent des personnes âgées, lesquelles pourraient être nos parents ou nos grands-parents.

 Néanmoins, il serait injuste de faire de cette entreprise un bouc émissaire, une victime expiatoire de notre mauvaise conscience. Combien de personnes parmi celles qui s’indignent sont dignes une fois prises dans les fourches caudines de l’organisation et du management ?

Le modèle managérial qui a pu produire des atrocités chez Orpea n’est que l’expression de certaines régularités que nous pouvons retrouver dans tous les secteurs d’activité qu’ils soient socialement et/ou politiquement sensibles ou pas.

En voici quelques-unes :

  • Il est impossible de manager de manière purement efficace avec comme boussole la seule dimension économique et d’assumer concrètement l’existence d’une responsabilité sociale et environnementale. C’est un truisme de le dire. Cette antinomie, pour une fois, est flagrante avec l’affaire Orpea mais elle existe souvent dans d’autres environnements même si elle peut être partiellement occultée par un storytelling (propagande disait on jadis) de bon aloi. Cependant, les faits sont têtus : entre l’efficacité totale et la vie (les valeurs incarnées dans le réel), il faut choisir. La responsabilité sociale, sociétale et environnementale, c’est avant tout préserver le sens des ensembles. Il y a toujours un prix à payer.
  • Lorsque la machine managériale se déchaîne, outre le pervers sadique qui peut en être le concepteur, l’homme de bonne volonté c’est-à-dire le salarié lambda apporte souvent son concours en connaissance de cause. En, effet, je ne crois ni au manager qui serait intrinsèquement un tordu ni à l’irresponsabilité totale des travailleurs. Le concours apporté par le travailleur ordinaire à un acte repréhensible (moralement et/ou légalement) traduit souvent une stratégie individuelle de défense. En outre, ce travailleur est souvent une victime consentante de ce que j’appelle la malédiction du fait :  lorsque quelque chose devient trop réelle, elle cesse d’être un problème. En l’espèce, à force de maltraiter ou d’assister à de la maltraitance, souvent, nous nous y accommodons. En effet, la puissance qui réveille la pensée est celle qui l’endort disait Charbonneau. Ceux qui ont appliqué ces procédures deshumanisantes chez Orpea, sortis de là, sont pourtant « d’honnêtes femmes » et « d’honnêtes hommes ». En matière de management, le salaud au sens de Sartre, c’est aussi l’homme ou la femme ordinaire.
  • Comme pour tout, ce qui donne du sens au management, c’est la limite. Cette limite n’est jamais extro-déterminée par un discours, par des valeurs proclamées, par le charisme d’un leader…. La limite s’institue in situ, elle se construit par le truchement de délibérations collectives entre travailleurs sur le travail bien fait. Les délibérations portent bien-sûr sur les règles techniques du travail mais aussi sur les valeurs. Réduire ou supprimer les espaces de délibérations par une séparation nette entre conception et exécution avec des environnements de travail non capacitants, c’est isoler les travailleurs les uns les autres et laisser le champ libre au règne de la procédure (de la force) sans âme donc sans limite.
  • Tout ce qui est mis en management quelle que soit la forme (entreprise, association…) ou la finalité (prendre soin des personnes âgées, soigner des malades, produire des biens et des services de première nécessité…), sans esprit de renoncement (la fameuse éthique de la non puissance de Jacques Ellul), ou pour le dire au sens Rousseauiste du terme, sans pitié, se transforme de fait en élément d’une machine et devient un rouage de la machine. La pitié, « bien que naturelle » nous dit Rousseau, est « cœur de l’homme » mais « resterait éternellement inactive sans l’imagination qui la met en jeu » car « celui qui n’imagine rien ne sent que lui-même ; il est seul au milieu du genre humain ». Seule cette pitié, dont la source est la peur dont nous parlait Hans Jonas peut nous permettre de prendre nos responsabilités et ainsi sortir du diktat infernal de la machine managériale car le management n’est pas neutre, il est aveugle.

L’affaire Orpea est un cas d’école pour ceux qui s’intéressent aux dérives managériales. Elle nous apporte une preuve de plus que lorsque l’efficacité devient la seule finalité, tout devient moyen y compris des personnes âgées sans défense ayant dévouées leurs vies à construire la nôtre. Orpea ne doit pas devenir un bouc émissaire car elle est juste une très bonne élève d’une idéologie gestionnaire. La mère des batailles consiste à   s’attaquer intellectuellement à l’ignorance qui produit ce management paresseux qui met en péril non seulement le « travaillé ensemble », les métiers mais aussi une certaine conception de l’homme et de la société. En effet, comme le pointait Emmanuel Mounier, l’accumulation de beaucoup de désordres secrets finit toujours par produire une maladie publique. Le management est plus que jamais un sujet politique.

Pourquoi un management « efficace » est antinomique avec la responsabilisation sociale et environnementale des entreprises ?

La dernière vidéo d’une série enregistrée en septembre dernier avec Jean-Philippe Denis pour Xerfi Canal

J’y développe la raison pour laquelle, à mon avis, sans une éthique de la non puissance qui permettrait de renoncer à un management efficace comme fin en soi, la responsabilité sociale et environnementale des entreprises ne pourrait qu’être une chimère de la pensée.

Autrement dit, je pense que la responsabilité sociale et environnementale des entreprises ne sera réelle que lorsque l’esprit fin viendra à bout de l’esprit fort. En prenons nous le chemin ?

Désormais, même le pape Francois prône la transformation managériale…

Dans un article du Figaro daté d’aujourd’hui  (07/01/2022) et reprenant une dépêche de l’AFP, le pape François invite les chefs d’entreprises (par le truchement d’une délégation de chefs d’entreprises françaises venue lui rendre visite) à être « proches de leurs collaborateurs » malgré les « contraintes du système économique et financier ».

Pour le pape, « le bien commun (…) peut se confronter aux contraintes » imposées par « les systèmes économiques et financiers, qui, souvent, se moquent des principes évangéliques de la justice sociale et de la charité ». Il a exhorté les chefs d’entreprises à s’intéresser à la vie de leurs collaborateurs, à « avoir conscience de leurs difficultés, de leurs peines, de leurs inquiétudes… à considérer avec sérieux la place accordée à toutes les personnes de leur entreprise, y compris celles dont les tâches pourraient sembler être de moindre importance ».

Le pape ne s’arrête pas là, il donne des exemples d’orientations qui pourraient guider ces transformations : « développement durable, le partage des profits, la gestion du succès et des ressources du chef d’entreprise, la distribution des richesses, le don, les actions au service des autres… ». Il ose même une analogie avec le berger pour définir le « bon manager » en le voyant comme celui-ci qui est « capable de montrer le chemin » mais aussi de « rester derrière le troupeau pour voir si personne n’est laissé pour compte ».

On savait déjà que le management dépassait de loin les frontières de l’entreprise car c’est un fait social qui a des ramifications sociétales mais aussi politiques.
Avec ces paroles du pape François, le religieux s’invite dans un débat de civilisation. Sa contribution n’est pas moins légitime que toute autre contribution car toute technique (y compris le management), est un « acte traditionnel efficace » (Mauss) c’est à dire qu’elle s’encastre dans une société et dans une tradition.

Néanmoins, l’analogie du berger utilisée par le pape nous montre, à quel point, il est difficile de reformer le management sans réinterroger les représentations. Le berger, même s’il reste derrière le troupeau pour voir si personne n’est laissé pour compte (pour reprendre les mots du pape), reste un berger. Le traitement pastoral de l’Homme n’est ni neutre ni indépassable. En effet, André-Georges Haudricourt, célèbre ethnobotaniste lui oppose un autre modèle : le traitement horticole de l’Homme: l’éleveur mène son troupeau de moutons, souvent, en usant de la force (le bâton, les chiens) tandis que le jardinier cultive les plantes, fertilise la terre, irrigue ; il n’impose pas de voie de développement mais se contente de contrer certaines voies. Reformer le management, c’est peut-être envisager la voie (mais aussi la voix) horticole. 

Le Bullshit management n’existe pas, pire, il est contre-productif de le croire!

Nombreux sont les articles critiques sur un management devenu hémiplégique, rompant avec le bon sens mais surtout occasionnant misère symbolique et détresse psychique et physique. 

Ce management devenu mainstream repose sur un savoir paresseux, instrumental qui nie la complexité de l’homme et du social. Pour certains analystes avertis, ce serait un « management bullshit » voire un « fake management ». Il me semble que ces qualificatifs qui sont plus des qualificatifs de goût (le goût, c’est le dégoût du goût des autres disait Bourdieu), induisent des biais cognitifs qui obstruent une exploration sans fard d’un fait social total.

Ce management qui n’est pas exempt de critiques fondamentales (c’est un euphémisme), répond parfaitement aux objectifs qui lui sont assignés : capter le maximum de pouvoir pour obtenir le maximum de performance, le prix à payer pour une telle « performance » étant presque systématiquement transféré soit aux collaborateurs (individuellement ou collectivement) sous forme de maux du travail (stress, précarité psychique, burn-out voire même suicides..) soit à la société (coûts sociaux, coûts environnementaux..). C’est un management intrinsèquement lié au modèle économique dominant qu’il peut soit servir comme bras armé (lorsque par exemple les innovations sont descendantes) ou comme levier de ressources supplémentaires (lorsque les innovations sont ascendantes notamment).

Ce management n’est donc ni bullshit ni fake, il est « utile ». Il a ses prophètes (leaders d’opinions), son clergé (certains consultants et professeurs de management), ses cathédrales (certaines écoles et universités);  il produit des résultats et correspond parfaitement à l’imaginaire de l’époque. 

En effet, il est porteur d’une certaine vision de l’homme et de la société : un homme qui serait auto entrepreneur de lui-même et (dans) une société machinique c’est-à-dire « programmée ab initio et capable de rétroaction (par le jeu de ces « nerfs » que sont les punitions et les récompenses) » (A.Supiot). 

Ce management bien que cyber (le concept de cybermanagement a été forgé par Pierre Musso pour mettre l’emphase sur la philosophie gestionnaire d’un management inspirée de l’ordinateur), est plus que cela, il exprime une autolâtrie assistée par la technique; c’est le modèle « selfie » : il exprime la rencontre entre la cybernétique et l’Homme plein de soi ou pensé comme tel; Il s’agit d’un management égocentrique qui pense que la collection d’individus fait le collectif, égoïste, en ne prenant en compte que les desiderata d’une seule partie prenante; un management qui n’est donc rien d’autre qu’une technique de pouvoir sur autrui et qui confine le réel à ce qui se répète et se bricole à souhait grâce à la technique : il s’appuie  d’ailleurs sur un mode opératoire qui (quasi) élimine la parole au profit de l’image ou de l’écrit réducteur et éphémère. 

Le selfie-management repose sur au moins 5 fictions majeures:  le signe (l’image, le nombre…), c’est le sens ; la personne, c’est le personnage;  le réseau technique, c’est le social ; prescrire des conduites, c’est créer une culture ; le feedback (comme les like pour les selfies), c’est le sentiment voire le ressenti ou la sensation. La paresse et l’égoïsme d’un tel management enfreignent allègrement les règles de justesse théorisées notamment par l’inventeur du management par objectifs et autocontrôle, Peter Drucker: pour ce dernier, le contrôle de domination en lieu et place de l’autocontrôle, le grand remplacement du jugement par une quantification excessive ou par un indicateur unique sont de véritables poisons pour les collaborateurs et le travail. En confondant indicateur et objectif, mesure et évaluation, confiance et procédure, le management s’est autonomisé par rapport aux velléités des penseurs lucides de la discipline (Exemple Peter Drucker) mais aussi par rapport à la rigueur minimale (voir la loi de Goodhart). 

Cette autonomisation du management est rendue possible par une société technicisée (la recherche en toute chose de la méthode absolument la plus efficace), « selfisée », traversée par l’intelligence de rapt, dans laquelle l’intérêt et la raison pure supplantent inexorablement le vital. C’est le « règne de la quantité » dont parlait René Guenon dès 1945, règne qui exclue toute propriété qualitative. Ainsi, du moment où les organisations (entreprises privées et publiques) ne sont que des parcelles de Société, on peut dire que ce management de rapt n’est que le versant managérial du phénomène selfie, lequel est une traduction individuelle du besoin de singularité de l’homme masse (l’homme de quantité), ce barbare des temps modernes dont parlait Ortega y Gasset.

C’est pourquoi une analyse holistique des conditions de possibilité en faisant fi de tout jugement de goût est nécessaire pour comprendre la métaphysique qui entoure ce management de rapt  et l’exigence de s’attaquer aux facteurs d’émergence de « l’homo-selfien ». Dès lors, penser que le management mainstream est fake ou bullshit, c’est penser qu’il suffirait de forger un « management véritable » pour en venir à bout. C’est une illusion. 

Une fertilisation du savoir managérial par ce que j’appelle la diplomatie des disciplines est bien sûr nécessaire, mais concomitamment, il est nécessaire de réhominiser les hommes qui produisent un management et une ersatz de société dont ils ne savent pas qu’ils sont les produits. 

L’éducation du sujet et l’éducation à la société sont des enjeux fondamentaux pour réformer un management qui a atteint un seuil de retournement en produisant dans bien des cas, plus de méfaits que de bienfaits pour la société et l’environnement donc pour l’homme. L’enjeu est de taille car il s’agit de combler le « grand déséquilibre » dont parlait Georges Friedman, ce déséquilibre entre la puissance de nos outils et la faiblesse de notre conscience et de nos forces morales. Le management autolâtre dépasse la seule sphère de l’entreprise, il est devenu le moteur d’une société qui va vite et loin sans jamais savoir où elle va et surtout quel est le prix à payer.

La crise des sous-marins : illustration de la crise de la parole dans les relations d’affaires et dans les organisations en général.

Dans un entretien au Figaro daté du 22 septembre, le président de Naval Group, Pierre Éric Pommellet, assure que le matin même du jour de la dénonciation du contrat, le gouvernement australien « avait accepté l’offre de Naval Group qui aurait permis d’engager une nouvelle phase du programme ».

Sans rentrer dans les considérations géopolitiques que nous laissons aux politistes et aux diplomates, nous pouvons dire, en l’espèce, que la rupture de confiance entre les parties est une des manifestations de la crise de la parole. En effet, dans les relations d’affaires comme dans les organisations en général, la parole, a bien souvent, cessé d’être un engagement pour être un moyen technique au service d’une finalité dont elle n’est que le prétexte. Elle s’est autonomisée d’une vie d’Homme : qu’importe ce qu’on fait, comment on vit, du moment où les paroles sont belles et/ou impactantes. Il est bien loin ce vieil adage du droit romain : on attache les vaches par les cornes, et l’homme par la parole.

Désormais, on ne demande plus à la parole d’être sincère voire d’être vraie mais d’être efficace. On n’en fait plus un sacerdoce de l’honneur mais un élément de circonstance. D’ailleurs, dans les organisations, on pourrait même s’en passer au profit de signes c’est à dire de procédures sous le règne de l’efficacité et du gain de temps.

Cette grande transformation de la parole et de sa place dans nos sociétés donc dans nos organisations, cette parole humiliée dont parlait Jacques Ellul, symbolise une victoire franche et nette de la rationalité instrumentale, la rationalité des moyens, sur toute autre forme de rationalité (axiologique, tradition…). Le non-respect de la parole donnée n’est hélas qu’une expression parmi d’autres d’une crise de la parole qui revêt plusieurs autres formes, notamment :

  • Parler de moins en moins pour dire quelque chose mais pour engendrer des réactions, des effets : Dans ce cas, la parole est instrumentalisée, elle ne reflète ni sincérité ni vérité mais une velléité de pouvoir sur autrui. Elle devient un instrument de stratège au service d’une stratégie. C’est la parole du propagandiste nourri aux éléments de langage. C’est la parole qui vole le consentement.
  • Parler pour obstruer toute pensée véritable : la profusion des mots maîtres dont parlait Paul Valéry c’est à dire des mots qui ont plus de valeur que de sens, enclenche une véritable anesthésie de la pensée. Ces mots ou ses concepts occultants utilisés à tire-larigot (exemples : changement, transformation, travail hybride, vivre-ensemble, bienveillance…) nous privent d’une compréhension fine et juste des choses et servent souvent à euphémiser la complexité, à orienter la prise de décision ou l’action dans un certain sens voire dans un sens certain. Cette parole ne laisse guère l’opportunité de penser car penser, c’est dire non (Alain).
  • Effacer la parole au profit des signes et du visible : la gestion industrielle des Hommes en cours dans les organisations, promue par un management paresseux, n’a que faire des singularités. Cette gestion exècre l’exception et le particulier. L’expérience personnelle ne compte que si elle peut  être comptée. Dès lors, on fait souvent fi de l’essentiel c’est à dire des  » marges du sens, les ambivalences, la fluctuance des interprétations » (Ellul) : tout « ce qui déborde, excède » ce qui peut être vu et/ou comptabilisé ne serait que rebut.

Cette artefactualisation de la parole mène à une impasse car la parole n’est pas qu’un véhicule, elle est l’Homme en vie, le thermomètre de l’existence. Parler, ce n’est pas que parler, c’est surtout « sortir du sommeil, faire mouvement vers le monde et vers l’autre. La parole réalise une émergence grâce à laquelle l’homme échappe à la captivité de l’environnement »(G.Gusdorf). Au moment où nos organisations atteignent un seuil de retournement à cause d’un environnement fortement technicisé (procéduralisation excessive, rationalisation des subjectivités…), il me paraît illusoire d’instituer la coopération nécessaire pour faire face aux complexités nouvelles sans réhabiliter la parole.

Comme l’a bien vu Jacques Ellul, la parole est « instrument et lieu de la critique, la parole est par là même ce qui permet le jugement. Non point le jugement de la pratique et de l’expérience, le seul auquel nous acceptions aujourd’hui de nous soumettre, mais le jugement dérisoire qui comporte une valeur éthique. C’est dans l’usage de la parole seulement que l’homme apprend la décision éthique ». Sans arbitrage éthique, il peut y avoir coopération de survie mais certainement pas une coopération de création, laquelle est indispensable pour l’effort durable.