Science, compétence, art : pourquoi résumer le management à une de ces notions traduit toujours une erreur de catégorie ?

Une philosophe connue qui écrit sur l’entreprise a récemment déclaré que le management n’était pas une promotion mais une compétence. C’est d’ailleurs un avis communément admis.

Même si je comprends l’idée sous-jacente dans une telle affirmation notamment le fait que tout le monde n’est pas fait pour être manager et que le management ne s’improvise pas (je suis de cet avis), il est curieux de dire que le management n’est pas une promotion tout en la résumant à une compétence. En effet, du moment où les compétences sont censées s’acquérir par le truchement de plans de développement de compétences sur la base de « référentiels de compétences », le management peut de facto être une promotion !  La phrase en question ne satisfait donc pas le fameux principe logique de non contradiction (Aristote). Opposer dans la même phrase promotion et compétence est une auto réfutation par l’auteur de sa propre thèse.  

Si manager, c’est travailler le divers (dans le sens premier du terme) c’est à dire obtenir le plus en sacrifiant le moins à partir de réalités diverses allant dans des directions opposées (temps court vs temps long, efficacité immédiate vs efficacité de long terme, confiance vs procédures, commensurabilité vs singularité, préservation de l’environnement vs rentabilité économique, utilisation efficace de la force vs respect de dignité etc…), il me semble que la racine du problème réside justement dans la croyance que le management serait une compétence et qu’on pourrait dès lors l’acquérir de manière instrumentalisée via un plan de développement de compétence ou plus ou moins facilement sur le tas, l’expérience aidant. 

Je saisis donc cette occasion pour, humblement, essayer de faire quelques clarifications car nous devons prendre au sérieux cette mise en garde de Horkheimer et Adorno, il y a plus de 70 ans : « lorsque la vie publique  a atteint un stade où la pensée se transforme en marchandise, la tentative de mettre à nu une telle dépravation doit refuser d’obéir aux exigences linguistiques et théoriques actuelles avant que leurs conséquences historiques rendent une telle tentative totalement impossible ».

Ainsi, le management n’est pas une compétence si par compétence nous entendons l’aptitude à satisfaire une tâche c’est à dire l’exécution d’un ensemble d’instructions pour satisfaire une classe de problèmes, ce qui n’est rien d’autre que l’expression d’une capacité d’adaptation, le nec plus ultra de la pensée algorithmique (le travail de machine). Le management par essence déborde la tâche car il doit au moins pouvoir la « critiquer » dans le sens premier du terme (avoir du discernement à son encontre) donc il ne peut pas se résumer à l’expression d’une compétence. Ce qui déborde la tâche, c’est l’imagination et la sensibilité, ingrédients essentiels pour produire des jugements corrects (Sentir, c’est produire nous dit justement Paul Valéry). La capacité à faire des jugements corrects ne s’acquiert pas sur le tas et il n’y a aucun lien de causalité entre une telle capacité et la détention d’une compétence technique.

Le management n’est pas une science si par science nous entendons « l’ensemble des recettes qui réussissent toujours » (Paul Valéry). Aucune recette managériale ne réussit partout et tout le temps malgré la réclame sur les « bonnes pratiques » dans les livres de management. Les managers ne sont donc pas des « scientifiques » du travail, c’est un truisme de le dire. Néanmoins, le management peut et doit se fonder autant que possible sur la science. 

Le management n’est pas un art si par art nous entendons comme le dit Jacques Thuillier,  historien de l’art et collectionneur « la création d’une forme qui se signifie elle même ». Le management ne se signifie pas lui même, au contraire, il est toujours en relation dialogique  avec un environnement en perpétuel reconfiguration dans lequel il s’encastre pour faire sens. Si le management devait être un art, il serait un art de faire vivre les Hommes et les choses dans le temps et dans l’espace. Ce qui ne nous renseignerait en rien sur son contenu. 

Le management n’est donc ni une science ni une compétence ni un art dans l’acception moderne du mot. Alors qu’est-ce que le management ? 

Le management est une création de l’esprit qui se concrétise dans le réel du travail. C’est donc une pratique mais pas n’importe laquelle : c’est une pratique réflexive et politique (l’exigence de ne pas perdre le sens des ensembles) qui peut nécessiter des compétences, de la science, le doigté de l’artiste mais aussi et surtout de l’imagination et de la sensibilité pour penser le pire afin de l’écarter et pour cultiver le meilleur dans le temps et dans l’espace. Le manager est, dans cette optique, un artisan d’un réel toujours ancré dans le futur : un artisan du jugement correct.

C’est pourquoi, le management réduit à une compétence, ne peut être que l’apanage de préposés au management. Bien sûr, il nous faudrait plus de managers et moins de préposés au management ; mais pour se faire, il faut remettre dans jeu, le « je » qui a été mis hors jeu par la force des choses ou peut-être simplement par opportunisme :  il faut plus sérieusement s’intéresser à l’Homme à qui l’on donnera la lourde tâche de manager car l’intelligence ne dépend pas de ce que nous savons mais de ce que nous sommes (Hubert Dreyfus). 

La formation d’un tel Homme n’est pas chose aisée car elle ne peut pas être instrumentale c’est à dire avec des plans d’apprentissage réglés et contrôlés. En effet, comme nous l’apprend Wittgenstein dans « Recherches philosophiques », lorsqu’il s’agit de jugement, « ce qu’on apprend n’est pas une technique ; on apprend des jugements corrects. Il y a également des règles, mais elles ne forment pas un système, et seuls les gens expérimentés peuvent les appliquer correctement. A la différence des règles de calcul. Ce qui est le plus difficile ici est d’exprimer l’indétermination correctement et sans la falsifier ».  Ce qui est donc en jeu, c’est moins « la formation des managers » comme nous le disons communément que la formation des citoyens dont certains d’entre eux deviendront des managers. Les universités et les écoles forment-elles toujours, d’abord des citoyens ? Nous avons plutôt l’impression que « l’employabilité » a phagocyté l’éducation et la civilité c’est à dire la formation de l’être humain et du citoyen! Ce qu’un penseur comme Bernanos avait bien vu : « dans l’ordre de la technique, un imbécile peut parvenir au plus haut grade sans cesser d’être un imbécile ».

Ainsi, il nous faut travailler sur ce que j’appelle une poétique des conditions de l’altérité, poétique dans le sens valéryen du terme (création),  c’est à dire un travail sur les conditions de possibilité d’un Homme capable de se penser et de penser sa relation à tout ce qui peut lui être extérieur (les autres êtres humains, l’environnement dans lequel il vit, les objets qu’il crée et manipule). Un tel projet dépasse de loin les seuls enjeux managériaux car il s’agit d’une véritable politique de civilisation (Edgar Morin) face à l’indétermination de la vie et ses conséquences multidimensionnelles qui ne prennent personne par surprise. Kraus avait raison: « les bonnes idées sont sans valeur, ce qui compte, c’est celui qui les a ». Nous avons trop longtemps minimisé le travail indispensable sur celui qui accueille les idées et qui de fait les transforme. Aucune théorie managériale ne peut être féconde si elle ne rencontre pas un être humain dont les idéaux dépassent les instincts. 

Là où règne une demande d’efficacité totale et immédiate, c’est à dire l’impératif de minimiser les coûts et de maximiser les gains hic et nunc , nul besoin de « manager », le préposé au management fera l’affaire !

L’interdiction de fait de l’imagination théorique notamment par le culte de la technique et de l’efficacité immédiate ouvrira toujours la voie à la folie politique (Horkheimer et Adorno) donc, bien sûr, à la folie managériale. Ainsi, aussi longtemps que l’école mettra à profit uniquement les disciplines qu’on peut traduire en langage de machine c’est à dire les disciplines « techniques », que l’apprentissage sera basé sur l’approche exclusive par les compétences, que la concurrence entre les élèves sera la norme, que faire du « bon business » se résumera à être efficace hic et nunc sans penser le prix humain, social et écologique à payer, le manager sera une exception et le préposé au management la règle, cet Homme disait sir Richard Levingstone qui comprend tout dans son travail, « excepté son but ultime et sa place  dans l’organisation universelle ».

Prendre le changement pour la transformation : une méprise qui peut être fatale pour toute organisation !

Oui, même dans le management et la gestion des entreprises, Jules Renard a raison : « il n’y a pas de synonymes. Il n’y a que des mots nécessaires».

Ne pas faire le distinguo entre changement et transformation dans un contexte fortement marqué par des défis à relever (technologiques, sociaux, sociétaux, environnementaux…), c’est investir inexorablement dans l’échec !

C’est l’objet de ma dernière vidéo sur Xerfi Canal

Contrairement aux idées reçues, le « bon » manager ne se forme dans aucune école

Un dirigeant me demandait récemment si nos écoles et nos universités formaient de « bons » managers.
Ma réponse fut de lui dire que contrairement à ce que l’on croit, aucune école ne forme au « bon management » ! Est-ce un paradoxe ? Ma réponse est non!

En effet, la difficulté du management réside dans le fait qu’il ne se résume ni au bon sens ni à une concaténation de techniques et d’outils.
Manager, ce n’est pas juste trouver des solutions à des problèmes mais c’est très souvent trouver des problèmes pour ses solutions.

Pour ce faire, une des qualités majeures d’un manager réside dans sa capacité à faire de la bissociation c’est à dire relier, rapprocher, allier des idées à priori sans liens entre elles pour faire émerger de nouvelles idées : manager c’est créer à l’instar du poète. Le management est donc une œuvre de l’esprit qui se matérialise dans le réel du travail.

La création du manager, sauf exception, n’est bien sûr pas aussi spectaculaire que peut l’être celle du poète alors que les mécanismes qui sous-tendent toute création sont les mêmes. Le cours de poétique (création) donné par Paul Valéry au collège de France en atteste.

Manager, c’est faire œuvre d’imagination et de sensibilité dans un réel qui ne pardonne aucune erreur de la théorie. D’ailleurs, même l’action de décider peut être assise ou pas sur l’imagination : souvent, décider en faveur du chemin convenu peut être plus sûr mais moins porteur d’aventures et donc d’avenir pour l’entreprise.

Manager, c’est assurer une conjonction entre des outils, des techniques et l’implexe que Paul Valéry définit comme étant la production spontanée de la sensibilité. L’implexe ne se prescrit pas.

On peut donc apprendre les techniques managériales, l’histoire du management, l’histoire des grands managers etc. mais certainement pas comment être un « bon manager ». Au mieux, cela fait de vous, un bon préposé au management. Un tel constat est valable pour tous les métiers de création : poésie, chanson, peinture…

Les techniques de management s’apprennent à l’école mais le « bon management » est toujours situé dans l’espace et le temps et ne peut être que le fruit d’une éducation générale (techniques de management, éducation à la sensibilité et à l’imagination par la culture générale, éducation familiale et sociale qui forge la personnalité…), avec comme juge de paix le réel.

Le bon management est indissociable d’une vie de femme ou d’homme. Les managers sont les femmes et les hommes qu’ils sont.
Aucune école ou université ne forme un bon manager comme aucune école militaire ne forme un bon général. Le jugement correct ne se prescrit pas.
Maurice Gamelin pourtant sorti major de saint-Cyr, est considéré comme celui qui a conduit la France au désastre en 1940.

L’efficacité immédiate : les habits neufs de la magie !

Je dis toujours aux dirigeants de savoir perdre du temps en amont pour en gagner davantage en aval car je pense qu’un tel rapport au temps est un des fondamentaux de la bonne gestion.

L’efficacité immédiate dans une entreprise consistant, souvent à essayer de devancer le réel ou de le contourner, est aussi nuisible que de le nier tout court. En effet, il y a toujours un prix à payer pour l’immédiateté.

Un management à effet immédiat est toujours un management « hors sujet » pour reprendre l’expression de Nicole Aubert, c’est-à-dire un management qui ne prend pas en compte « ce qui, dans les individus sur lesquels il s’exerce, fait d’eux des sujets autonomes et singuliers ». C’est donc souvent un management qui nie à minima l’instinct de participation dont la satisfaction conditionne le travail bien fait, la santé et la performance de long terme. Une transformation à effet immédiat, c’est du transformisme c’est-à-dire ce que le ravalement de façade est au renforcement des fondations d’un batiment. Dans le cas du management, comme dans le cas de la transformation, passé l’effet « waouh » de la magie, le réel est toujours là, et parfois, plus cruel.

« Immédiat » voulant dire « sans intermédiaire », l’efficacité immédiate est une efficacité sans intermédiaire, car comme le dit Mauss au sujet de la magie, entre « le souhait et la réalisation, il n’y a pas, en magie, d’intervalle ». Nourri par l’illusion absolutiste, le manager-magicien, veut tout, hic et nunc, ici et maintenant. D’ailleurs, « c’est l’idée même de la magie, de l’efficacité immédiate et sans limite, de la création directe », selon Mauss.

Alors, qu’on ne se fasse pas d’illusions :
– On ne transforme pas les habitudes avec un ou deux séminaires ici et là, je ne parle même pas d’une culture
– On ne fait pas évoluer des situations de travail problématiques en « traitant » les individus ; Un tel traitement peut avoir un effet immédiat sur les personnes (le pouvoir de la force) mais peu d’effets sur les situations de travail
– Un collectif de travail ne se construit pas dans l’immédiateté d’un changement de manager, il faut le temps nécessaire pour entremêler les expériences et créer les liens
– La coopération, même lorsque les conditions sont réunies, ne se fait pas ipso facto
– Une prise de parole même avec un talent pur de sophiste ne permet pas de transmettre le sens, les individus donnent du sens à leur expériences en fonction des conditions dans lesquelles ils sont, ce n’est pas à effet immédiat.

Si « tout chimiste doit combattre en lui l’alchimiste » comme le dit Bachelard, tout manager doit combattre le magicien qui sommeille en lui.

Le manager qui a du mana (« pouvoir de sorcier » selon Mauss), c’est dans les « comptes » de fées car « l’expérience sensible n’a jamais fourni la preuve d’un jugement magique », nous dit à juste titre Mauss. Le réel n’est pas un concept!

Peut-on faire fi de la vérité lorsqu’on veut manager ou transformer une organisation ?

La vérité comme correspondance entre la pensée et la réalité est un régulateur social dans tout collectif humain y compris donc au sein des entreprises. Elle nourrit non seulement l’autorité pour éviter comme le dit Bernard Williams, « que le pouvoir règne seul » mais c’est aussi une condition de la clairvoyance nécessaire à l’action collective afin de penser le pire pour l’éviter.
Cependant l’utilitarisme intrinsèque de la sphère économique tend à substituer cette « conception traditionnelle de la vérité » par ce que Robert Musil appelait des « prothèses de vérité » : à la vérité-réussite et à la vérité-satisfaction dont parlait Bouveresse, on peut ajouter la vérité-utilité, la vérité-préférence, la vérité-sincérité. De telles « prothèses » produisent erreur et illusion, ce qui n’est jamais sans conséquence.
Il est donc important, dans les organisations, de comprendre comment ces prothèses de vérité prennent le pas sur la vérité, quelles sont les conséquences d’une telle prise de pouvoir et comment y remédier.

Les cache-vérités du réel du travail dans les organisations

Outre la phraséologie managériale qui obstrue toute tentative de connaître ou de s’approcher du réel (« Les frontières de mon langage sont les frontières de mon monde » disait à juste titre Wittgenstein dans le Tractatus Logico-Philosophicus ), d’autres dispositions ou dispositifs participent à cette entrave au commerce avec le réel pour accéder à la « vérité » des situations de travail afin de manager, transformer, piloter à bon escient. Ces cache-vérités du réel du travail sont nombreux, en voici quelques-uns :

« L’idéologie de la profession » dont parlait Robert Musil qui fait dire « aux chasseurs qu’ils sont les amis des animaux », et qu’on retrouve dans toutes les professions, tend à « anoblir » le discours des membres de cette profession. Ainsi en entreprise, le comptable pensera que sa vue comptable est la seule réalité et donc in fine, qu’il serait le détenteur de la « vérité », idem pour l’ingénieur production ou le chargé de la qualité etc. Cette idéologie de la profession affecte aussi les managers qui se vivent comme tributaires d’un « droit de tirage » sur « la vérité » car légitimés par le grade.
L’idéologie de la « contrainte » : souvent, « il faut aller vite » car le temps est compté. « Aller vite » suppose d’abréger l’effort indispensable pour favoriser la convergence des points de vue face à une situation. En effet, comme le disait Jean-François Lyotard, « penser » n’a qu’un défaut, fondamental : celui de faire « perdre » du temps même si c’est pour mieux en « gagner ». Ainsi, la contrainte temporelle engendre souvent la contrainte des esprits (la coercition). La persuasion demeure un pari alors que la contrainte est toujours efficace à court terme car rapide à produire des effets. Ceux qui sont contraints se conforment et mettent un voile silencieux sur bien des aspects (souvent critiques) des situations de travail : garder le silence devient ainsi une stratégie de protection.
Le mythe d’une complexité simplifiable : dans les organisations, la complexité se cache souvent sous le masque de la simplicité, de l’évidence et du bon sens. La propension tendancielle à simplifier la réalité n’exprime que notre rationalité limitée. Ainsi, « simplifier » la complexité, c’est souvent simplifier les points de vue, ignorer des pans entiers des problématiques ou simplement surestimer ou sur-interpréter l’impact de faits sur une situation donnée. C’est sans compter sur le réel qui insiste toujours jusqu’à son triomphe.
La métaphysique de la technique : le commerce avec le réel se heurte aux outils et autres procédés techniques car ces derniers sont toujours utilitaristes comme l’a bien analysé Jean-Pierre Séris : « la conception d’un procédé technique est une pensée intéressée, un calcul des avantages et des inconvénients, en forme de bilan. Au savoir qui cherche les causes pour comprendre, répond le savoir-faire, qui obtient, produit et reproduit les effets désirés, qui seuls importent à la poursuite de l’action ». Le but d’un procédé technique n’est ni le bien, ni le juste ni le vrai mais l’efficace. Tout procédé technique est donc un jugement de valeur comme le précise d’ailleurs Séris. Il est toujours un parti pris sur le réel du travail.

Le mythe du travail exact

Ces cache-vérités des situations de travail nourrissent le mythe d’un travail exact sur fond de rapports de pouvoirs. Ce sont des béquilles mentales et/ou concrètes pour augmenter l’efficacité immédiate des organisations en minimisant les coûts et en maximisant les gains. « Minimiser les coûts et maximiser les gains » n’est jamais une opération neutre car elle occasionne concomitamment une simplification de la réalité et un amenuisement de la capacité à accéder à la vérité des situations de travail. Il y a donc un conflit fondamental entre l’apport à court terme des cache-vérités et la nécessité d’ancrer le développement des organisations (l’effort durable des travailleurs) dans le long terme car le réel ne pardonne pas une seule erreur de la théorie disait justement Trotski : minimiser les coûts et maximiser les gains n’est pas synonyme « d’obtenir le plus en sacrifiant le moins », la voie soutenable pour un effort durable.

Une méthode pour augmenter le degré de vérité dans les organisations pour ne pas passer à côté de ce qui doit faire débat ?

La complexité du travail qui se trouve à la confluence du monde objectif, du monde subjectif et du monde social fait que la vérité des situations de travail n’est ni détenue par un expert, un professionnel seul ni par un manager. Elle se construit par le truchement et la mise en perspective de données objectives, de points de vue, de regards croisés sur le travail à faire ou en train de se faire. Il faut donc une méthode.
Bertrand Russell, dans une conférence donnée en 1922 intitulée « Free thought and official propaganda » a dessiné les contours des méthodes permettant d’augmenter le degré le vérité notamment dans la société. Je pense que ces dernières s’appliquent pleinement aux organisations : « Les méthodes qui permettent d’augmenter le degré de vérité dans nos croyances sont bien connues ; elles consistent à écouter toutes les parties, à essayer d’établir tous les faits pertinents, à contrôler nos propres préventions par la discussion avec des gens qui ont des préventions opposées et à cultiver la disposition à écarter toute hypothèse dont il a été démontré qu’elle était inadéquate. Ces méthodes sont pratiquées dans la science et ont construit le système de la connaissance scientifique. […] Dans la science, qui est la seule où on peut trouver une chose qui s’approche de la connaissance authentique, l’attitude des hommes est expérimentale (tentative) et remplie de doute. Dans la religion et la politique, au contraire, […] tout le monde considère comme étant de rigueur d’avoir une opinion dogmatique, que l’on doit soutenir en infligeant la privation de nourriture, la prison et la guerre, et protéger soigneusement de la compétition argumentative avec n’importe quelle opinion différente. Pour peu que les hommes puissent être amenés à une disposition d’esprit qui ferait l’essai d’une attitude agnostique sur ces sujets, les neuf dixièmes des maux du monde moderne seraient guéris ».
Le constat de Russell comme quoi, dans la religion et dans la politique, « tout le monde considère comme étant de rigueur d’avoir une opinion dogmatique, que l’on doit soutenir» s’applique aussi à l’entreprise. Dans les organisations, il s’agit bien sûr moins d’infliger « la privation de nourriture, la prison et la guerre » que d’infliger un travail dans lequel on ne se reconnaît pas, de vivre contre un mur (la vie des chiens disait Albert Camus) c’est-à-dire sans puissance d’expansion pour reprendre l’expression d’Antonin Artaud, ce qui a bien sûr des conséquences certaines sur la santé des travailleurs et donc sur la performance.

Travail réel : posture Louis XIV vs compétition argumentative

Du fait de la pluralité des prismes et des cache-vérités dont nous avons parlé, les organisations n’échappent donc pas à ce besoin de compétition argumentative pour augmenter le degré de vérité dans la compréhension des situations de travail et pour rompre avec ce que j’appelle la posture Louis XIV avec le mythe de la vérité absolue sur le travail qui serait détenue par une personne du fait de son expertise ou de son grade (« L’organisation, c’est moi » remplace « L’état, c’est moi »). Ainsi, la délibération sur les critères de qualité du travail bien fait, les espaces de discussion et de dialogue, l’institution de collectifs de travail en lieu et place des collections d’individus, la prise de décisions au plus près du terrain sont autant de leviers pour faire vivre la compétition argumentative. Ces leviers donnent les moyens pour « écarter toute hypothèse dont il a été démontré qu’elle était inadéquate », et ainsi faire le distinguo entre « les faits et les fables »(Hume). Il s’agit d’asseoir un travail qui permet aux femmes et aux hommes de mieux vivre et donc une performance soutenable. C’est une des conditions de l’ancrage des actions de management et de transformation dans le travail réel car ce dernier est toujours un professeur de sagesse alors que le travail prescrit reste un excitant du dimanche basé sur l’idéal théorique. La compétition argumentative est la condition d’un environnement « travailcitant » (contraction de travail et de capacitant) et reste le meilleur vaccin contre ce que le Roland Caude, dans son ouvrage phare « De l’organisation scientifique du travail au management des entreprises » nommait la maladie de la bureaucratie et dont les symptômes sont : « prendre l’agitation pour de l’efficacité, le règlement pour le rendement, les réunions interminables pour du travail d’équipe et de la coopération, les traditions immuables pour de la sagesse, les procédures et les moyens comme des buts« . La compétition argumentative permet aussi de se prémunir contre les décisions intrinsèquement bonnes mais peu chargées de force et d’adhésion car dans une entreprise, on n’a jamais raison seul : ceux qui font un travail indispensable ayant de fait du pouvoir, trouveront toujours un moyen de poser leurs conditions.
Au moment où le contexte économique et social aidant, le travail se rappelle au bon souvenir des pouvoirs publics et des entreprises, ne pas poser la question de la place de vérité dans les organisations, c’est l’assurance de tomber, après le greenwashing, dans le travailwashing.

Compte-rendu de la conférence débat du 20 avril à l’INSEEC et consacrée à mon livre « L’entreprise contre la connaissance du travail réel ? « L’humain d’abord » ou le syndrome du sacrifié en premier ».

Ce compte-rendu a été rédigé par Marie-Sophie Poggi-Zambeaux, expert-conseil en recrutement & marque employeur ( audit-optimisation-formation) et éditorialiste RH. Il se veut le plus exhaustif et fidèle possible aux propos tenus par les différents intervenants tout au long de la soirée et aspire à leur rendre au maximum justice. Néanmoins, « traduttore, traditore », il comprend, par définition, une part non négligeable de subjectivité et d’interprétation.

Sachez que vous pourrez également découvrir, le 30 mai, sur le blog de Taleez un article dédié à cette conférence et rédigé également par Marie-Sophie sur un ton plus personnel.

  • Maîtresse de cérémonie : Solenn Thomas – Fondatrice d’Eklore, Initiatrice de Debout Citoyennes – a assuré l’animation de cet événement
  • Intervenant pour la présentation du livre et la conclusion : Hugo Da Costa Rosa, Manager Consultant en Stratégie et Management des entreprises

« Il n’y a que les enfants qui peuvent faire des choses déraisonnables sans invoquer le management ». Le ton est donné ! C’est par cette « punchline » qu’Ibrahima Fall ouvre, le 20 avril dernier, sa conférence-débat de 2 heures consacrée à son livre  « L’entreprise contre la connaissance du travail réel ? « L’humain d’abord » ou le syndrome du sacrifié en premier » paru le 10 février aux éditions L’Harmattan

Avant de débattre et de se prêter longuement, et avec un plaisir non feint, à un échange avec le public venu en nombre (DRH, consultants en management et organisation, professeurs de management mais également formateurs, directrice d’ehpad, DG, poétesse, recruteurs, …), Ibrahima Fall a tenu à évoquer 3 points distincts pour contextualiser la rédaction de son livre : pourquoi il a écrit ce livre, quelles sont les conséquences du management impensé et quelles pistes d’action il propose concrètement.

  1. Présentation du livre par Ibrahima Fall
  • Pourquoi avoir écrit ce livre ?

Le principal moteur de sa démarche est un triste constat : on a pensé le management (le management « institutionnalisé » ou « institutionnel ») sans suffisamment pensé le travail et plus précisément l’homme ou la femme au travail.

Or le travail est, explique-t-il, à la confluence de 3 mondes : le monde objectif, le monde subjectif et le monde social. De nos jours, on assiste à une absence de pensée du travail au-delà du monde objectif. Et cela se paie très cher, par les entreprises comme par les travailleurs.

Il déplore, de plus, qu’une partie des ouvrages en management mettent plus l’accent plus sur la rhétorique que sur l’exactitude. Ainsi, lorsqu’on se promène dans une librairie au rayon management , les risques sont élevés de tomber sur des ouvrages quasi-ésotériques au « savoir stérilement fécond » qui procèdent par « extrapolations hyperboliques de résultats partiels ».

C’est un constat qu’il déplore tout comme l’omniprésence de la novlangue et de la phraséologie dans ces livres de management et plus généralement dans les écrits et discours sur le management.

Ibrahima saisit cette occasion pour définir et distinguer ces deux notions, certes proches, mais qui ne sont cependant pas synonymes. Si la novlangue managériale habituelle s’illustre par des euphémisations, des paraboles et des nons-sens à tire-larigot, la phraséologie, quant à elle, est une langue qui tourne sur elle-même, qui ne dit rien tout en disant quelque chose. Ce qu’elle dit, c’est une projection de sa propre subjectivité drainée par un raisonnement convenu qui pourrait, sans doute linguistique comme disait Kraus, nous faire croire qu’elle exprime la vérité. C’est un empoisonnement lent mais sûr de la capacité de penser.

Ainsi, pour lui, le management devient inexorablement une « technique de pouvoir du propriétaire » comme le dit Jean-Claude Liaudet.

  • Quelles sont les conséquences du management impensé ?
  • Déni du réel par le truchement des enjambeurs

La première conséquence du management impensé c’est le déni du réel, un thème majeur dans le livre ainsi que dans les différentes publications et interventions d’Ibrahima Fall.

Les conséquences de ce déni sont, en effet, considérables quant à la capacité de régénérescence des organisations et à leur capacité à préserver la santé des travailleurs et donc leur puissance d’agir. Il n’y a donc pas de transformation réussie sans préalablement un effort sérieux pour approcher le réel, le comprendre au mieux et en tirer les conséquences symboliques et opérationnelles.

Ce déni du réel est tout particulièrement incarné par ceux qu’Ibrahima Fall appelle les « enjambeurs ».

Quatre catégories distinctes d’enjambeurs existent dont le profil et les attributs varient en fonction du niveau d’expertise en doxosophie :

  • La 1ère  catégorie d’enjambeurs est composée de personnes perçues comme très sérieuses qui disent travailler pour la « science » : on y trouve une partie des chercheurs en management et des chercheurs en économie qui se pensent légitimes pour parler de management. Ces enjambeurs bénéficient du prestige de la « science » et de leurs institutions d’attache (écoles de commerce et universités renommées) ;
  • La 2ème catégorie d’enjambeurs est majoritairement composée de consultants en management et autres consultants en entreprise, nourris spirituellement par les enjambeurs de la 1ère catégorie, et adeptes des « bonnes pratiques » qui en réalité ne sont « bonnes » que pour leur chiffre d’affaires. Ces derniers se disent réalistes, pragmatiques, experts en problem solving et apporteurs de solutions mais croient que le réel, c’est le prescrit. Ils bénéficient également d’un certain prestige lié au nom de leur entreprise ou à leur pedigree personnel ;
  • La 3ème catégorie d’enjambeurs est constituée d’un mélange d’acteurs qu’on retrouve principalement parmi les managers en entreprise: ceux qui sont incapables de résister aux convictions obligatoires du moment, ceux qui pensent que l’expérience peut tout (donc en filigrane que le réel se répète), ceux qui pensent que le management, c’est du bon sens en oubliant qu’en se fiant juste à son bon sens, la terre est perçue comme plate… ;
  • La 4ème et dernière catégorie d’enjambeurs non professionnels est constituée d’acteurs n’ayant aucune fonction managériale dans l’organisation et qui enjambent le savoir nécessaire au « travaillé ensemble » à partir du réel, avec leurs collègues. Cette catégorie d’enjambeurs diffère cependant des trois premières dans la mesure où ces enjambeurs le sont à leur « insu » car positionnés par les enjambeurs professionnels dans des environnements non capacitants générant un certain nombre de stratégies d’acteurs dont justement la cécité devant le réel.  Cette différence de nature avec les 3 premières catégories peut cependant se transformer en différence de temps, souligne avec malice Ibrahima, lorsque la promotion comme manager n’est pas loin.

Néanmoins, Ibrahima note qu’il n’y a pas plus naturel que de vouloir enjamber le réel !

Nous le faisons tous, par moment, car ce dernier est cruel ; mais il n’y a pas d’action efficace et soutenable en entreprise sans un effort soutenu de compréhension autant que possible de la réalité.

Bref, selon Ibrahima, les difficultés actuelles du management seraient principalement imputables à ce déni du réel et au fait que le management tel qu’enseigné aujourd’hui reposerait sur des postulats erronés : « Savoir c’est pouvoir, réussir c’est comprendre, le réel c’est ce qui se répète » ou bien encore le fameux «  le management c’est du bon sens » !

Il nous exhorte donc à partir, encore et toujours, du travail réel et à véritablement penser et traiter le travail. Souvent, les vrais problèmes viennent, en effet, du travail et de la situation du travail et non des humains. « Le management est l’arbre qui cache la forêt du travail ».

La seule bonne pratique, dit-il, c’est d’ « utiliser raisonnablement sa raison ».

  • Le mythe de la solution

Un autre conséquence du management impensé c’est la vision simplificatrice qui a le vent en poupe aujourd’hui et qui consiste à tout voir en « problèmes » et en « solutions ».

Refuser de voir le réel, c’est souvent voir l’organisation comme un ensemble de problèmes à résoudre en niant fondamentalement les dimensions politiques et organiques de celle-ci. Ibrahima insiste sur la nécessité de ne pas « perdre le sens des ensembles » et de ne pas confondre l’organisation comme structure et l’organisation comme entité sociale.

Solutionner, « c’est satisfaire pleinement les données d’un problème ». Dans le cas d’un « problème » managérial, les données du « problème » étant de nature différentes et souvent contradictoires, aucune solution ne peut les satisfaire pleinement. Seul un « arrangement » est donc possible c’est-à-dire toute action permettant un compromis acceptable eu égard aux données du problème et respectant les parties prenantes et surtout qui ne sacrifie pas le futur pour le présent.

De fait, la solution est bien souvent l’indice du problème, la solution, c’est donc le problème. Le refus du réel et le refus de l’incertitude font de la solution l’Ultima Thulé de l’obscurantisme moderne, le symbole du grand remplacement du jugement dans les organisations. Pour juger, il faut penser, or, comme disait Jean-François Lyotard ajoute t-il « dans un univers où le succès est de gagner du temps, penser n’a qu’un défaut, mais incorrigible : d’en faire perdre ».

Nier le réel va souvent de pair avec la croyance que le management est neutre. De nos jours, on manage donc « sa famille », « ses enfants », « ses amis », « ses loisirs »…

Or c’est une fausse croyance que de croire que le management est neutre. Le management actuel est un management de marché. Sauf exception, le management est souvent une réponse sociale à un besoin économique de marché. Dès lors, il repose très peu sur le réel du corps social mais sur les attentes d’un marché dont la logique n’est qu’économique. Le choix managérial, loin d’être neutre, est ainsi dicté par la décision de satisfaire le marché.

Les exemples du management de la recherche et du management hospitalier :

La conséquence directe du « management de la recherche  » ? On finance de moins en moins la recherche fondamentale. Pourquoi ? En cherchant à être le plus efficace possible hic et nunc, rien de plus normal que de financer les projets aux retombées économiques quasi mesurables en amont  au détriment donc de la recherche fondamentale dont la seule tare, c’est le temps long et un retour sur investissement économique hasardeux ou du moins imprévisible. Or en sciences, notamment en sciences du vivant, la sérendipité fait partie intégrante de la recherche. C’est ce qui explique, entre autres, dit Ibrahima, que nous ayons été à ce point-là désemparés face à la crise sanitaire du coronavirus. Nous avons alors payé très cher notre désarmement dû au manque de soutien à la recherche fondamentale sur les virus comme l’ont affirmé beaucoup de chercheurs dans ses domaines. La prise en charge du Covid  a donc été plus longue et les dégâts plus importants.

C’est pourquoi, l’analyse des conditions de possibilité de la crise du coronavirus, au-delà de son essence sanitaire, donne à voir une crise du jugement qui est aussi une crise du jugement dans le management. En effet, il y a toujours un prix à payer lorsque « manager » n’est vu que par sa plus petite expression : la minimisation des coûts et la maximisation des gains.

Le management hospitalier souffre des mêmes maux. Tout ce qui est efficace dans le soin est souvent invisible (Que vaut le sourire d’un schizophrène ? demandait Jean Oury, grand psychiatre, pour critiquer les critères de mesure de la performance à l’hôpital) . Or cet invisible n’est pas gérable donc cela « n’existe pas » pour un management rivé sur le monde objectif. Lorsqu’on enlève tout ce qui fait la spécificité du soin par le truchement du « management », on finit par gérer les hôpitaux comme des hall de gares.

  • La RSE comme absolution

Pour Ibrahima, reprenant la phrase de Clément Rosset, « le réel est un piège qui ne prend personne par surprise » dit Clément Rosset. Lorsque les difficultés sont bien là et visibles, on sort du chapeau la RSE en oubliant qu’entre être totalement efficace et être responsable, il faut choisir. Cette obligation de choix n’est qu’une des expressions  d’un combat séculaire entre l’intelligence de rapt et l’intelligence sceptique. L’arbitre d’un tel combat, c’est l’éthique de la non puissance (Jacques Ellul) qui n’est pas une éthique de l’impuissance. L’éthique de la non puissance, c’est être capable de faire mais décider de renoncer pour des raisons sociales, sociétales environnementales … La responsabilité a toujours un prix dit Ibrahima. La RSE implique un certain prix à payer.

  • Quelles pistes d’action nous propose Ibrahima ?
  • La diplomatie des disciplines

La première piste évoquée par Ibrahima et qui transparaît tout au long de ses écrits c’est la diplomatie des disciplines à même d’engendrer un management ancré dans le réel et éloigné des « recettes » n’ayant pas de prise sur la complexité à laquelle doivent faire face les entreprises.

Ibrahima donne ainsi l’exemple d’un maire qui ne gouvernerait qu’avec les sciences politiques en excluant l’économie, l’histoire, etc.. Tout le monde le qualifierait, et avec raison, de fou. Si cela choque pour un maire, cela devrait tout autant choquer qu’un manager ne s’appuie que sur les sciences de gestion. Ibrahima rappelle une vérité frappée au coin du bon sens à savoir qu’il ne devrait pas y avoir un monopole des sciences de gestion sur l’entreprise. Un manager a besoin de faire appel aux autres disciplines, c’est sa raison d’être.

La diplomatie des disciplines qu’appelle de ses vœux ibrahima doit s’appuyer sur la micrologie des faits managériaux. Selon lui, le management qui ne dupe pas son monde, ne se joue pas au centre avec des théories générales mais à la périphérie à savoir au contact du travail réel. Pour le dire autrement, ce ne sont pas les grandes théories qui donnent le « la » en matière d’action collective ; les petites théories de la vie ordinaire dans les organisations sont d’une importance fondamentale. L’accent mis sur les grandes philosophies gestionnaires, les grandes théories, l’est au dépens des « détails », des « exceptions » qui fondent le vécu des individus et donc leurs actions et du sens qu’ils donnent à ces actions. C’est pourquoi, pour favoriser l’action en faveur d’un management « qui permet de mieux vivre », les « détails » managériaux doivent être pris au sérieux. En effet, comme l’avait bien vu Paul Valéry, « les petits faits inexpliqués contiennent toujours de quoi renverser toutes les explications des grands faits ».

Il faut armer les managers afin qu’ils soient capables d’être « des hommes d’exception » au sens de Musil c’est-à-dire des hommes qui  prennent soin des exceptions.  Les sciences du travail et plus largement dans les sciences traitant de l’action collective sont les meilleurs armes (l’ergonomie, la clinique du travail, la sociologie du travail, la gestion, psychologie du travail et des organisations, anthropologie etc…).

Contrairement à ce qu’on peut trop souvent entendre, les entreprises ne souffrent pas d’un trop-plein de théorie mais d’un déficit de théorie. Or force est de constater que la théorie a mauvaise presse aujourd’hui. En entreprise, accuser quelqu’un d’être « théorique » c’est-à-dire l’homme qui préfère Paul Valéry à Michael Porter, l’homme qui ne s’inscrit pas totalement dans la logique problème/solution, l’homme qui demande du temps pour réfléchir revient à prononcer à son encontre une peine de mort sociale symbolique.

Ibrahima prône le réarmement théorique et enjoint tout intervenant en entreprise (travailleur au plus près du terrain, manager, consultant, chercheur) à cultiver la diplomatie des disciplines en veillant à orchestrer un rapport dialogique entre les différentes disciplines ce qui concourra à une meilleure compréhension de l’action collective. Cela leur permettra de mieux résister aux convictions managériales obligatoires du moment et de faire face, à bon escient, aux défis économiques, environnementaux, sociaux et sociétaux de l’époque. 

  • La transformation de la DRH en Direction du Travail

Autre proposition qu’appelle de ses vœux Ibrahima : la transformation de la Direction des Ressources Humaines en Direction du Travail (DT). Le véritable business partner d’une entreprise c’est le travail réel.

Ibrahima insiste sur le fait qu’aujourd’hui, reprocher à une Direction des Ressources Humaines de gérer les Hommes comme des ressources ?

Le but n’est, bien évidemment, pas de procéder à un simple changement cosmétique en remplaçant  les termes de ressources humaines par travail mais bien de changer les choses en profondeur.

Outre l’intitulé de la fonction qui change donc à dessein, la DT permettrait d’acter un renouveau managérial fondé sur une vision holistique de ce qu’est le travail et l’Homme au travail. Elle permettrait de rompre avec une vision simpliste de l’action collective comme quête exclusive d’efficacité à court terme au prix de la destruction des collectifs de travail, du désengagement des salariés, de la prolétarisation des métiers et, in fine, d’une remise en cause de la performance à long terme.

Les principales prérogatives de la Direction du Travail seraient les suivantes :

  • Instituer le sujet et le collectif de travail en lieu et place de la ressource humaine en réinterrogeant les dispositifs d’accompagnement (recrutement, formation, développement…) et en les amendant à la lumière de ce repositionnement.
  • Créer les conditions de possibilité de la coopération et s’assurer que cette dernière est effective. La DT devra avoir un rôle de vigie pour alerter et prévenir des risques de dégradation des conditions de la coopération dans tous les compartiments de l’entreprise. Ces risques peuvent être organisationnels, structurels, humains (pratiques managériales) ou bien liés au système d’information.
  • Mettre en œuvre un environnement capacitant au sens de Pierre Falzon c’est-à-dire un environnement capable de générer un savoir-agir qui préserve les capacités d’action des individus, favorise l’intégration de ces derniers dans les collectifs de travail et contribue au développement cognitif des individus et des collectifs de travail.
  • La lutte acharnée contre la phraséologie

La dernière préconisation d’Ibrahima est de mener une lutte acharnée contre la phraséologie car « parler c’est penser » comme le dit Karl Kraus.

Il déclare, en effet, que nous ne pourrons pas faire face au réel et aux enjeux complexes qui sont les nôtres dans les entreprises sans rompre avec la phraséologie managériale. Le commerce avec le réel ne saurait advenir là où la phraséologie règne en maître.

C’est donc un truisme de dire que toute réforme des entreprises et du management passera par une lutte acharnée contre la phraséologie si vous voulons avoir les armes adéquates pour faire face aux enjeux d’une entreprise intégrée dans un écosystème de plus en plus complexe, qui a beaucoup promis à la société (responsable sociale et environnementale notamment) et peu donné pour l’instant.

En effet, il n’y a pas de responsabilité sociale et environnementale sans responsabilité devant le langage, la première des responsabilités car elle définit toutes les autres.

  1. Aperçu des questions/réponses avec le public (non exhaustif)
  • Question : Plus on investit dans le management et plus on semble s’éloigner de la résolution du problème et même a contrario, plus on aggrave le problème ?
  • Réponse d’Ibrahima : Il s’agit d’un cercle vicieux, la résolution des dits « problèmes » engendrent des auréoles de désorganisations donc des problèmes qui nécessitent des « solutions » et ainsi de suite. C’est ainsi que le travail devient progressivement « labeur »
  • On vit toujours sous la prescription d’Aristote avec le distinguo fondamental entre ce qu’il appelle la poièsis et la praxis. La praxis (la « pratique ») n’aurait d’autre fin que le perfectionnement de l’agent. Quant à la poièsis (la « production »), elle aurait pour finalité une œuvre extérieure à l’agent notamment la production de biens et/ou de services. Concernant la poièsis, l’agent ne serait rien, l’œuvre extérieure serait tout.
  • Cette dichotomie reste très vivace et continue d’avoir des implications concrètes dans la société. Par exemple, celui qui organise le travail est censé être plus intelligent que celui qui fait le travail.
  • D’où le fait que plus on monte dans la hiérarchie, plus on s’éloigne du réel, plus on travaille sur la stratégie et plus on est payé
  • Question sur le rapport à la vérité au sein des organisations
  • Réponse d’Ibrahima : « Le réel c’est quand on se cogne » en citant Jacques Lacan. Le réel n’est pas d’abord possible. On peut cependant essayer d’y accéder par un outil souvent humilié : la parole. Elle n’est pas en odeur de sainteté car elle « divise », confronte les perceptions pour se frayer un chemin vers la vérité, l’indicateur « unit », « affirme », il ne connait pas la nuance. Nous ne devons pas avoir peur de la vérité car soit elle rend plus fort soit plus prudent.
  • Question sur les maux du travail qui explosent. Comment les expliquer ? Sont-ils davantage présents dans les entreprises soumises au marché ?
  • Réponse d’Ibrahima : La situation est comparable au sein des administrations et du secteur public Pourquoi ? Parce qu’elles sont soumises à la même philosophie de gestion : minimiser les coûts, maximiser les gains.
  • La vraie différence se fait de moins en plus , de nos jours, par rapport à l’exposition au marché mais sur la philosophie de gestion. Exemple de la T2A à l’hôpital.
  • Question sur la culture d’entreprise et son impact sur la qualité de vie au travail ?
  • Réponse d’Ibrahima : C’est un mot valise. Par humilité, Ibrahima dit préfèrer le terme de « sens commun » plutôt que de culture. Des ethnologues mettent beaucoup d’années à appréhender une partie de la culture d’un peuple, en entreprise, nous voulons « manager la culture » ! C’est héroïque !
  • D’ailleurs, s’il faut parler de culture dans une entreprise, il y aurait plusieurs car la « la culture » des cadres n’est peut-être pas la culture des « employés », « la culture » d’un site donné diffère peut-être de « la culture » d’autres sites.
  • Question sur la formation à tout le moins perfectible des étudiants en management avec des étudiants qui décrochent leur diplôme car il faut atteindre un quota mais en n’ayant pas appris à penser et à cultiver leur esprit critique.
  • Réponse d’Ibrahima : Pour faire du management, il faut deux grandes choses : des techniques/outils et surtout l’implexe à savoir la production spontanée de sensibilité comme le définit Paul Valéry.
  • Aujourd’hui, les écoles ne forment pas des managers mais des préposés au management
  • Il faut une ouverture sur toutes les disciplines dont les disciplines littéraires : « La philosophie sert à vivre sans certitudes » disait Bertrand Russell
  •  
  • Question : Pourquoi est-ce, au final toujours la faute d’un collaborateur qui a un problème particulier/personnel et jamais la faute de l’organisation ?
  • Réponse d’Ibrahima : c’est le réflexe courant de recourir à ce qu’il appelle le « traitantisme ». Il est toujours plus simple de traiter les individus que de traiter le travail.

Conclusion

Cette conférence aura permis un échange fructueux et passionné entre Ibrahima Fall et le public et lui aura donné l’occasion de développer ses thèmes et concepts de prédilection à savoir les enjambeurs, le traitantisme, la phraséologie, la micrologie des faits managériaux…

Enfin, pour conclure cette conférence, Ibrahima a présenté une nouvelle initiative qui lui tient à cœur intitulée « Great work to play ! Le travail réel nous concerne © », une initiative visant à fédérer des organisations (entreprises privées et organisations publiques), et des professionnels (praticiens, consultants, coachs, enseignants-chercheurs …) autour de la reconnaissance du travail réel. Il devrait s’exprimer plus amplement sur ce sujet dans les semaines à venir.

DRH : l’approche HRBP « m’a tuer » mais c’est peut-être pour mieux renaître !

Les Directions des Ressources Humaines sont souvent de parfaits boucs émissaires et des victimes expiatoires d’un héritage qui les dépassent. Elles sont fréquemment critiquées car, selon les cas, elles peuvent symboliser les échecs d’un certain management ou simplement être tenues responsables, par association, de l’explosion des maux du travail.

Par ailleurs, depuis des années, les donneurs d’ordre, les dirigeants, les trouvent « pas assez business », « trop dans l’administratif », pas assez « aidantes». On leur intime l’ordre de prouver leur valeur ajoutée voire de la calculer.

En réponse à ces critiques, grâce à un consultant américain Dave Ulrich et son best-seller « Human Resource Champions» en 1997 censé poser les bases de cette nouvelle orientation, elles promettent d’être des business partners, des partenaires de confiance pour féconder le business.

Cette injonction à être « business friendly » infuse lentement et sûrement même dans la fonction publique. Cependant, il me semble que cette inclinaison prise par les RH ces dernières années est, paradoxalement, un coup de grâce porté à la fonction RH mais aussi une opportunité extraordinaire pour passer du transformisme à une véritable transformation qui placerait le travail au centre des organisations et de la performance, pour plusieurs raisons :  

1. La différence entre l’approche business partner et la GRH « classique » n’est pas une différence de nature mais de temps : « Faire le lien avec le business », c’est dans le jargon de l’approche business partner : accompagner les directions notamment celles qui sont des centres de « profit » dans la définition de leurs besoins en matière de recrutement, de formation, de compétences, de politique salariale, de management… Cela consiste à huiler les rouages pour que le business « tourne » au mieux. Elle est donc incarnée par des femmes et des hommes capables de résoudre des problèmes de par leurs expertises propres ou en faisant appel aux experts des autres domaines RH (experts et/ou centres d’expertise, services partagés…). Ainsi, à y regarder de très près, il s’agit moins d’un changement radical de la fonction RH que d’une gestion sur-mesure des « ressources humaines » c’est-à-dire au plus près du « théâtre des opérations ». Les procédures ne sont pas fondamentalement simplifiées, elles sont davantage contextualisées. D’ailleurs, malgré ce flirt avec le business, il reste toujours difficile voire impossible de quantifier l’apport de la fonction au business malgré les injonctions des tenants d’une gestion des ressources humaines qui « doit prouver qu’elle rapporte plus qu’elle ne coûte ». Rappelons que le gourou Dave Ulrich, dans son ouvrage, intime l’ordre aux professionnels des RH d’apprendre à transcrire leur travail en performances financières. « Une espérance creuse qui réchauffe les cœurs » dirait un sage, étant donné la matière en question.

2. L’approche business partner tend à « radicaliser » la gestion des « ressources humaines » : A défaut de ne toujours pas savoir calculer le ROI de la fonction RH, une gageure hormis pour les ayatollahs de la quantophrénie, ce qui est certain, c’est qu’avec cette inclinaison « business », elle s’éloigne de la connaissance des conditions du travail réel, producteur de santé et donc de performance à long terme. Arrimée au business, la fonction RH n’a jamais aussi bien porté son nom. Elle fait du « traitement » de la « ressource » en « qualité » et en « quantité » son objectif fondamental pour « rendre service », malgré l’humanisme verbal affiché. D’un rôle d’instructeur à charge et à décharge car assez loin du « théâtre des opérations » pour penser le pire afin de l’écarter ou pour préparer l’avenir, la fonction RH devient un partenaire du business avec comme horizon le business, rien d’autre. L’approche business partner est le révélateur suprême d’une erreur originelle de la fonction ressources humaines consistant à confondre le collectif de travail avec une collection d’individus uniquement liés par la profession. Une telle erreur invisibilise l’essentiel des dynamiques humaines à l’œuvre dans une organisation. Rien d’étonnant donc que les maux du travail prospèrent malgré les rustines et autres innovations langagières pour colmater les brèches.

3. L’approche business partner renforce le déni de la pluridimensionnalité du travail par un taylorisme basé sur l’intelligence de l’instant voire de l’urgence : cette radicalisation de la rationalité instrumentale au plus près du business, toujours par le truchement de dispositifs de gestion (processus, procédures, évaluations individualisées des performances, référentiels métiers etc.) finit non seulement par tarir les viviers de ressources psychologiques et sociales comme dirait Yves Clot, lesquels sont nécessaires à l’action collective durable en détruisant les solidarités de métiers, mais aussi par obstruer les ressorts de la confiance et donc de la coopération. Au désengagement des salariés, s’ajoute la méfiance, voire la défiance, vis-à-vis des entreprises : en 2019, la fondation américaine International Republican Institute a mené une enquête dans 42 pays démocratiques qui montre, qu’en moyenne, seules 41 % des personnes interrogées font confiance aux grandes entreprises (33 % en France). Seuls 11 pays sur les 42 accordent une confiance à hauteur de plus de 50 % aux plus grandes entreprises. Avec une telle défiance des salariés vis-à-vis des entreprises, la capacité de ces dernières à générer une performance durable est questionnée.

La Direction des Ressources Humaines est donc dans une impasse. D’une part, l’institutionnalisation de la gestion des ressources humaines a fini par occasionner ce que Yvan Illich appelait la contre-productivité : en l’espèce, plus on gère les humains comme des ressources, plus on s’éloigne de la connaissance du milieu (organisation) pour soutenir un effort durable de la part des travailleurs dans de bonnes conditions (développement de soi et des autres, puissance d’expansion, participation à une œuvre collective…). A ce propos, les professionnels des ressources humaines sont très réalistes comme on le note dans l’édition 2023 du « baromètre sur les RH au quotidien » qui compare, entre autres, ce que ces professionnels font par la force des choses et ce qu’ils voudraient réellement faire, c’est édifiant! La qualité empêchée n’épargne pas non plus la fonction GRH !

Edition 2023 du « baromètre sur les RH au quotidien » par Tissot éditions et PayFit

D’autre part, plus on s’éloigne du milieu nécessaire au développement soutenable des individus et des collectifs de travail plus le « business » requiert que la fonction RH s’approche des « opérations » alors qu’un tel rapprochement est toujours synonyme d’entropie du milieu car le collectif de travail producteur de performance soutenable et de santé ne se prescrit pas.

Cependant, la DRH n’a pas démérité. Elle fait au mieux ce pourquoi elle a été créée : « gérer les humains comme des ressources » en essayant lorsqu’elle le peut, mettre de « l’humanité » dans les rouages car elle est composée, sauf exception, de professionnels qui veulent bien faire. Cette gestion des ressources humaines même agrémentée « d’humanité » ne sort pas de la trajectoire dessinée par les premiers théoriciens du management (moderne), Taylor aux USA et Fayol en France, deux ingénieurs visiblement plus à l’aise avec le monde objectif qu’avec le monde social et subjectif (surtout Taylor) c’est-à-dire ce qui fait la complexité du travail. D’ailleurs Dave Ulrich, le théoricien de l’approche business partner, dans son ouvrage cité plus haut, a rajouté au déni du réel des anciens, le cynisme des contemporains, en assumant sans fard une certaine philosophie gestionnaire : « HR departments are not designed to provide corporate therapy or as social or health-and-happiness retreats. HR professionals must create the practices that make employees more competitive, not more comfortable » : « Les départements des ressources humaines ne sont pas conçus pour offrir une thérapie d’entreprise, ni pour servir de refuge social ou de refuge de santé et de bonheur. Les professionnels des RH doivent concevoir des pratiques qui rendent les employés plus compétitifs et pas forcément plus confortables ! ». C’est clair, c’est dit !

Aujourd’hui, il faut sortir de cette impasse car encombrée de représentations, la Direction des Ressources Humaines n’accède plus que par accident au travail réel dans les organisations.

Je pense qu’il y a une alternative entre une GRH phagocytée par l’administratif et une GRH fortement entraînée vers un rôle de « politicien » par une approche business partner qui fait que, comme le disait Karl Kraus, ce n’est plus le but qui commande la hâte mais la hâte qui commande le but. C’est pourquoi je propose de placer le travail et le soin à son endroit au cœur de la performance des entreprises et des organisations en général en passant d’une Direction des Ressources Humaines à une Direction du Travail (DT). Ainsi, outre la gestion administrative (entrées, sorties…) et la gestion formelle des relations sociales, la Direction du Travail aurait deux prérogatives centrales :

Instituer le sujet et le collectif de travail en lieu et place de la ressource humaine en réinterrogeant les dispositifs d’accompagnement (recrutement, formation, développement…) et en les amendant à la lumière de ce repositionnement.

Aider à créer les conditions de possibilité de la coopération et s’assurer que cette dernière est effective dans l’espace et dans le temps : la DT doit avoir un rôle de vigie pour alerter et prévenir des risques de dégradation des conditions de la coopération dans tous les compartiments de l’entreprise. Ces risques peuvent être organisationnels, structurels, humains (pratiques managériales) ou bien liés au système d’information.

Néanmoins, soyons clairs, je ne crois ni au bon vieux temps, vous l’aurez compris, ni aux lendemains qui chantent simplement grâce à la « force intrinsèque des idées vraies », les rapports de force, les luttes de pouvoir seront encore bel et bien présents. Je crois simplement à notre capacité de faire du travail, de sa direction, des conditions de sa délibération, un instrument au service du développement personnel des travailleurs et de la performance. Cela exige une réorientation quasi complète de la perspective que les organisations donnent au travail et à l’action collective. Les conséquences seront fondamentales sur la manière de penser l’entreprise, sa trajectoire, ses différentes fonctions, ses principaux dispositifs de gestion des risques, les postures et l’expertise des femmes et des hommes qui doivent accompagner cette transformation etc…

Il est donc bien temps de se rendre compte que le véritable business partner, c’est un travail « qui permet de mieux vivre »  c’est-à-dire un travail dans lequel les travailleurs se reconnaissent malgré les contingences du réel car ils seront plus enclins à donner le meilleur d’eux-mêmes pour contribuer à l’œuvre commune et in fine à la prospérité d’une nation. Au moment où le « travail » n’est plus totalement caché par l’emploi ou le management avec des prises de paroles fortes des pouvoirs publics notamment sur la nécessité de bâtir un « pacte de la vie au travail », les entreprises pourraient facilement tomber dans le « travailwashing » si elle ne changent que les discours et les à-côtés du travail. Les conséquences seraient alors désastreuses en termes d’image et de crédibilité. La Direction du Travail permet d’entériner le nécessaire changement de paradigme et d’ancrer la qualité du travail au centre de la création soutenable de valeur. C’est l’instrument majeur pour animer un pacte nécessaire sur le travail réel qui va au delà d’un simple pacte sur la vie au travail. Il y va du réarmement symbolico-pratique des entreprises pour faire face aux nombreux défis de l’époque (défis sociaux, sociétaux, technologiques, environnementaux…). Saisissons cette chance !

Pour aller plus loin :

« L’entreprise contre la connaissance du travail réel ? « L’humain d’abord » ou le syndrome du sacrifié en premier » par Ibrahima FALL, paru en février 2023.

Sortie de mon livre « L’entreprise contre la connaissance du travail réel ? : « l’humain d’abord » ou le syndrome du sacrifié en premier ».

J’ai le plaisir de vous annoncer la parution de mon ouvrage intitulé :
 
L’entreprise contre la connaissance du travail réel ? : « l’humain d’abord » ou le syndrome du sacrifié en premier.
 
Ce livre est le résultat d’une réflexion chemin faisant par le truchement d’articles et autres prises de parole de quelqu’un ayant la chance d’avoir une expérience plurielle : chercheur en management, créateur d’entreprises, salarié de grandes entreprises, consultant en management.
 
Au fur et à mesure de ce long voyage de plusieurs années qui m’a permis de confronter les perspectives (théorie et pratique, grande et petite entreprise, public et privé, opérationnel et consultant etc..), il m’a semblé évident que le management bien que décrié car trop souvent médiocre n’est que l’arbre qui cache une certaine crise de la connaissance dans les organisations. En effet, alors que les entreprises et les organisations en général doivent faire face comme jamais à des enjeux de civilisation (enjeux politiques, technologiques, écologiques, sociaux, sociétaux…, si toutefois une telle distinction est encore possible dans notre modernité), nous y constatons de plus en plus un effondrement de la pensée du travail qui ne permet pas à ces dernières d’être pleinement et concrètement à la hauteur de ces défis malgré une force technologique sans précédent.

Ce livre n’est donc surtout pas un livre de recettes (inutile voire nocif, hélas, il y en a beaucoup sur le management) ni un livre de méthodes (le monde vivant n’est pas réductible à une méthode). C’est un ouvrage qui, d’une part, donne à voir le travail tel qu’il est dé-pensé dans de nombreuses organisations avec un management paresseux porté à bout de bras par des marchands de sommeil conceptuel ; d’autre part, il dessine, à destination de tous ceux engagés dans l’action dans et pour les organisations (opérateurs, managers, dirigeants, consultants en management, chercheurs en management…) des canevas pour re-penser le travail, les dynamiques de transformation et de changement qui en donnent le rythme, sans idéalisme naïf mais en remettant dans le jeu tout ce qui, malencontreusement (ou pas), a été mis hors-jeu.
 

L’ouvrage est dorénavant disponible sur le site de l’éditeur, sur Amazon, à la Fnac, sur Cultura… et dans toutes les librairies de proximité.
L’Harmattan L’ENTREPRISE CONTRE LA CONNAISSANCE DU TRAVAIL RÉEL ? – « L’humain d’abord » ou le syndrome du sacrifié en premier, Ibrahima Fall – livre, ebook, epub (editions-harmattan.fr)
AMAZON L’entreprise contre la connaissance du travail réel ?: L’humain d’abord » ou le syndrome du sacrifié en premier » : Fall, Ibrahima: Amazon.fr: Livres

FNAC L’entreprise contre la connaissance du travail réel ? « L’humain d’abord » ou le syndrome du sacrifié en premier – broché – Ibrahima Fall – Achat Livre | fnac

L’allégorie de Nabilla ou la maladie des faits

En voyant sur Amazon le nombre de commentaires et les évaluations concernant un ouvrage de Paul Valéry intitulé « le bilan de l’intelligence », issu d’une conférence prononcée en 1935 et un ouvrage de Nabilla intitulé « Trop vite », on ne peut que sourire du « taux d’engagement » comme on dit aujourd’hui, relativement bas, en faveur de l’ouvrage de Paul Valéry (pour quelqu’un qui connaît ce dernier, bien sûr).

Néanmoins, j’ai voulu profiter de l’occasion pour illustrer ce que j’appelle « l’allégorie de Nabilla » ou la maladie des faits afin de mieux expliciter les limites d’un esprit ou d’un management uniquement rivé sur les faits et rien que les faits. S’appuyer uniquement sur les faits en faisant fi de la connaissance qui permet de leur donner du sens est aussi dangereux que de nier les faits car le glissement des faits aux opinions n’en est que plus redoutable! Le fameux « c’est factuel » est rarement suffisant pour saisir le sens des choses, pour s’approcher de la vérité et donc pour minimiser les risques de tomber dans l’erreur et dans l’illusion.

Voici le raisonnement qui semblant logique peut très vite dériver sur des opinions :

  1. Sur Amazon, le livre de Nabilla (Trop vite) est mieux noté que le livre de Paul Valéry (Le bilan de l’intelligence) : 4,4 contre 4,2.
  2. Il y a 386 personnes qui ont noté le livre de Nabilla et seulement 39 personnes le livre de Paul Valéry
  3. Le livre de Nabilla est donc plus « populaire » (sur Amazon) que le livre de Paul Valéry
  4. Le livre de Nabilla est donc plus « utile » que le livre de Paul Valéry
  5. Nabilla est donc plus « utile » que Paul Valéry
  6. Du moment où 386 personnes plébiscitent le livre de Nabilla et que 39 seulement le livre de Paul Valéry, Nabilla exprime plus « la vérité » que Paul Valéry
  7. Paul Valéry est donc moins « important » que Nabilla
  8. Nabilla est donc définitivement un personnage plus « important » que Paul Valéry.

Si nous nous arrêtons uniquement aux faits en faisant fi de l’histoire, du contexte, du contenu des livres, de la biographie des auteurs… grosso modo de toute la connaissance qui permet d’avoir une chance non négligeable d’avoir un jugement « correct », le raisonnement développé ci-dessus est factuel jusqu’au point 3 notamment. Puis l’opinion prend le dessus sur les faits.

Un tel glissement rapide des faits aux opinions aurait être minimisé par une mise en contexte des faits, antidote à la généralisation, à l’essentialisation, à l’extrapolation, à la minoration hasardeuses pour éviter de passer à côté de l’essentiel. Sans une telle mise en contexte, ce qui advient, très souvent, c’est le remplacement de la conception traditionnelle de la vérité (correspondance entre la pensée et la réalité) par ce que Robert Musil appelait des « prothèses de vérité ». Notre époque ne manque pas de « prothèses de vérité » : A la vérité-réussite et à la vérité-satisfaction dont parlait Bouveresse, on peut ajouter la vérité-utilité, la vérité-préférence, la vérité-sincérité… De telles « prothèses » cimentent in fine l’erreur et l’illusion, ce qui n’est jamais sans conséquence. « On ne cache pas le cadavre d’un éléphant sous les feuilles » dit un proverbe Beti.

En entreprise, la maladie du déni du réel se drape soit dans le déni des faits (très classique) mais aussi dans le fait de ne tenir compte, exclusivement, que des faits : notamment ce qui se voit, ce qui se constate, ce qui se mesure sans la nécessaire mise en contexte . Le culte des faits (et rien que des faits) sans ce qui permet de donner du sens aux faits c’est à dire la connaissance mène inexorablement toute organisation vers un lit d’absurdités qui, sans les conséquences concrètes sur la vie des gens et sur la performance à long terme de toute organisation, nous ferait, avec du recul, plus rire que pleurer. D’ailleurs, l’absurdité peut y être aussi spectaculaire que de comparer les productions intellectuelles de Nabilla et de Paul Valéry (exemples : prendre un indicateur pour un objectif; penser que le sens est dans les mots…) mais nous n’y prêtons pas (plus) attention car, quelque chose qui devient trop réel cesse, hélas, d’être un problème. Nous nous accoutumons très vite à la bêtise même lorsqu’elle est spectaculaire. L’Homme est ainsi fait.

L’antidote contre un esprit uniquement rivé sur les faits et qui pense que les faits se suffisent à eux mêmes, c’est le discernement qui ne s’acquiert que par la culture générale (qui n’est pas la documentation ou le savoir que détiendrait un fort en thème), c’est à dire toute connaissance qui permet de s’orienter dans la pensée et dans l’action par le truchement de l’imagination et de la sensibilité. D’ailleurs un curieux hasard fait que dans le livre de Paul Valéry dont il est question plus haut, ce dernier qualifie la sensibilité « de véritable puissance motrice » de l’intelligence mais nous alerte du risque de la voir s’altérer à cause d’une pléthore d’abus : « abus de vitesse, abus de lumière, abus de toniques, de stupéfiants, d’excitants… Abus de fréquence dans les impressions ; abus de diversité ; abus de résonance ; abus de facilités ; abus de merveilles ; abus de ces prodigieux moyens de déclenchement, par l’artifice desquels d’immenses effets sont mis sous le doigt d’un enfant ». Pour ainsi dire, l’abus de l’instant, le frère siamois de l’abus des faits, nous ronge comme la chenille ronge les feuilles d’une plante.

Vivre que des faits sans la connaissance qui permet de comprendre les faits, c’est sacrifier le sens des choses. Mr Gradgrind, un des personnages clés du livre de Charles Dickens, Les Temps difficiles, qui voulait bannir l’imagination de la pédagogie à l’école et réduire le monde aux seuls faits, l’a appris à ses dépens.

Enjamber le réel, c’est donc soit nier les faits, soit être trompé par les faits (basculer dans les opinions comme on le voit dans l’illustration ci-dessus) ou se tromper carrément de faits. C’est le drame actuel du management et osons le, de l’époque. Il en sera ainsi aussi longtemps que le culte exclusif des faits sans mise en contexte ne laissera pas de place au culte de la connaissance qui éclaire les faits. Ce n’est pas gagné car comme l’avait bien vu Edgar Quinet, « nous avons contracté un tel besoin de faux que nous voulons être trompés, même dans les choses qui n’ont de valeur que par leur véracité ». La déséducation actuelle à la réalité par l’abstraction et le formalisme, le culte sans la culture qui fertilise le discernement n’arrangent rien à l’affaire car Nabilla a raison, nous allons décidément « trop vite » en besogne alors que « le bilan de l’intelligence » autrement dit la réflexivité comme la pratique Paul Valéry, nécessite de perdre du temps pour mieux en gagner. George Bernard Shaw avait raison, il faut toujours « rester humble devant les faits, garder sa fierté devant les croyances ».