Pourquoi dans les organisations, parler de « sens commun » est préférable à « culture » ? : l’apport de François Sigaut

J’ai toujours trouvé étrange et naïf (voire prétentieux) de vouloir faire de la culture dans les entreprises et les organisations en général un objet de gestion c’est-à-dire quelque chose qu’on peut identifier, isoler, piloter, optimiser… Cela fait partie à mon sens des vœux pieux qui réchauffent les cœurs.

Bien souvent, ce qu’on appelle culture n’est qu’un certain regard sur l’état de l’opinion du moment et dans le meilleur des cas, une partie de l’essentiel de ce qui « fait » une organisation. En effet, dans une organisation humaine, tous les comportements sont « culturels » même ceux qui seraient perçus comme inadaptés à une situation donnée car la culture irrigue tous les aspects de la vie.

C’est pourquoi François Sigaut, dans son ouvrage « Comment Homo dévient faber » paru en 2012 pointe du doigt des limites fondamentales de la notion de culture et tradition(s) : « lorsqu’on parle de culture…on pense surtout à ce qui vaut la peine d’être montré ou conservé, pour des raisons esthétiques ou intellectuelles. Et lorsqu’on parle tradition(s), on met l’accent sur une ancienneté également valorisante, mais qui peut être plus apparente que réelle. Dans les deux cas et qu’on le veuille ou non, on court le risque de prendre la partie pour le tout. Et surtout les multiples emplois qui ont été faits de ces deux termes depuis un siècle ou deux ont accumulé sur eux une masse de connotations diverses, voire contradictoires, dont il est d’autant plus difficile de se garder que nous en avons moins conscience ».

Pour éviter de tomber dans une approche instrumentale, simpliste de la culture comme nous le voyons dans certaines organisations souvent par le truchement de consultants, de chercheurs en management et autres intervenants en entreprises victimes de ce que Karl Kraus appelait à juste titre « l’idéologie de la fonction » c’est à dire « ce qui fait dire aux chasseurs qu’ils sont les amis des animaux », je suis d’accord avec François Sigaut dans sa volonté de parler de « sens commun » en lieu et place de culture.  Voici ce qu’il en dit dans le même ouvrage :

« On parle souvent du sens commun avec un certain dédain, comme de tout ce qui appartient au vulgaire, alors qu’il s’agit du fondement même de la société humaine. Les sociétés animales sont basées sur des relations interindividuelles comme l’attachement, la sexualité, la sympathie, l’utilité etc., relations qu’on doit d’autant moins sous-estimer qu’elles conservent dans les sociétés humaines une importance évidente. Mais si les relations humaines n’étaient faites que de relations de ce genre, on ne voit pas en quoi elles se distingueraient des sociétés animales. Il faut bien qu’il y ait autre chose ». Et dans l’état actuel des connaissances, cette autre chose ne peut être que ce que je propose d’appeler le sens commun : l’ensemble innombrable des expériences ordinaires que nous partageons avec nos semblables, et qui nous permettent de nous entendre avec eux sans mot dire sur la foule de choses qui font l’ordinaire de notre vie commune. Il est vrai, c’est une difficulté, que le sens commun ne comporte pas que cela. Il comporte aussi une quantité de conventions, de fictions et de croyances auxquelles le fait d’être partagées donne presque la même force que les expériences véritables…Un autre aspect du sens commun qui en rend l’étude difficile, c’est le caractère en grande partie tacite ou implicite de ses contenus…qui est fait pour l’essentiel d’évidences invisibles. Il est clair que cette invisibilité fait du sens commun un objet bien particulier, auquel on n’a accès que par des voies indirectes ».

Ainsi l’auteur identifie trois voies pour accéder au sens commun : une première voie qui est celle des « étonnements réciproques », « des malentendus culturels » illustrée par auteurs comme Raymonde Carroll, Philippe d’Iribarne, Théodore Zeldin : elle est une des « origines de l’ethnographie ». Une seconde voie qui est « celle des groupes co-actifs d’ouvriers et ou d’agriculteurs qui sont emmenés à discuter de leurs pratiques mises en causes par les innovations qui leur sont proposées » et enfin une troisième voie qui est celle de l’apprentissage : « ce moment privilégié où les façons de faire (et de faire comme il faut) sont montrés à l’enfant ou à l’apprenti qui doit les acquérir ».

Le sens commun ne se construit que par le partage de l’expérience laquelle engendre la création de « nouveaux liens sociaux, plus stables, plus durables et potentiellement plus nombreuses que ceux qui procèdent de la seule physiologie (attachement, sexualité…) ». Le partage de l’expérience a ainsi deux aspects : d’une part, « une nouvelle sorte de liens sociaux, qui donne au groupement humains une structure dont la stabilité , la solidité et la flexibilité sont inconnues dans le monde animal » et d’autre part « un accroissement de l’efficacité des actions et une diversification des ressources également considérables ». Pour François Sigaut, ce qui fait la synthèse entre ces deux aspects, c’est « le plaisir de la réussite » c’est-à-dire « le plaisir, pour chaque membre, d’exister pour les autres, d’exister comme les autres et pas seulement comme objet, fût-ce comme objet d’affection ».  

Réfléchir en termes de « sens commun » nous fait toucher du doigt ce qui peut échapper à votre vigilance lorsqu’on parle de culture. D’ailleurs, qui serait prétentieux au point de vouloir procéder à l’audit du sens commun d’une entreprise ou de se prendre pour un ethnologue qui connaitrait plus Porter que Lévi-Strauss ?

Nous voyons ainsi avec ce déplacement conceptuel (de culture à sens commun) qu’une transformation réussie dans les organisations dépend moins d’un « audit de la culture » auquel on adjoindrait un hypothétique plan d’actions que la capacité à aider à verbaliser et à partager autant que possible des expériences constitutives du sens commun afin de travailler au maintien du « plaisir de la réussite » malgré les contingences du réel. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles je pense que la parole doit être réhabilitée dans les entreprises et les organisations en général et son maniement enseigné dans toute formation en management. En effet, dans des organisations désormais remplies d’images et d’outils, il ne faut pas perdre de vue, comme l’avait bien vu Jacques Ellul que « l’homme ne peut poser la question de la vérité et tenter d’y répondre que par la parole ». Les images et les outils « ne peuvent absolument pas transmettre quoi que ce soit de l’ordre de la vérité ». Elles ne peuvent saisir que des apparences et des formes.

La notion dite des « bullshit jobs » fut puissamment pensée par un français, bien avant David Graeber !

David Graeber, anthropologue américain disparu en 2020 est crédité de l’invention de la notion de bullshit job ou « job à la con ». Il a développé sa théorie dans un article de 2013 puis dans son fameux ouvrage de 2018. 

Vous serrez peut-être étonnés de savoir que Bernard Charbonneau (1910-1996) a théorisé ces fameux bullshit jobs 40 ans avant Graeber! 

Le sieur n’avait bien sûr pas l’aura de l’américain car il était même très peu connu en France voire inconnu. D’ailleurs, ses premiers livres notamment « Je fus » et « L’Etat », devenus plus tard des classiques dans les milieux autorisés, n’avaient trouvé aucun éditeur dans les années 50, 60. Dans un autre registre, cela me rappelle le refus d’Adidas de sponsoriser un jeune basketteur du nom de Michael Jordan au début de sa carrière, certains cadres de l’entreprise trouvant notamment l’athlète trop petit ! C’est un crime contre l’intuition donc l’esprit ! 

Précurseur de l’écologie politique, Bernard Charbonneau fut malgré son absence (relative) de notoriété, un très grand penseur et ami intime de Jacques Ellul qui disait d’ailleurs lui devoir tout ce qu’il savait! Ce n’est pas rien pour qui connaît l’œuvre de Jacques Ellul.

Ceux qui me lisent ont déjà rencontré Charbonneau dans mes articles ou dans mon dernier ouvrage (l’entreprise contre la connaissance du travail réel ? L’humain d’abord ou le syndrome du sacrifié en premier) car il faisait partie des auteurs d’expression française de la trempe d’un Robert Musil ou d’un Karl Kraus, ceux qui ont pratiqué une analyse micrologique sans concession des faits sociaux.

En 1975, Charbonneau théorisa ce qu’il nomma « l’emploi bidon », autrement dit « bullshit job » dans le patois du commerce mondial, oui cela ne s’invente pas ! D’ailleurs, il ironisait sur le plaisir qu’aurait les économistes qui « font des calculs de rentabilité sur tout », à calculer le « coût de ces emplois bidon, aussi ruineux pour l’économie que pour la nature ».  Pour lui, les emplois bidons et la destruction de l’environnement étaient intrinsèquement liés: une réflexion originale sur l’écologie bien avant le GIEC dans laquelle il égratigne au passage les croyances déjà en gestation ou bien affirmées de son époque (et du nôtre) : la « compétence », le « bonheur », « la valeur travail ». Comme le fera Graeber à la suite de son analyse, il proposa avant lui le revenu de base pour lutter contre les emplois bidons et in fine pour préserver l’environnement ! 

Pour en juger, voici l’extrait d’une chronique qu’il a rédigé pour le compte de La Gueule ouverte n° 51 en avril 1975, le fameux journal écologiste et politique fondé, en novembre 1972, par Pierre Fournier, journaliste à Charlie Hebdo. Il y développe sa pensée sur les emplois bidons, édifiant ! 

« Chaque fois que les petits rigolos qui défendent la nature s’opposent à quelque belle opération de développement, telle qu’autostrade, champ de tir, centrale ou marina nucléaire, c’est finalement à cet argument répliqué qu’ils se heurtent, et il ne leur reste plus qu’à fuir sous les huées du public. La rentabilité, la Production, l’Indépendance nationale c’est déjà du solide mais l’Emploi ! Car il ne s’agit plus seulement de l’Économie ou de la Politique mais des hommes, et sans emploi on n’en est plus un. C’est la vérité que nul ne discute, pas plus le public que le monsieur compétent et compétitif qui travaille à son bonheur…

Pourquoi cette obsession de l’emploi ? Ne serait-elle pas le signe d’une incapacité à en fournir ? Car souvent le mot et le mythe prospèrent là où la réalité se dérobe. En effet le Développement ne peut assurer l’emploi qu’en se développant encore plus, tel le clebs qui court après sa queue. Ceci d’autant plus qu’il accumule en même temps la masse humaine. Il prétend le faire en développant des industries de pointe qui exigent de moins en moins d’emploi parce que de plus en plus concentrées et automatisées, ce travail répétitif et abstrait pouvant tôt ou tard être exécuté par des mécaniques ; le travailleur n’étant plus qu’un chômeur virtuel ou moral. Or l’industrie tend à envahir l’agriculture qui fournit, aujourd’hui encore, une grande partie de l’emploi. Que faire de la masse des paysans chassés par le Marché, la Chimie et la Mécanique ? Peut-il y avoir une solution au problème de l’emploi sans l’emploi agricole qu’exigent la production de nourritures dignes de ce nom et l’entretien d’une terre habitable parce que respectée de ses habitants ?

 Ce vide engendré par le système industriel, celui-ci ne peut le remplir qu’en cultivant l’emploi bidon. Pour mettre fin au chômage des jeunes il prolonge indéfiniment la scolarité, ersatz de prolongation du service militaire ; et il maintient ainsi indéfiniment la jeunesse dans une prison sans barreaux où elle s’emmerde parce qu’elle ne voit pas le sens de ce qu’on lui apprend. Mais il y a aussi la formation professionnelle, qui peut durer au-delà de la trentaine pour le futur cadre ou chômeur intellectuel. Par ailleurs, l’emploi bidon prend la forme du « secteur tertiaire ». Il y a la bureaucratie publique ou privée qui peut indéfiniment s’inventer des emplois puisqu’ils ne servent à rien. Il y a les bureaux d’études qui programment des trous dans les fiches, ou d’autres dans la terre qu’il faut boucher ensuite. Il y a les études de marché, les enquêtes, la publicité, qui font pousser ces tours géantes qui cancérisent le tissu urbain, où, à défaut d’habiter, huit heures par jour l’on s’emploie. Sauf pendant le week-end où l’on va au ski, ce qui fournit des emplois. Car il y a également les diverses industries ou commerces du loisir, qui ne produisent rien que du vent (souffle vivifiant ou empesté selon leur qualité). Ah, j’allais oublier cette vieille industrie du loisir, sans arrêt modernisée, l’art militaire, lui aussi gros consommateur de machines volantes, organisateur de superbes fiestas pour idiots du village, etc., etc. Pour ce qui est de l’emploi utile, paysan, réparateur ou postier, n’espérez rien du système, mais pour l’emploi bidon coûteux et destructeur, comptez sur lui. Puisque, paraît-il, on fait des calculs de rentabilité sur tout, les économistes pourraient s’amuser à établir le coût de ces emplois bidon, aussi ruineux pour l’économie que pour la nature.

Mais on n’y échappe pas, à mon tour me voici au pied du mur : « Que préconisez-vous pour assurer l’emploi ? » En tout cas on n’a pas de mal à imaginer mieux que le système actuel, le pire. Il n’y a probablement pas de solution au problème de l’emploi sans le rétablissement, sous des formes anciennes et nouvelles, d’une agriculture et d’un artisanat local ; le seul intérêt de l’industrie mécanisée étant de nous permettre d’échapper à la corvée, autrement insupportable ou idiote qu’elle nous impose. Il faudra bien qu’un jour la société industrielle se résigne à payer les gens à ne rien faire, pour leur permettre par ailleurs de faire ce qui pour eux a un sens, donc un agrément. Pourquoi, au lieu de faire peser toute la malédiction de la non-activité sur une caste maudite de chômeurs auxquels on verse une allocation de chômage, pourquoi ne pas la verser à l’ensemble de la population nécessiteuse sous forme d’un minimum vital, qui lui permettrait de vivre par ailleurs de ses travaux de jardinage ou de bricolage ? Cet argent, elle l’aurait mérité en remplissant la corvée d’un service social, en faisant un certain temps de travail con en usine ou en bureau. Ainsi, au lieu d’envahir inutilement notre vie sous prétexte d’assurer l’emploi, l’industrie et la technique auraient pour raison d’être le désemploi : la liberté. Contenues dans un ghetto bien défini, sans faire de la vie une énorme machine dressée sur des ruines, elles pourraient être perfectionnées, devenir encore plus efficaces parce que plus concentrées et plus abstraites, donc cantonnées dans un domaine de plus en plus réduit. Peut-être faudrait-il étendre ce genre de distinguo à la science elle-même, en lui interdisant de tout envahir afin de laisser sa place à la connaissance personnelle et populaire. Sinon allez vous faire foutre, et farcissez-vous le cube d’acier et de béton dans le pourrissoir à perte de vue ».

  • L’intégralité de l’article de Bernard Charbonneau sur les emplois bidons est ici :

Un grand merci au site La Grande Mue – Un site dédié à la pensée de Bernard Charbonneau (1910-1996). (wordpress.com) pour la préservation de la mémoire d’un grand penseur.

L’entreprise contre la connaissance du travail réel ? : « l’humain d’abord » ou le syndrome du sacrifié en premier.

L’ouvrage est dorénavant disponible sur le site de l’éditeur, sur Amazon, à la Fnac, sur Cultura… et dans toutes les librairies de proximité.


L’Harmattan 

L’ENTREPRISE CONTRE LA CONNAISSANCE DU TRAVAIL RÉEL ? – « L’humain d’abord » ou le syndrome du sacrifié en premier, Ibrahima Fall – livre, ebook, epub (editions-harmattan.fr)

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 L’entreprise contre la connaissance du travail réel ? « L’humain d’abord » ou le syndrome du sacrifié en premier – broché – Ibrahima Fall – Achat Livre | fnac

Sortie de mon livre « L’entreprise contre la connaissance du travail réel ? : « l’humain d’abord » ou le syndrome du sacrifié en premier ».

J’ai le plaisir de vous annoncer la parution de mon ouvrage intitulé :
 
L’entreprise contre la connaissance du travail réel ? : « l’humain d’abord » ou le syndrome du sacrifié en premier.
 
Ce livre est le résultat d’une réflexion chemin faisant par le truchement d’articles et autres prises de parole de quelqu’un ayant la chance d’avoir une expérience plurielle : chercheur en management, créateur d’entreprises, salarié de grandes entreprises, consultant en management.
 
Au fur et à mesure de ce long voyage de plusieurs années qui m’a permis de confronter les perspectives (théorie et pratique, grande et petite entreprise, public et privé, opérationnel et consultant etc..), il m’a semblé évident que le management bien que décrié car trop souvent médiocre n’est que l’arbre qui cache une certaine crise de la connaissance dans les organisations. En effet, alors que les entreprises et les organisations en général doivent faire face comme jamais à des enjeux de civilisation (enjeux politiques, technologiques, écologiques, sociaux, sociétaux…, si toutefois une telle distinction est encore possible dans notre modernité), nous y constatons de plus en plus un effondrement de la pensée du travail qui ne permet pas à ces dernières d’être pleinement et concrètement à la hauteur de ces défis malgré une force technologique sans précédent.

Ce livre n’est donc surtout pas un livre de recettes (inutile voire nocif, hélas, il y en a beaucoup sur le management) ni un livre de méthodes (le monde vivant n’est pas réductible à une méthode). C’est un ouvrage qui, d’une part, donne à voir le travail tel qu’il est dé-pensé dans de nombreuses organisations avec un management paresseux porté à bout de bras par des marchands de sommeil conceptuel ; d’autre part, il dessine, à destination de tous ceux engagés dans l’action dans et pour les organisations (opérateurs, managers, dirigeants, consultants en management, chercheurs en management…) des canevas pour re-penser le travail, les dynamiques de transformation et de changement qui en donnent le rythme, sans idéalisme naïf mais en remettant dans le jeu tout ce qui, malencontreusement (ou pas), a été mis hors-jeu.
 

L’ouvrage est dorénavant disponible sur le site de l’éditeur, sur Amazon, à la Fnac, sur Cultura… et dans toutes les librairies de proximité.
L’Harmattan L’ENTREPRISE CONTRE LA CONNAISSANCE DU TRAVAIL RÉEL ? – « L’humain d’abord » ou le syndrome du sacrifié en premier, Ibrahima Fall – livre, ebook, epub (editions-harmattan.fr)
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Pourquoi Aristote n’est sans doute pas étranger aux maux actuels du management ?

Concernant les actions qui engagent le corps notamment le travail, nous vivons sous un régime dont Aristote fut un des premiers théoriciens. Ce dernier a élaboré un distinguo fondamental entre ce qu’il appelle la poièsis et la praxis. La praxis (la « pratique ») n’aurait d’autre fin que le perfectionnement de l’agent. Quant à la poièsis (la « production »), elle aurait pour finalité une œuvre extérieure à l’agent notamment la production de biens et/ou de services. Concernant la poièsis, l’agent ne serait rien, l’œuvre extérieure serait tout.

Une telle dichotomie a eu et continue d’avoir des implications concrètes dans la société, en voici quelques exemples :

Le dualisme travail-créateur et travail-corvée : du moment où poiesis et praxis sont distinguées de manière dichotomique, les implications sociales et concrètes ne se font pas attendre. Il y aurait d’une part le travail noble, qui ne vise que son propre exercice (une fin en soi), qui grandit son homme et le travail avilissant, la corvée (une activité professionnelle selon Dewey, définie unilatéralement, par des contraintes extérieures), un mal nécessaire, réservé jadis aux classes inférieures. D’ailleurs comme le note Dewey*, il fut un temps, médecin et chirurgien n’avaient pas plus de prestige que valet et barbier. Pour l’anecdote, en France, jusqu’au 16ème siècle, les barbiers pouvaient être chirurgiens, on parlait alors de barbiers-chirurgiens, ces derniers avaient moins de prestige que les médecins qui ne faisaient que des consultations.

De nos jours, nous pourrions dire que le travail-créateur concernerait à quelques exceptions près, ceux qui ont fait de leur passion un travail. Ce parti pris dualiste du travail sous-tend, concernant le travail-corvée, une conception essentiellement étriquée de l’activité, laquelle sera portée à son firmament par l’organisation scientifique du travail.

L’organisation scientifique du travail comme Ultima Thulé du travail-corvée : Du moment où le travail-corvée se résume à la dimension technique de l’activité (donc une activité sans « Homme »), on peut en optimiser le rendement en séparant conception et exécution, en considérant les acteurs non plus comme des êtres sensitifs et sociaux mais comme des ressources et gérées comme telles. Dès lors, le plaisir dans le travail-corvée désormais entravé voire quasi impossible, les compensations sont à chercher dans le salaire, les congés payés et dans toute autre gratification extérieure au travail. Il n’est donc pas étonnant que le management moderne formalisé par des ingénieurs (Taylor et Fayol notamment) ait été la résultante de cette conception étriquée du travail et de l’homme au travail. On peut donc faire l’hypothèse que l’homme vu simplement comme une « ressource humaine » ainsi que les maux du management découlant d’une telle fiction soient une conséquence symbolique du dualisme praxis vs poièsis qui a essaimé dans les représentations que nous avons du travail.

L’institutionnalisation du déni du travail réel: la dichotomie aristotélicienne entre la poièsis et la praxis entérine un déni du travail réel par l’amputation délibérée de l’homme au travail d’une partie de lui-même. Les sciences du travail nous apprennent pourtant que le travail est à la croisée de trois mondes : le monde objectif, le monde subjectif et le monde social. Réduire la poièsis à sa dimension instrumentale, c’est ainsi nier le rapport entre l’homme et son œuvre et entre l’homme et les autres. Toute action est action sur soi, action avec les autres, sur les autres et pour les autres. En effet, il n’y a pas de travail bien fait (Veblen va jusqu’à penser qu’il s’agit d’un instinct : « l’instinct du travail bien fait »), s’il n’y a pas une identification de l’homme à son œuvre, si ce dernier n’est pas capable de mettre du sien dans l’œuvre et dans le collectif. L’autonomie et la responsabilité doivent donc être recherchées non pas combattues, ce qui est souvent le cas aujourd’hui avec un management de plus en plus coercitif malgré l’humanisme verbal. Il est fort juste de dire comme Paul Valéry que l’augmentation des contrôles a pour effet la « dégénérescence du goût de la responsabilité ». Une telle déresponsabilisation transforme tout travail en labeur donc en corvée.

Il va sans dire qu’aujourd’hui, réformer le travail et le management, c’est dépasser la dichotomie travail-créateur vs travail-corvée. Nous avons construit le régime actuel du travail par le truchement de ce dualisme dont les conséquences sont loin d’être neutres pour nos sociétés. La mise en œuvre opérationnelle de cette vision dualiste du travail n’est certainement pas étrangère à l’accroissement de nos performances industrielles et commerciales, elle est indéniablement aussi le lit de Procuste de l’aménité, de la coopération et de la démocratie dans les relations sociales car travailler ce n’est pas juste produire, c’est aussi une certaine conception du vivre ensemble. Nous avons de fait sous-estimé la centralité du travail et donc les effets éducatifs du travail sur l’homme et sur la société en général comme le remarque Dewey* : c’est « une erreur historique » d’avoir pensé que l’école seule forge les habitudes et donc le caractère.

Le travail qui occupe la plus grande partie de notre vie, forge aussi le caractère et impacte positivement ou négativement la vie en société. C’est pourquoi la coopération dans le travail n’a pas juste pour finalité la performance soutenable de l’entreprise et la préservation de la santé des travailleurs, elle est aussi la brique nécessaire pour une société qui veut tendre vers une démocratie moins fantasmée et plus réelle. Il faut certainement être naïf pour penser qu’on peut, dans le travail, être indifférent à la vérité, à la souffrance d’autrui, aux arguments des autres, à la bienséance et en être sensible en société. Nous ne pouvons pas construire une société libre avec des moyens d’esclaves disait si justement Jacques Ellul. Il y a de fait une antinomique entre les aspirations démocratiques des nations et le féodalisme managérial.

*(cf. Emmanuel Renault : Le travail et ses problèmes. Biologie, sociologie et politique chez John Dewey, Editions Vrin)

Article dans le magazine « Stratégies »

DES SOFT SKILLS DE PLUS EN PLUS CONTESTÉES

06/12/2022 – par Murielle Wolski

Portées aux nues depuis plusieurs années, les soft skills sont de plus en plus souvent sujettes aux critiques. Simple mise en perspective ? Ou remise en question d’une approche managériale ?

Intitulée « Le délire collectif des soft skills », la vidéo d’Ibrahima Fall, docteur en gestion, a fait un tabac. « D’ordinaire, les interviews tournent autour des 20 000 à 25 000 vues, explique Priscilla Dusart, manager de la communication de Xerfi, institut d’études privé. En moins de trois semaines, il en a fait 42 500. » Serait-ce le premier signe du lézardage d’un discours bien rodé derrière lequel toutes les entreprises s’engouffrent tête baissée, sans plus de réflexion ?  Que sont les soft skills, selon Ibrahima Fall ? « Une bouée de sauvetage, répond-il. Le management a pour ambition d’aider les entreprises à maîtriser l’incertitude. Et les compétences…….

Soft skills : l’impasse logique et épistémique des marchands de sommeil conceptuel

Beaucoup de choses sont dites sur les soft skills.

Essayons donc de « nettoyer la situation verbale »:

Si par hard skill nous entendons toute compétence directement liée au métier ou à la maîtrise d’un objet technique nécessaire au métier et les soft skill toutes les compétences non liées directement au métier et à la maîtrise des objets techniques du métier, dans la vraie vie, faire le distinguo entre la « soft skill » et le « hard skill » est une vue de l’esprit.

La « soft skill » n’existe qu’à partir du hard skill et vice versa. Si la communication est une soft skill, bien communiquer, c’est toujours communiquer sur quelque chose. Bien communiquer ne suffit pas pour communiquer correctement sur un sujet.
Il n’y a donc pas de différence radicale, dichotomique, entre les dites « soft-skills » et les « hard skills » mais une continuité donc difficile de distinguer ce qui relève des soft-skills et ce qui relève des hard skills.

Par ailleurs, ce qui est considéré comme une « soft skill » pour un métier donné peut être un hard skill pour un autre métier. Partant de la logique « soft skilliste », on peut dire que la communication est un hard skill pour un journaliste et une soft skill pour un cordonnier ou un menuisier. Dans ce cas, ceux qui vendent des « soft skills » sont de fait des vendeurs de « hard skills » ? Cela ne me semble pas être très sensé.

L’approche solutionniste des soft skills est une impasse logique et épistémique sans même que les dynamiques sociales aient été mises dans l’équation.

La responsabilité devant le langage : responsabilité oubliée qui détermine pourtant toutes les autres formes de responsabilités (sociale, environnementale…)

Dans un article précédent, j’ai essayé de montrer les raisons qui font que l’enjambeur est devenu un personnage central dans les organisations de par sa capacité à faire fi du réel, des connaissances minimales sur l’Homme et l’action collective, ce qui, dès lors, permet d’accréditer les pires sottises au grand dam des faits, de transformer l’insignifiance en nécessité absolue et la nécessité en gausserie.

L’instrument clé de l’enjambeur, c’est la phraséologie c’est-à-dire la langue de la « déconnance » (traduction de bullshit par Jacques Bouveresse) : la langue de l’indifférence à la vérité, indifférence pire que le mensonge comme l’avait montré Harry Frankfurt dans son ouvrage « On bullshit ».

Au-delà de la novlangue : la phraséologie

Faite de clichés, remplie d’images, la phraséologie a été finement théorisée par Karl Kraus, écrivain et satiriste autrichien. Ersatz de langue (Kraus distingue d’ailleurs la langue de la phraséologie), autoporteuse, clinique, paresseuse, la phraséologie ne laisse aucune chance à la capacité de penser donc à la complexité du réel. Elle supplante la novlangue managériale dans l’abstrait et l’abscons. En effet, tandis que la novlangue s’illustre par des euphémisations et des paraboles pour faire infuser un système de valeurs et des références afin de contrôler les consciences, la phraséologie managériale arrive en terrain conquis, les valeurs sont déjà intégrées et même professées, elle s’attelle donc à ne rien dire tout en disant quelque chose. Elle est faite, d’une succession de mots sans concepts établis sérieusement voire sans concepts du tout, qui finissent par ne poser de problèmes à personne : « embaucher des personnalités », « piloter la transformation des organisations », « mettre en œuvre le « travail hybride »… L’objectif de la phraséologie managériale est de consolider un double du réel déjà présent dans les esprits et dans les cœurs. Elle est l’instrument de la logistique du dernier kilomètre d’attention… à dérober.

La phraséologie est devenue, depuis de nombreuses années plus que la « langue » du management, elle est devenue le management (en tout cas sa branche mainstream) par le truchement de deux inducteurs : la simplification de l’Homme et du social et l’importation aveugle et partielle de concepts et de théories venant de diverses sciences.

  • La simplification de l’Homme et du social

La simplification de l’Homme consiste à réduire l’humain et le social à leurs parts calculables et assujetissables à des indicateurs, à faire fi de toute singularité possible et à gommer les exceptions. Dans le pays idyllique d’un tel management, le réel, c’est le visible, le social, c’est un ensemble d’agents. Dès lors, ce qu’on ne peut pas comprendre par des chiffres ou à cause d’une non répétition, n’existe pas. Une telle absurdité, c’est ce que postule, en filigrane, le management mainstream qui ne prend au sérieux que les apparences au grand dam du sujet pensant et agissant, intégré dans un système de relations c’est à dire de pouvoirs. Cette réduction de l’Homme à sa dimension objectivable n’est pas illogique car elle est nécessaire pour le traiter en « ressource » humaine. Il s’agit, ni plus ni moins, d’une vaine tentative de programmation de l’Homme alors que la conduite rationnelle de ce dernier est difficilement programmable car elle est toujours un amalgame de différentes formes de rationalités (la rationalité instrumentale n’est qu’une des formes possibles de rationalités). Qui plus est, l’anomal n’est jamais une perturbation ou un bruit mais une ode à ce qui fait l’Homme : sa singularité

  • L’importation aveugle et partielle de concepts et de théories venant de diverses sciences

Pour compenser les « pertes » du sujet simplifié et transformé en ressource (humaine), d’une part, on importe opportunément toute théorie et tout concept provenant d’autres sciences (anthropologie, psychologie, physique, mécanique…) sans en assumer la complétude, les conditions de possibilité, le sens circonscrit et d’autre part, on s’adonne à la généralisation hyperbolique de résultats fragmentaires. L’importation du concept de culture en entreprise en est une bonne illustration. La culture est un objet fondamental pour les anthropologues et les ethnologues (et bien d’autres spécialistes) qui mettent des dizaines d’années à comprendre partiellement une culture. Importée dans le management mainstream donc en entreprise, aucune précaution d’usage n’est alors nécessaire, on y parlera désormais de « plan de transformation de la culture de l’entreprise », de « pilotage de la culture de l’entreprise » comme si cette dernière était un objet de gestion facilement identifiable, modélisable à souhait et perméable à tous les traitements. Idem pour les mesures/indicateurs, les statisticiens savent les utiliser avec précaution car comme le stipule la loi de Goodhart que tout bon statisticien connaît, une mesure qui devient un objectif, cesse d’être une bonne mesure. En entreprise, les mesures deviennent vite des objectifs qu’il faut piloter, ce qui non seulement n’a aucun sens mais conditionne les esprits pour qui la carte devient le territoire avec toutes les manipulations et fraudes à la clé : il est beaucoup plus facile de manipuler la carte que le territoire.

Le management-phraséologie

Dans cette entreprise de construction de l’Homme actionnable par la simplification et l’importation de résultats partiels décontextualisés, la phraséologie devient le management c’est à dire le ciment nécessaire pour agir dans le sens souhaité tout en façonnant les esprits comme l’hypnotiseur qui avec ses tours nous détache de la réalité pour nous faire accepter ses ordres, nous transformant ainsi en comédien d’un spectacle dont on n’a pas lu le scénario. Comme Valery, je pense qu’il y a « quelque chose pire que l’absence de définitions et de noms exacts, c’est l’apparence de définitions et de noms exacts ». A la différence de l’hypnotiseur qui, à la fin de son tour, vous « réveille », la phraséologie agit comme un cancer de l’esprit car le retour en arrière est difficile pour l’esprit contaminé. Elle façonne un type d’homme prêt à enjamber le réel car comme nous l’apprend Emmanuel Mounier, à force d’ignorer, on oublie, à force d’oublier, on nie. La phraséologie, comme l’avait vu Kraus est un meurtrier de l’imagination. Elle est donc tout sauf neutre car elle transforme les Hommes en choses et les choses en Hommes en paralysant complètement l’imagination qui, dans un environnement de plus en plus complexe, demeure l’assurance vie suprême de toute organisation.

Un monde insensible au vrai et à la souffrance d’autrui

Ce qui tue l’imagination, tue l’avenir des organisations nonobstant les discours (marketing) actuels sur « l’intelligence collective ». Il n’y a pas d’intelligence collective, d’intelligence supra-individuelle devons-nous dire pour être rigoureux, dans les entreprises où règne en maître la phraséologie car comme le note François Daniellou, « les mots et les concepts qu’il est possible d’utiliser dans une entreprise, dans un milieu, à un moment donné, constituent aussi une injonction sur les formes de pensée ». On devient l’homme de son uniforme disait Napoléon, nous savons, au moins depuis Kraus, qu’on devient l’homme de sa phraséologie car cette dernière oriente à la fois les pensées et les sentiments. Klemperer l’explique brillamment dans son grand ouvrage sur la langue du 3ème Reich, la langue dit-il « régit tout mon être moral d’autant plus naturellement que je m’en remets inconsciemment à elle…Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelques temps l’effet toxique se fait sentir. Si quelqu’un, au lieu « d’héroïque et vertueux », dit pendant assez longtemps « fanatique », il finira par croire vraiment qu’un fanatique est un héros vertueux et que, sans fanatisme, on ne peut pas être un héros ». Parler et penser sont un, disait Kraus, ainsi, l’absence totale de respect pour le langage s’accompagne d’une absence de respect aussi complète pour l’être humain lui- même (Bouveresse).

Le monde du travail, fenêtre sur la société

Croyant comme d’autres en la centralité du travail c’est-à-dire au rôle éminemment important des entreprises et des organisations pour notre destin comme civilisation, je pense que lorsque le réel est enjambé grâce à la phraséologie, ce que Kraus avait redouté advient inexorablement : des hommes désensibilisés à la réalité (ou du moins ce qui ne les touche pas concrètement) par le récit, avec une insensibilité au vrai comme valeur (Engel et Mulligan).

Dès lors, nous construisons une humanité (composée d’enjambés et d’enjambeurs) qui comme le dit Kraus « ne sent rien jusqu’à ce que l’on touche à sa propre peau, ne perçoit dans la règle que l’exception, ne reconnaît son semblable que sous le concept de son personnage principal, ne réagit à la perte de son voisin que comme aux fluctuations de la chance et de la malchance, et se fait l’effet d’être déjà altruiste quand elle ne tire pas un profit usurier de la misère… ». Nous sommes tous témoins de cela dans les organisations. La duplicité, l’égoïsme, le fayotage, la morale de circonstance, la violence symbolique y sont souvent la norme. Qu’on ne s’étonne donc pas, comme l’avait vu Kraus, que le mélange entre « la toute-puissance du manque de caractère » produite ou induite par la phraséologie « en liaison avec une volonté crapuleuse », produit toujours des calamités. La phraséologie managériale qui arme la guerre économique (comme la guerre tout court, avec la presse, ce qui fut le grand combat de Kraus), transforme aussi l’encre en larmes si ce n’est pas en sang (comme dans toute guerre) avec l’augmentation des maux du travail qui peuvent aller jusqu’au suicide.

La nécessité d’un « nettoyage de la situation verbale » (Valéry) avant toute mise en œuvre d’un engagement

C’est donc une évidence de dire que toute réforme des entreprises et du management passera par une lutte acharnée contre la phraséologie si vous voulons avoir les armes adéquates pour faire face aux enjeux d’une entreprise intégrée dans un écosystème de plus en plus complexe, qui a beaucoup promis à la société (responsable sociale et environnementale notamment) et peu donné pour l’instant. En effet, il n’y a pas de responsabilité sociale et environnementale sans responsabilité devant le langage, la première des responsabilités car elle définit toutes les autres : on ne construit rien de concret et de soutenable sur la fausseté car la responsabilité nécessite toujours de penser sans fard le réel, penser c’est parler disait Kraus.

La lutte contre la phraséologie mérite autant d’engagement que la lutte contre les discriminations, à une différence près : la phraséologie est devenue, dans beaucoup d’entreprises, normale comme l’air qu’on respire car la doxa managériale est devenue une religion. Cependant nous savons avec Valéry que « la foi n’est pas compatible avec la description et la définition précise des choses auxquelles elle ne s’applique ni des formes réelles qu’elle peut prendre ». La tâche sera donc âpre.

Nous pourrons néanmoins nous adosser sur les épaules de Karl Kraus (et bien d’autres), peu connu d’une littérature managériale stérilement féconde mais qui inspira à Adorno, l’un des principaux représentants de l’Ecole de Francfort, cet hommage mémorable : « la non science, l’anti-science de Kraus surpasse la science ». Les chercheurs, consultants et praticiens en management qui veulent s’atteler à la diplomatie des disciplines que j’appelle de mes vœux pour sortir de l’enjambage du réel, gagneraient à étudier son œuvre qui est plus que d’actualité lorsque nous avons à démonter les ressorts de la phraséologie devenue le ciment d’une culture organisationnelle assise sur un « surprenant mélange de sensibilité aux détails et d’insouciance devant l’ensemble » comme l’avait si bien remarqué Musil. En attendant d’organiser la lutte contre cette « catastrophe de la mise en phrases » devenue la norme, « tout homme qui parle doit être arrêté. Il est en état de vagabondage linguistique » (Charbonneau)