Vers un management convivialiste ?

Article publié dans La Tribune https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/vers-un-management-convivialiste-624798.html

A l’image de l’éduction nationale dont les prérogatives connaissent une augmentation exponentielle ces dernières années (instruction, éducation, formation aux premiers secours, sécurité routière…), le manager est devenu le factotum de la gestion des entreprises, en prise directe avec les bouleversements, les changements fulgurants de l’écosystème entrepreneurial. Originellement chargé de l’exploitation/exploration des ressources de l’entreprise dans l’objectif de maintenir ou d’améliorer un avantage concurrentiel durable, le manager est aujourd’hui appelé à coupler cette expertise avec de réelles compétences en coaching. Il s’agit là d’un profond changement de paradigme car le rôle de manager et de coach semblent antinomiques de prima bord.

Le manager-coach sera-t-il le nouveau « PCDF » « pauvre con du front » du 21ème siècle (argot de la grande guerre pour désigner les fantassins en première ligne dans les tranchées qui ont payé un lourd tribut) ou au contraire sera-t-il le messie organisationnel, catalyseur d’une performance soutenable et respectueuse des singularités ? Nous essayerons dans les lignes qui suivent d’analyser les conditions de possibilités expliquant l’émergence du concept de manager-coach avant d’en faire l’instruction dans un débat plus large, celui de la gouvernance des entreprises modernes et la place prépondérante du financier et du mesurable.

Du chronomètre au coach, révolution ou évolution ?

Au cours du 20ieme siècle, se sont succédées mais aussi fortement imbriquées dans l’entreprise, concernant la mise en action des individus, deux grandes philosophies gestionnaires : une gestion mécaniste et une gestion homéostatique des individus.

La gestion mécaniste des individus est un des piliers du système taylorien. Il s’agit d’une séparation nette entre concepteurs et exécutants, entre ce qui pensent et ceux qui agissent (division verticale du travail). Cette spécialisation verticale s’accompagne d’une division horizontale des tâches. Friedmann dans son célèbre ouvrage de 1956 qualifia à juste titre cette division horizontale du travail de « travail en miettes ». En effet, les tâches sont parcellisées, chaque opérateur étant responsable d’une tâche élémentaire simple afin de développer les reflexes permettant de gagner du temps. Le travail en miettes est abrutissant comme le reconnait Taylor : « Mais maintenant il nous faut dire que l’une des premières caractéristiques d’un homme qui est capable de faire le métier de manutentionnaire de gueuses de fonte est qu’il est si peu intelligent et si flegmatique qu’on peut le comparer, en ce qui concerne son attitude mentale, plutôt à un boeuf qu’à toute autre chose. L’homme qui a un esprit vif et intelligent est, pour cette raison même, inapte à exercer ce métier en raison de la terrible monotonie d’une tâche de ce genre ». Ainsi, la seule incitation pour faire un tel travail est l’argent. La rémunération se fera donc au rendement en fonction du temps de travail, le fameux système des boni.

Crise de la gestion mécaniste

La gestion mécaniste implique un mode de management non unifié avec une multiplication des chefs par ouvrier pour chaque action spécialisée. L’outil fondamental de management demeure le chronomètre. L’ouvrier est impacté dans sa chair car aucune possibilité de création ne lui est donnée. Il devient un instrument animé (Aristote), un corps sans esprit. Simone Weil (1909-1943), philosophe et résistante (à ne pas confondre avec la ministre de la Ve République), dans une correspondance avec son amie Albertine Thévenon décrit prodigieusement cette abime en relatant son immersion comme ouvrière notamment chez Renault (nous sommes dans les années 30) «  Il y a deux facteurs, dans cet esclavage : la vitesse et les ordres. La vitesse : pour « y arriver » il faut répéter mouvement après mouvement à une cadence qui, étant plus rapide que la pensée, interdit de laisser cours non seulement à la réflexion, mais même à la rêverie. Il faut, en se mettant devant sa machine, tuer son âme pour 8 heures par jour, sa pensée, ses sentiments, tout. Est-on irrité, triste ou dégoûté, il faut ravaler, refouler tout au fond de soi, irritation, tristesse ou dégoût : ils ralentiraient la cadence…. ».

Cette philosophie gestionnaire a atteint son apogée progressivement dans tous les pays industrialisés avant de connaître une crise (non pas une disparition) à partir des années 60, crise dûe à plusieurs facteurs : une évolution socioculturelle (désormais les consommateurs veulent se différencier, le spécifique est appelé à remplacer le standard), l’émergence de conflits salariés mais surtout le développement de l’informatique comme nouveau système technique (Benjamin Coriat) après la machine à vapeur.

Ne plus « débrancher son cerveau », mais rester en tension

L’avènement de l’informatique va aller de pair avec le développement d’une philosophie gestionnaire homéostatique c’est-à-dire l’injonction du système à maintenir un fonctionnement en dépit des contraintes intérieures et extérieures (Alain Supiot). Comme l’illustre bien Alain Supiot, dans le système taylorien, l’homme devait « débrancher son cerveau » à l’entrée de l’usine. Avec la gestion homéostatique, il n’est plus question de « débrancher son cerveau » mais au contraire, de toujours rester en tension pour maintenir et/ou augmenter ses performances dans un environnement changeant et complexe.

Effacement progressif des frontières entre la vie personnelle et la vie professionnelle

Ainsi, l’une des conséquences est l’effacement progressif des frontières entre la vie personnelle et la vie professionnelle et une disparation progressive de l’individu au profit du groupe sous l’impulsion des rites, des mythes et de la culture d’entreprise comme le remarquaient déjà Aubert et Gaulejac en 1991 dans leur ouvrage « le coût de l’excellence ».

Parallèlement, le gouvernement laisse la place à la gouvernance c’est-à-dire une identification des gouvernants et des gouvernés à une « a-localisation » du système de gouvernement c’est-à-dire selon Jan Kooiman « le modèle, ou la structure, qui émerge dans un système socio-politique en tant que résultat commun de l’interaction de tous les acteurs en présence. Ce modèle ne peut être réduit à un seul acteur ou à un groupe d’acteurs en particulier ».

Les impulsions autrefois localisées (le chef/le patron) émanent désormais aussi du marché et d’acteurs multiples dont il faut décoder les réactions voire les anticiper pour concevoir et vendre des produits et services de qualité dans un théâtre d’action en perpétuelle tension.

Normal donc que la philosophie gestionnaire homéostatique se nourrisse d’un engagement total de l’être du salarié, un don de soi au service de l’accomplissement des objectifs de l’entreprise. Le « Game » prend irréversiblement le pouvoir sur le « Playing » (Winnicott). D’ailleurs, sur le plan de la médecine du travail, les souffrances physiques laissent progressivement place aux souffrances psychiques et psychologiques car évidemment « se cacher est un plaisir, mais ne pas être trouvé est une catastrophe » (Winnicott).

Management et coaching, entre nécessité et tension

Dans un tel contexte, le manager, pour être efficace, ne peut plus juste s’atteler à la gestion des processus et à la gestion des rythmes. Le « facteur humain » devient un enjeu qu’il faut comprendre et appréhender pour favoriser une action encore plus efficace et si possible, sans erreurs. En effet, alors que les instruments techniques sont de plus en plus fiables, l’homme reste infiniment variable et instable (Dante) et demeure donc une source d’erreurs ; Certains le voit même comme un frein au « progrès » ou pire, comme étant obsolète (Gunther Anders).

Le chef « chronomètre » doit donc céder la place au manager-coach sensé mettre de l’huile dans les rouages de l’âme.

Nous éviterons de nous aventurer dans les méandres des définitions du coaching, il y a autant d’écoles de pensée que de définitions du coaching. Il nous semble néanmoins évident de mettre en exergue l’objectif central du coaching qui est d’emmener le coaché à développer son potentiel tout comme son épanouissement et son autonomisation. C’est une sorte de dialectique entre objectifs et moyens disponibles et l’essence de soi-même.

Le manager-coach avec une posture quasi-schizophrénique doit alterner sans cesse « le comment » (sa posture originelle) et « le pourquoi » (expression de la volonté d’accompagnement).

Un contexte qui n’est pas neutre

Ce positionnement ambidextre s’inscrit dans un contexte particulier où le management présuppose trop souvent que savoir, c’est pouvoir et que comprendre, c’est être capable de refaire (Bernard Ronze). Le réel est de fait exprimé dans sa plus petite expression : est réel ce qui se répète. La mesure devient ainsi omnipotent, le prix a payé est l’exclusion du singulier et de l’exception.

Dans ce contexte, le manager-coach a donc pour objectif d’aller sonder cette singularité pour la comprendre et lui permettre de s’épanouir tout en ne perdant pas de vue l’essentiel : développer le savoir-agir de l’organisation pour une action efficace. Il s’agit pour le manager de passer d’une propension au problem solving, ce Graal communément enseigné dans toutes les écoles de commerce à la formulation de problèmes, hautement plus complexe et plus engageant intellectuellement et émotionnellement.

Le manager-coach doit donc faire cohabiter une obligation de résultats due à sa fonction de « producteur » à une obligation de moyens liée à son rôle de coach, d’une obligation de performance à une obligation de comprendre et d’aider à comprendre pour une action soutenable. Sa fonction de manager s’en trouve amendée mais enrichit.

D’une posture d’autorité, le manager-coach doit adopter une posture de bienveillance, il doit ainsi passer d’un positionnement de puissance à l’intériorisation des limites ; Ce qui rejoint l’analyse de Simone Weil dans son ouvrage l’enracinement dans laquelle elle plaide la nécessité de borner l’action : « La force brute n’est pas souveraine ici-bas. Elle est par nature aveugle et indéterminée. Ce qui est souverain ici-bas, c’est la détermination, la limite. La Sagesse éternelle emprisonne cet univers dans un réseau, dans un filet de déterminations. L’univers ne s’y débat pas. La force brute de la matière, qui nous paraît souveraineté, n’est pas autre chose en réalité que parfaite obéissance ». Montesquieu, ne disait-il pas la même chose par cette phrase : « La vertu même a besoin de limites ».

Ce passage de la force à la limite a un prix, celui de l’éthique de la non puissance. Comme le montre Jacques Ellul, l’éthique de la non impuissance n’est pas une impuissance (« on n’est pas capable de ») mais un renoncement partiel à la puissance (« on a les capacités mais on décide de ne pas faire ») pour différentes raisons : éthique, impossibilité d’appréhender avec la raison les conséquences de ses actions, obligation de protéger la nature….

Il s’agit donc d’une application concrète de la phronesis (sagesse pratique) que l’on retrouve aussi bien dans l’Éthique à Nicomaque d’Aristote et chez Platon. L’entreprise est-elle prête aujourd’hui à payer ce prix ? Rien n’est moins sûr.

L’ascension du manager-coach est-il le signe de l’avènement d’un management convivialiste ?

Le management convivialiste doit être un système de management donnant corps à l’idéal convivialiste c’est-à-dire « l’art de vivre ensemble (con-vivere) qui valorise la relation et la coopération, et permette de s’opposer sans se massacrer, en prenant soin des autres et de la Nature ». Partant du manifeste convivialiste, nous pouvons dire qu’un management convivialiste promeut comme action légitime « celle qui permet à chacun d’affirmer au mieux son individualité singulière en devenir, en développant sa puissance d’être et d’agir sans nuire à celle des autres ». Il s’agit donc de l’application des principes fondamentaux du convivialisme dans l’entreprise : principe de commune humanité, principe de commune socialité, principe d’opposition maitrisée et créatrice (« chacun a vocation à manifester son individualité singulière il est naturel que les humains puissent s’opposer. Mais il ne leur est légitime de le faire qu’aussi longtemps que cela ne met pas en danger le cadre de commune socialité qui rend cette rivalité féconde et non destructrice »).

Le coaching n’est donc pas la première brique d’un management convivialiste mais l’entreprise convivialiste serait un parfait réceptacle du coaching (et du manager-coach) de par son caractère inclusif et son objet pluridimensionnel. En effet, aussi longtemps que l’objet social de l’entreprise restera la maximisation des profits dans l’intérêt des seuls actionnaires, sans une véritable prise en compte des autres parties prenantes, le coaching y restera contraint et délivrera difficilement tout son potentiel.

En outre, l’entreprise n’échappe pas à la loi de Gabor qui stipule que tout ce qui est possible techniquement, sera fait quelque soit le prix. De fait, l’homme en entreprise n’a pas d’autres solutions que de s’adapter de lui-même ou d’être contraint. Le coaching peut donc très vite être réduit à une technique d’adaptation de l’homme à son contexte voire à de la manipulation, ce qui est loin d’être son objectif.

L’entreprise est-elle condamnée à un humanisme verbal ?

Au delà des slogans, des modes managériaux voire des incantations à la liberté en entreprise qui se succèdent depuis de nombreuses années, les résultats même contraints obtenus par les coachs en entreprise montrent que l’humanisme verbal peut être dépassé. Cela implique la mise en place « d’espaces de respiration » pour sortir d’une logique strictement comptable et financier. L’homme devrait être traité en entreprise au moins aussi bien que le capital. Cet objectif ne sera pas atteint sans un réel effort de refondation de l’entreprise. Ses fondements doivent être plus inclusifs et la vision de la performance qui y a cours multidimensionnelle.

Ce renouvellement des fondements de l’entreprise passera un dépassement du conflit entre les attentes humaines légitimes et les attentes professionnelles. Pour cela, plusieurs débats devront être instruits, en voici quelques uns : La création d’un nouveau statut d’entreprise à objet social étendu, projet défendu par Blanche Segrestin et Armand Hatchuel (cf. leur ouvrage : La « Société à Objet Social étendu », Les Presses des Mines) qui consiste à intégrer d’autres buts que le seul profit ; La sortie du mythe de la solution (Bertrand de Jouvenel) : la solution n’existe que pour un problème technique ou mathématique jamais pour un problème managérial ou politique pour lesquels il faut un règlement dont les instruments sont la négociation et le compromis; L’enrichissement de notre perception de la « réalité » en entreprise : la réalité ne saurait être réduite à sa plus petite expression, celle en général mesurable : ne pas confondre vérité et exactitude car ce qui est efficace (bienveillance, ce qui se marque sur le visage, le respect, l’insolite…) est souvent invisible (Pascale Molinier) ; Le développement d’un esprit critique vis-à-vis des outils qui deviennent omniprésents en entreprise notamment avec le digital car un outil digital ou non qui devient un objectif cesse d’être un bon outil et se retourne souvent contre son objectif originel ; L’incitation à la formulation de problèmes aussi bien que le « problem solving » car penser/ réfléchir sera toujours supérieur à analyser et calculer.

Nous voyons donc que le renouvellement des fondements de l’entreprise ne saurait se résumer à bien penser mais à penser le bien. Dès lors, les compétences doivent rencontrer un Homme pour éviter que nous nous retrouvions avec, certes des qualités, mais sans Homme (Robert Musil), autrement dit, cette monstruosité dont parlait Simone Weil, une pensée sans conscience.

Thales, le penseur présocratique avait vu juste, « toutes les choses sont remplies de Dieux », à fortiori les Hommes dirai-je. Tâchons de débusquer les Dieux en l’Homme pour préserver ce triptyque si cher à Bernard Ronze : le sens, le sujet et le sacré.