La triple difficulté du management

Le management est une étrange production de l’esprit car étonnamment, plus on l’étudie, moins il se fait saisir par des outils ou des recettes c’est-à-dire par des décisions préalablement pensées.

La raison de cette étrangeté est à chercher au moins dans trois causes :

  • Plus vous faites du management une spécialisation scientifique, plus vous perdez de vue le sens du tout c’est-à-dire la nécessaire conjonction dans l’action collective du monde physique, du monde subjectif et du monde social. Cependant, sortir d’une telle spécialisation, c’est souvent sortir d’une certaine conception de la science.
  • Plus le management est circonscrit à des techniques, plus on ignore le fonctionnement des êtres humains qui ne sont pas réductibles à des influx techniques. Ainsi, plus on ignore le fonctionnement des êtres humains, plus on s’éloigne d’un management qui permet aux femmes et aux hommes de mieux vivre.
  • Enfin, contrairement aux analogies dont raffolent les penseurs en management, l’organisation n’est ni une machine, les êtres vivants sont concrets dès le début pour reprendre l’expression de Simondon, ni un organisme dont la finalité est dans l’organisme même comme l’avait bien vu Canguilhem. Nos fameuses béquilles mentales (machine, organisme) ne nous apportent pas une aide fondamentale face au réel du travail. 

Le management est donc difficile à pratiquer et à fortiori difficile à enseigner car il n’est pas réductible à un mode d’emploi c’est-à-dire la mise en exécution de simples compétences ou de simples techniques. Ces dernières sont bien sûr nécessaires, mais pour être utilisées à bon escient, elles doivent se fonder sur « l’implexe » c’est-à-dire ce que Paul Valéry appelle la capacité à produire de manière spontanée de la sensibilité (émotions, idées, souvenirs, images, sensations…) : face à une situation donnée, tout ce qui vient à la conscience sans avoir été appelé.

Le management que je considère comme une œuvre de l’esprit se matérialisant dans le réel du travail ressemble sur bon nombre de points à la poésie : on peut enseigner l’histoire de la poésie, les techniques des poètes, les types de poésies… Cependant difficile d’enseigner comment devenir un poète produisant de haute qualité. L’implexe ne se commande pas. On ne peut pas être sensible parce qu’on l’a décidé. C’est pourquoi, tout ce qui augmente l’imagination et la sensibilité augmente nos capacités à faire éclore un management qui permet de mieux vivre. Il va sans dire que la référentialisation du management et l’approche exclusive par les compétences sont des freins à l’expression de l’implexe.

Sortie de mon livre « L’entreprise contre la connaissance du travail réel ? : « l’humain d’abord » ou le syndrome du sacrifié en premier ».

J’ai le plaisir de vous annoncer la parution de mon ouvrage intitulé :
 
L’entreprise contre la connaissance du travail réel ? : « l’humain d’abord » ou le syndrome du sacrifié en premier.
 
Ce livre est le résultat d’une réflexion chemin faisant par le truchement d’articles et autres prises de parole de quelqu’un ayant la chance d’avoir une expérience plurielle : chercheur en management, créateur d’entreprises, salarié de grandes entreprises, consultant en management.
 
Au fur et à mesure de ce long voyage de plusieurs années qui m’a permis de confronter les perspectives (théorie et pratique, grande et petite entreprise, public et privé, opérationnel et consultant etc..), il m’a semblé évident que le management bien que décrié car trop souvent médiocre n’est que l’arbre qui cache une certaine crise de la connaissance dans les organisations. En effet, alors que les entreprises et les organisations en général doivent faire face comme jamais à des enjeux de civilisation (enjeux politiques, technologiques, écologiques, sociaux, sociétaux…, si toutefois une telle distinction est encore possible dans notre modernité), nous y constatons de plus en plus un effondrement de la pensée du travail qui ne permet pas à ces dernières d’être pleinement et concrètement à la hauteur de ces défis malgré une force technologique sans précédent.

Ce livre n’est donc surtout pas un livre de recettes (inutile voire nocif, hélas, il y en a beaucoup sur le management) ni un livre de méthodes (le monde vivant n’est pas réductible à une méthode). C’est un ouvrage qui, d’une part, donne à voir le travail tel qu’il est dé-pensé dans de nombreuses organisations avec un management paresseux porté à bout de bras par des marchands de sommeil conceptuel ; d’autre part, il dessine, à destination de tous ceux engagés dans l’action dans et pour les organisations (opérateurs, managers, dirigeants, consultants en management, chercheurs en management…) des canevas pour re-penser le travail, les dynamiques de transformation et de changement qui en donnent le rythme, sans idéalisme naïf mais en remettant dans le jeu tout ce qui, malencontreusement (ou pas), a été mis hors-jeu.
 

L’ouvrage est dorénavant disponible sur le site de l’éditeur, sur Amazon, à la Fnac, sur Cultura… et dans toutes les librairies de proximité.
L’Harmattan L’ENTREPRISE CONTRE LA CONNAISSANCE DU TRAVAIL RÉEL ? – « L’humain d’abord » ou le syndrome du sacrifié en premier, Ibrahima Fall – livre, ebook, epub (editions-harmattan.fr)
AMAZON L’entreprise contre la connaissance du travail réel ?: L’humain d’abord » ou le syndrome du sacrifié en premier » : Fall, Ibrahima: Amazon.fr: Livres

FNAC L’entreprise contre la connaissance du travail réel ? « L’humain d’abord » ou le syndrome du sacrifié en premier – broché – Ibrahima Fall – Achat Livre | fnac

La micrologie des faits managériaux : enseigner, pratiquer et réformer le management par le réel, au-delà des mots et des modes

Avec la crise du management, au-delà des constats que beaucoup peuvent partager, il faut agir. L’action se heurte néanmoins à un obstacle de taille : la « force intrinsèque des idées vraies » est certes nécessaire pour passer à l’action mais elle n’est pas suffisante. Toute action de transformation du réel dans et en dehors des organisations se heurte aux stratégies des acteurs qui découlent des contraintes et des ressources qui façonnent leur rapport au réel. D’ailleurs Freud pointait déjà la faiblesse de l’intellect, de la raison par rapport à la force des instincts.

Je ne crois donc pas à un « autre management » qui serait le produit d’un « alter management » comme ensemble de pratiques organisées en système malgré les formations en « alter management » qui voient le jour. Les mêmes causes produisent les mêmes effets : penser le management comme un système, c’est inexorablement dériver vers un système de prescriptions qui ne peut contenir le réel (et c’est un euphémisme). Ce qui, volens nolens, aboutit à des dogmes, des clichés et des slogans qui sont in fine contreproductifs.

Comme le disent certains philosophes et historiens au sujet de l’histoire, je pense que le management qui ne dupe pas son monde ne se joue pas au centre (avec des théories générales) mais à la périphérie (au contact du travail réel). Pour le dire autrement, ce ne sont pas les grandes théories qui donnent le la en matière d’action collective ; les petites théories de la vie ordinaire dans les organisations sont d’une importance fondamentale. Je suis d’accord avec Bernard Charbonneau lorsqu’il dit que l’accent mis sur le tout l’est forcément aux dépens des parties. Cela s’applique aussi au management : l’accent mis sur les grandes philosophies gestionnaires, les grandes théories, l’est au dépens des « détails », des « exceptions » qui fondent le vécu des individus et donc leurs actions et du sens qu’ils donnent à ces actions.

C’est pourquoi, pour favoriser l’action en faveur d’un management « qui permet de mieux vivre », les « détails » managériaux doivent être pris au sérieux. En effet, comme l’avait bien vu Paul Valéry, « les petits faits inexpliqués contiennent toujours de quoi renverser toutes les explications des grands faits ». C’est pour cette raison que je pense qu’une micrologie des faits managériaux devrait être au centre des enseignements dans les formations en management. J’entends par fait managérial, toute action ordinaire dans une situation de travail qui implique des femmes et des hommes concourant à la production de biens et/ou de services. La micrologie des faits managériaux est ainsi une analyse des détails constitutifs des faits managériaux des situations de travail.  Ces détails concourent, d’une part, au sens que peuvent donner les acteurs aux situations de travail et, d’autre part, façonnent les impacts et les types d’impact des actions sur l’ensemble des parties prenantes y compris sur l’écosystème dans son ensemble.

La micrologie des faits managériaux repose sur des connaissances dont une grande partie n’est pas issue des sciences de gestion mais sans laquelle toute tentative de compréhension des situations de travail ordinaires est vaine. Il s’agit de connaissances dans les domaines du langage, de l’histoire, de l’analyse de l’activité, de la logique, de l’épistémologie… qui permettent d’analyser et de comprendre les faits ordinaires du travail (dans les situations de travail) afin d’ébranler les certitudes et de nourrir la réflexivité nécessaire pour « obtenir le plus » en « sacrifiant le moins ».

Une telle micrologie des faits managériaux ne se décrète pas, elle doit reposer, dans les formations en management, sur un parcours pédagogique ordonné et permettant :

  • Une connaissance des différentes théories de l’action collective : co-activité, collaboration, coopération… Pour chacune de ces formes d’action collective, l’objectif sera d’en dessiner les contours, les enjeux, les limites, les conditions de possibilité et les illustrer avec des exemples concrets.
  • Une connaissance des enjeux du langage dans l’action collective, de l’analyse logique des propositions dans le discours, de l’analyse de l’activité pour comprendre l’intelligence pratique en œuvre dans la réalisation du travail et qui échappe aux prescriptions, …
  • De penser, d’agir et d’entretenir les collectifs en fonction du sens construit par le truchement des différentes théories de l’action collective et des connaissances sur le langage, sur l’activité, sur la logique etc…

La micrologie des faits managériaux est ainsi une application concrète, au plus près du terrain de la « diplomatie des disciplines » que j’appelle de mes vœux. Ce n’est donc ni une diplomatie « de salon » c’est-à-dire une diplomatie « Ferrero » ni la chimérique « hybridation des disciplines » qui est une impasse logique. C’est une diplomatie concrète qui s’éprouve dans les situations de travail, une diplomatie « du grimpeur » c’est-à-dire une mise en action de « l’esprit de grimpeur » dont parlait Musil : le grimpeur sait plus que n’importe qui d’autre, c’est une question de vie ou de mort, que « le pied le plus sûr est toujours aussi le plus bas placé ». Concernant le travail, partir des faits, c’est le point de départ de toute réflexion qui implique la destinée de femmes et d’hommes dans ce que la vie a de plus banal et d’ordinaire. D’ailleurs Chomsky ne s’y est pas trompé lorsqu’il dit que « les affaires du monde sont banales : rien dans les sciences sociales ou dans l’histoire ou dans je ne sais quoi n’est au-dessus des capacités intellectuelles d’un jeune de quinze ans. Il faut travailler un peu, lire un peu, réfléchir – rien de très profond. […] L’idée qu’il faut posséder des qualifications spéciales pour parler des affaires du monde n’est qu’une escroquerie de plus ». Le message central que fait passer Chomsky dans ces quelques lignes s’applique au management qui n’est qu’une « des affaires banales » mais fondamentales du monde.  Réformer le management nécessite donc de s’arc-bouter aux faits, aux détails qui constituent les faits, de « travailler un peu, lire un peu, réfléchir – rien de très profond » (notons que « travailler peu » pour Chomsky n’est pas « travailler peu » pour le commun des mortels). De tels conseils appliqués au management doivent se matérialiser dans les conditions de possibilité d’une micrologie des faits managériaux au plus près du terrain.

Pour ainsi dire, la réforme du management ne sera pas « télévisée » pour parler comme le romancier et poète Gilbert Scott-Heron, elle ne se fera pas dans les livres, dans les grands discours des sachants ni dans les « posts » plébiscités sur Linkedin mais dans le « terre-terre » du travail réel pour parler comme les argotiers d’aujourd’hui. Elle se fera par le biais d’acteurs (managers, consultants…) engagés dans la vie ordinaire des situations de travail, situations, par essence, diverses, complexes et difficilement modélisables. Pour parler comme Chomsky concernant la politique, il ne doit pas s’agir d’une nouvelle technique « pour faire croire à la population qu’elle ne sait rien, et qu’elle devrait rester en dehors de tout cela et laisser les types intelligents s’occuper de tout. Pour cela, il faut prétendre qu’il s’agit d’une sorte de discipline ésotérique et qu’il faut être docteur es quelque chose pour pouvoir en parler ». En politique comme en management, le concret des situations de vie ou de travail, ce sont de petites théories qui, a minima, complètent ou amendent les grandes théories.

La micrologie des faits managériaux a donc pour ambition de faire éclore un management « d’exception » dans le sens « musilien » du terme à savoir un management qui prend au sérieux les exceptions, le particulier c’est-à-dire ce qui ne se répète pas, qui pourtant existe mais échappe à tout pouvoir prescriptif et interroge les tensions donc l’efficacité d’une action collective. Un tel management « exceptionnel » ne peut advenir sans le souci du détail. Il ne s’agit pas, comme nous venons de le voir, d’un souci du détail pour le détail mais de la prise en compte de tout ce qui peut éclairer l’action collective au contact des contingences du réel.

C’est pour cette raison qu’il n’y aura pas de grand soir de la réforme du management mais simplement des veillées au plus près du travail réel grâce à la micrologie des faits managériaux.

Intelligence collective ou intelligence du collectif : le diable n’est pas que dans les détails

Le fameux « doute linguistique » dont parlait Karl Kraus est de mise lorsqu’il s’agit de parler d’intelligence collective dans le cadre du travail. En effet, cette dernière, dans l’air du temps depuis de nombreuses années, me semble être plus une figure de style qu’une réalité objective et ce, pour plusieurs raisons :

  • Si par intelligence nous entendons, sur des sujets divers et variés, la faculté permettant de comprendre, de concevoir, de raisonner (capacité à résoudre des problèmes (problem solving) mais surtout capacité à formuler des problèmes, à créer), seule une personne peut être intelligente car toute intelligence se fonde sur un esprit critique (« critique » dans le sens étymologique du terme c’est à dire la capacité à discerner) qui n’est présent que chez l’Homme pris dans sa singularité. En effet, comme le dit Monnerot, il n’existe pas d’esprit critique collectif. A l’instar de la liberté qui n’est que dans les sujets, jamais dans les mots comme l’a merveilleusement analysé Bernard Charbonneau (dans son essai sur la liberté intitulé « Je fus »), l’esprit critique ne peut qu’être individuel, jamais dans les circonstances ou dans les conditions extérieures.
  • Des individus dits intelligents qui travaillent ensemble ne forment pas une « intelligence collective » mais une concaténation d’intelligences multiples. Ces derniers sont, volens nolens, pris dans un système de relations et donc de pouvoirs avec la domination symbolique des uns sur les autres, les phénomènes de « contagion mentale » ou de conformisme par stratégie d’acteur. C’est donc un abus de langage que de parler d’une intelligence collective même si les acteurs sont intelligents.
  • Le collectif ne peut être fécond (production de meilleure qualité que la production de chacun prise séparément) que lorsque sa composition prend en compte la diversité des perceptions (cf. les travaux de Scott Page), les respecte et leur donne les conditions adéquates d’expression (bien que jamais parfaites) quelles que soient les qualités intrinsèques des uns et des autres. Un tel travail se fait par le truchement de ce qu’on appelle la coopération. La coopération, c’est la coordination des perceptions, des différences, des points de vue et donc des intelligences. Comme le mettent en exergue les cliniciens du travail entre autres, la coopération suppose la confiance et des accords autour des règles de travail et de vie. De fait, la coopération n’est pas une qualité individuelle mais un construit social extrêmement exigeant et fragile. Le degré de coopération et la qualité de cette dernière déterminent la qualité des résultats obtenus par le collectif. Par ailleurs, la coopération doit être entretenue car les conditions qui la sous-tendent sont de facto impactées par la vie du collectif (départs, arrivées de nouvelles personnes, conflits, apprentissage face à un problème nouveau etc.). Ainsi, lorsque le collectif existe et coopère, la qualité de la production n’est jamais linéaire. Difficile dans ces conditions de parler d’intelligence collective au sens stricto sensu.
  • Si la notion d’intelligence collective exprime une réalité, c’est bien celle du mythe du travail exact. Un tel mythe suppose la possibilité de faire émerger une intelligence supérieure permettant de répondre totalement à des problèmes totaux (attitude très héroïque voire prophétique). C’est une vue de l’esprit car même dans un régime de coopération, ce qui suppose de dépasser le stade de la coactivité et de la collaboration, celui-ci n’est jamais parfait et son résultat n’est jamais définitif, il y a toujours des « clauses » de revoyure du fait de l’indétermination de la vie à qui revient toujours le dernier mot.

Pour finir, on peut dire qu’il y a un certain paradoxe dans le fait que n’avons jamais autant parlé d’intelligence collective alors que les rapports de travail sont de plus en plus individualisés (le fameux traitantisme) au point de faire de la coopération une qualité intrinsèque des individus dans certains discours et écrits . L’intelligence collective ne serait-elle pas un des nombreux arbres qui cachent la foret du travail ? Une telle question est légitime. En effet, dans le travail, la condition sine qua non d’une intelligence transpersonnelle, c’est l’existence d’un collectif de travail (à noter que le travail collectif ne fait pas le collectif de travail), lequel ne se décrète pas et se réinterroge aussi souvent que nécessaire.

Si nous tenons toujours à accoler « intelligence » et « collectif », nous devons plus parler d’une intelligence du collectif que d’une intelligence collective. L’intelligence du collectif est toujours conditionnelle, précaire, et heureusement car c’est le dialogue raisonné avec le réel et avec les autres qui fait l’intérêt et le plaisir que nous pouvons trouver dans un travail. Toute l’intelligence, dans cette optique, doit consister à travailler pour faire advenir un collectif, au-delà et contre les postures héroïques. Sans un tel travail, le délire collectif lui, n’est jamais loin, car nous le savons, la nature a horreur du vide.


Pour être « compétent », la « compétence » ne suffit pas !

Notre tendance à la formalisation et à l’abstraction a pour objectif de satisfaire notre quête d’efficacité mais aussi de nourrir notre besoin de certitudes.

Les travaux des gestionnaires sur la compétence n’échappent pas à ce double enjeu et aux risques associés. Cependant, les faits sont têtus, pour être compétent, il ne suffit pas d’être compétent, pour plusieurs raisons :

  • La compétence, qu’elle soit dite hard ou soft (si toutefois une telle segmentation puisse être possible dans la réalité), ne s’exprime que dans l’action et dans un contexte donné. Bien souvent, le contexte n’est pas totalement modélisable à priori à cause de l’indétermination de la vie. Le réductionnisme causal a peu de prises sur le réel.
  • Une bonne méthode mise en œuvre par un imbécile (c’est à dire un Homme sans vigueur intellectuelle c’est à dire dans le sens étymologique du terme) ne produira pas les effets escomptés. Un Homme dit « compétent » mais placé dans un environnement non capacitant (voir les travaux des ergonomes comme Pierre Falzon) ne fera pas de miracle non plus, le poème précède le commentaire disait Georges Steiner.
  • La compétence si elle est modélisable ex ante, c’est lorsqu’elle doit s’exprimer dans un réel qui se répète (le « Game » au sens de Winnicott c’est à dire un environnement dont on maitrise l’ensemble des paramètres) avec des règles bien définies et un objectif à atteindre bien précis. Le réel, ce n’est pas seulement ce qui se répète, c’est aussi, surtout ce qui ne se répète pas (le « play » au sens de Winnicott) par essence infiniment variable (donc avec peu de régularités), angoissant et chaotique nécessitant une implication subjective forte. Ce « réel » n’est pas, par définition, maitrisable ex ante.
  • Postuler que la compétence suffit pour agir efficacement, c’est postuler implicitement que les mots, les mots d’ordre contiennent le sens. En effet, les Hommes, au travail comme dans la vie, ne se meuvent à bon escient que par le truchement du sens qu’ils donnent aux choses. Le sens n’est jamais dans les mots (Wittgenstein) mais à côté des mots car il est construit par le biais de processus complexes. C’est pourquoi le grand linguiste Oswald Ducrot définit le sens comme « un grand absent signalé par des présences sensibles ». Il ne peut donc y avoir de relation de causalité entre de supposées compétences et l’atteinte des objectifs en termes d’efficacité mais dans le meilleur des cas un lien de corrélation car l’interprétant c’est-à-dire le travailleur est un acteur non une simple ressource.

Une pédagogie basée exclusivement sur les compétences n’est pas suffisante pour une action efficace dans le temps et dans l’espace. Elle peut même nuire à l’action car l’indétermination de la vie suppose de pouvoir dépasser, critiquer la compétence et la tâche lorsque c’est nécessaire. Dépasser, critiquer la compétence et la tâche passe par l’imagination et la sensibilité lesquelles ne sont pas prescriptibles. Ce que nous pouvons faire, c’est travailler pour ce que j’appelle une culture générale (qui n’est pas la documentation, voir mon article sur le sujet) c’est à dire un ensemble hétérogène de savoirs et donc de rationalités, passés au tamis de l’imagination et de la sensibilité, qui permet de s’orienter dans la pensée et dans l’action. La culture générale est le résultat d’un apprentissage informel par le truchement de la vie familiale, de la vie sociale en général, de la vie intellectuelle… En effet, tout ce qui augmente l’imagination et la sensibilité travaille pour la culture générale. Tout ce qui circonscrit la compétence à l’apprentissage formel travaille contre la culture générale donc in fine contre la performance soutenable.

Détrompons-nous, le manager n’est pas un meneur d’hommes !

Les critiques mettant en exergue le caractère hémiplégique du management du fait qu’il ne prend rarement en compte les besoins de l’âme ou son impossibilité d’être pensé en dehors du système économique dans lequel il s’encastre, sont des critiques pertinentes.

Néanmoins, outre ces critiques, je pense que le management est aussi simplement victime de son nom, du caractère vague et performatif de son intitulé.

Vertige « du faire » oblige, il faut bien s’accrocher à quelque chose : le manager comme « meneur d’hommes », légitimé par le grade, devient, volens nolens, une béquille mentale et concrète face à un réel qui résiste aux assauts. Nous savons depuis toujours que les mots créent des réalités, difficile donc au manager d’échapper à son destin « littéral » : celui de meneur d’hommes.

Cependant, lorsque mener des hommes est une finalité, il ne peut se faire que par le truchement de la force car la fin justifie toujours les moyens : on ne mène pas des hommes mais un troupeau. Le troupeau n’a pas d’autre destin que celui d’être mené vers le pâturage ou vers l’abattoir. Ironie de l’étymologie : mener vient du latin minari « menacer » qui, en bas latin, veut dire « pousser, mener les bêtes en les menaçant ». Cela ne s’invente pas !

Le manager n’est donc pas un meneur d’hommes mais ce que j’appelle « un travailleur du divers » dans le sens étymologique du mot divers, c’est à dire qu’il travaille à partir d’un réel « allant dans des directions opposées ou diverses ». Autrement dit, il travaille pour ne pas perdre le « sens du tout », « le sens des ensembles » dirait Emmanuel Mounier. Le sens du tout ou des ensembles s’exprime par le truchement de l’harmonie entre la qualité, la quantité, le respect des délais; l’action au présent tout en préservant les capacités futures; la prise en compte autant que possible des besoins personnels souvent contradictoires des membres de son équipe (personnes âgées, jeunes, femmes, hommes, personnes en situation de handicap car travailler, c’est aussi vivre ensemble; …); l’ajustement nécessaire entre le réel du travail de la direction et le réel du travail de ses équipes, l’arbitrage nécessaire entre les gains hic et nunc et le prix à payer dans le temps et dans l’espace etc…

La tâche fondamentale du manager n’est donc pas de mener des hommes. Conscient que le réel s’oppose à tout héroïsme individuel, son sacerdoce consiste à mettre en œuvre les conditions de possibilité d’un environnement capacitant basé sur la coopération et à même de l’aider à préserver le sens des ensembles avec le moins de violence possible et le plus d’aménité atteignable pour collectivement satisfaire les objectifs.

Pour qu’un manager soit capable de préserver le sens du tout, outre l’outillage technique nécessaire, il faut surtout de l’imagination et de la sensibilité lesquelles ne sont ni prédictibles car ne s’exprimant qu’en situation ni à fortiori formalisables dans les référentiels de compétences (hard ou soft skills). Autrement dit, le manager fait un travail qui n’est pas réductible à la raison ou aux faits.

Comment faire pour l’outiller convenablement ?

À ce jour, nous n’avons rien trouvé de mieux que la culture générale (littérature, histoire, art…) pour pousser les murs de la raison avec de l’imagination et de la sensibilité.

A vos livres, chers managers pour être vos propres lecteurs de vous-mêmes comme nous y appelle Proust.

Le réel n’étant pas spectaculaire, nous nous racontons des histoires

Depuis quelques mois, nous nous laissons divertir, comme à l’accoutumée, par des buzzwords : grande démission, quiet quitting… Les articles pilules, les « experts » rivalisent d’expertises, le débat fait rage.

Eureka !
Nous venons de découvrir qu’un travailleur peut démissionner lorsque son travail devient une exigence insupportable sur son existence ou à défaut de sauter le pas (il faut bien gagner sa vie), en guise de stratégie d’acteur, il décide de faire le minimum pour préserver tant soit peu sa santé psychique et physique. Quelles découvertes!

Ce qui réveille l’esprit est aussi ce qui l’endort, nous finissons par oublier l’essentiel : les signes avant-coureurs d’une stasis organisationnelle (une sécession symbolique) :

1.    L’impossibilité, dans les faits, de faire passer le travailleur de « ressource » à « acteur » nonobstant les discours « humanistes ». Comme disait Musil, on continue d’agir en commerçant et de parler en idéaliste.

2.    Le culte de la répétabilité et de l’univocité qui annihile toute compréhension de l’action collective et du travail réel malgré les discours sur la coopération

3.    Une souveraineté managériale assumée sans partage par une seule et même partie prenante au sein des organisations nonobstant l’emphase sur les missions de l’entreprise

4.     Le réflexe pavlovien consistant à « traiter » les hommes en lieu et place du « travail » tout en érigeant parallèlement la bienveillance comme philosophie

5.    Une phraséologie managériale et une tyrannie des phrases creuses qui finissent par engendrer, dans le meilleur des cas, du cynisme

6.    Un processus de journalisation de la pensée, pour reprendre l’expression de Bouveresse, qui fait que les vertus d’hier comme la constance dans les idées, le respect des promesses tenues… n’ont plus aucune réalité dans beaucoup d’organisations.

L’exorcisme langagier, friand de buzzwords, est inopérant pour traiter les vrais maux des organisations. Une mobilisation des entreprises, des chercheurs, des consultants, des pouvoirs publics et un sérieux travail de fond sont nécessaires pour traiter les problèmes constitutifs de l’action collective telle qu’elle est appréhendée et vécue aujourd’hui.