Les sempiternels faux problèmes du management

Une entreprise comme toute organisation a besoin de foi.  Cette foi s’exprime par le biais de croyances ancrées comme la nécessité de situer son action au-delà des besoins matériels de l’être humain et ainsi œuvrer pour des idées qui dépassent la satisfaction d’intérêts personnels. Ce que l’on sait moins, c’est la place qu’occupent les faux problèmes dans ces mêmes organisations, faux problèmes qui sont autant d’actes de foi. Paraphrasant Jacques Ellul au sujet de la politique, on peut dire que le management institutionnalisé est devenu l’art de généraliser de faux problèmes, de donner des faux objectifs et d’engager de faux débats, le tout avec une mobilisation bien réelle des femmes et des hommes.

Ainsi, s’il y a quelque chose bien réelle dans les organisations et leur management, ce sont les faux problèmes qui engendrent un déploiement non négligeable de ressources pour ne produire que des fausses solutions. Néanmoins, les fausses solutions ne sont pas que des ersatz de réponses à de faux problèmes car bien souvent, elles finissent par engendrer de vrais problèmes managériaux. En outre, les faux problèmes mobilisent beaucoup d’énergie, de temps et donc d’argent pour des résultats plus que discutables tout en embolisant la capacité à faire. Pendant qu’on s’occupe des faux problèmes, on ne s’occupe pas des vrais problèmes.

En voici quelques-uns :

Le besoin de référentiels de compétences :  Personne n’a jamais vu directement une compétence de sa vie car elle n’existe que dans l’action (elle ne s’observe pas directement mais se déduit) , néanmoins cela n’empêche pas les entreprises et les institutions publiques de se mobiliser grandement pour formaliser des « référentiels de compétences ». Cherchez l’erreur ! Nous sommes donc souvent en présence de parfaites usines à gaz de « choses » qui ne sont pas censées se voir à l’œil nu, vous partagerez avec moi mon incrédulité face à ce type de réalisations ; Malgré cela, ces référentiels sont devenus centraux dans beaucoup d’organisations car ils déclenchent, entre autres, des parcours de formation et des appréciations sur les « compétences » supposées des individus.  D’ailleurs, chaque entreprise choisit une architecture et un niveau de granularité différents pour décrire les « compétences » nécessaires à son développement. On pourrait même dire qu’il y a autant de modèles de compétences que d’entreprises. Qui a raison ? personne ne le sait !

J’ai donc toujours été amusé par cette grande mobilisation de femmes et d’hommes pour le travail fastidieux dit de formalisation de référentiels de compétences. Les entreprises peinent d’ailleurs souvent à les mettre à jour car le réel résiste et que la complexité est difficilement modélisable dans un onglet Excel. Disons le clairement, la compétence est un construit social. Comme le précisent les auteurs de l’ouvrage collectif « Traité de psychologie du travail et des organisations » sous la direction de Jean-Luc Bernaud et Claude Lemoine, « la sociologie du travail a bien mis en évidence que la compétence est un construit social répondant à d’autres logiques que celle strictement limitée à l’identification et l’évaluation des conditions individuelles de la performance au travail ». La compétence déborde donc toujours l’individu. En outre, étant donné qu’il y a toujours un décalage entre le travail prescrit et le travail réel car le travail est par définition vivant, aucun référentiel de compétences (soft ou hard skills) ne peut présupposer l’intelligence pratique nécessaire pour réaliser une tâche car comme l’ont montré les ergonomes, cette intelligence pratique est même en avance sur la conscience que les travailleurs en ont et sur la verbalisation qu’ils peuvent en faire. Bien sûr, il faut former les travailleurs aux techniques en cours ou à venir mais réfléchir sur le caractère capacitant de l’environnement de travail mobilisera autant voire moins de ressources pour des gains plus assurés.

Enfin, il ne faut pas perdre de vue le fait que beaucoup de grandes réalisations des entreprises ont pu voir le jour sans cette armada de référentiels de compétences. La notion de compétence n’émerge qu’à partir des années 70 sous l’impulsion d’un certain David McClelland, enseignant de psychologie (à l’Université Harvard et spécialisé dans l’étude de la motivation) et fondateur du cabinet de conseil Hay-McBer (devenu Hay Group) et grâce au travail intéressé « d’évangélisation » des cabinets internationaux de conseil. La compétence professionnelle apparaît réellement en France selon un rapport de France Stratégie paru en avril 2021 qu’à «l’orée des années 1990, sous la forme d’un « modèle de la compétence »». Il y avait donc une vie dans les entreprises avant les référentiels de compétences, c’est un truisme de le dire.  

La nécessité d’une conduite du changement : « conduire le changement » est une expression passée dans le jargon managérial même si lexicalement, elle ne veut pas dire grand-chose. Le changement est souvent abusivement assimilé à la transformation. Ainsi conduire le changement, c’est en filigrane, inciter le corps social à se transformer à coup d’informations, de formations voire de coaching. Il y aurait ainsi deux camps : le camp des « sachants », le camp de ceux qui ont compris et qui réfléchissent pour les autres et le camp des nigauds qu’il faut inciter à changer car c’est dans leur intérêt. Une telle perception de la réalité traduit une méconnaissance d’une part des dynamiques organisationnelles et d’autre part des conditions de possibilité d’une transformation. Il est utile de rappeler que pour transformer, il faut comprendre le réel du travail et les dynamiques qui s’y jouent. Ce n’est qu’à partir d’une telle connaissance, qu’on peut mettre en œuvre les conditions (au bon niveau de maturité) d’une véritable transformation. Les démarches instrumentales de conduite du changement rassurent même si très couteuses mais elles sont surtout les véhicules d’un certain transformisme qui, par essence, passe à coté des sujets de fond. Néanmoins, les faits sont têtus : tout transformisme est voué, un jour, à atteindre un seuil de retournement, atteinte qui se manifeste souvent par le truchement d’une crise qu’on aurait pu éviter par le simple fait de respecter le réel. Les nombreuses ressources internes et externes et les budgets conséquents mobilisés pour répondre à ce faux problème sont autant de ressources qui auraient été nécessaires pour mettre en œuvre les conditions d’une véritable transformation au-delà des mots.  D’ailleurs, il est à noter que selon les études, une majorité des projets de transformation digitale sont en échec c’est-à-dire que les résultats opérationnels escomptés ne sont pas atteints. Pas besoin d’être un grand logicien pour se rendre compte que quelque chose ne tourne pas rond au royaume de la conduite du changement.

L’indispensable partage des valeurs par le storytelling : La narration organisationnelle (storytelling) nous dit Thierry Burger-Helmchen, chercheur en sciences de gestion « est le processus continu de construction de sens (sensemaking), d’une culture historique commune, et de connaissances partagées entre les membres d’une organisation afin de comprendre le passé, partager les événements du présent et fabriquer l’avenir. Il s’agit de manager l’histoire de l’entreprise et, de préférence, grâce au storytelling, de présenter sous un jour favorable les actions passées des managers, la naissance des produits phares de l’entreprise, sa croissance et sa conquête de certains marchés, ainsi que ses principaux succès. Ainsi, la narration organisationnelle définit les récits à travers lesquels certains événements, parfois majeurs, parfois insignifiants, se chargent d’une signification symbolique et participent à façonner la culture interne et la renommée externe de l’entreprise ». En matière de travail, les contes de fées n’existent pas. Les valeurs ne se proclament pas, elles doivent être incarnées dans le réel du travail. C’est pourquoi pour le sociologue Albert Ogien, reprenant les travaux de Dewey, « « ce qui fait valeur » se dévoile à mesure que les individus découvrent ensemble « ce à quoi ils tiennent » dans une situation d’action précise ». Dès lors, « les valeurs peuvent prendre un contenu très différent selon le contexte de l’activité dans laquelle l’usage qui en est fait se réalise ». Discourir sur les valeurs en pensant transmettre par ce biais du sens ou des valeurs est une vue de l’esprit. D’ailleurs, plus les valeurs proclamées sont éloignées des valeurs « logées dans les activités » (selon l’expression consacrée), plus vous risquez de créer du cynisme voire pire du désengagement. Cette énergie déployée dans la construction de discours mériterait d’être mise au service de la connaissance du travail réel et de la mise en œuvre effective de véritables collectifs de travail au-delà du travail collectif.

Ces trois exemples ne sont que quelques-uns des faux problèmes qui embolisent la capacité à faire des organisations. Ils dérivent tous d’une propension à l’abstraction et au formalisme qui a pour conséquence d’enjamber l’existence et le concret. Ces faux problèmes ont néanmoins toujours un sens symbolique non négligeable : la conduite du changement traduit la confirmation de la stratification structurelle (ceux qui conçoivent et ceux qui exécutent), une légitimation des grades et des rapports de pouvoirs liés ; les référentiels de compétences renvoient au vieux mythe du travail exact et à la peur ontologique de l’incertitude ; la transmission des valeurs par le storytelling met en exergue une conception moderne du paternalisme managérial et de la croyance en un sens qui serait dans les mots.

Il n’y a donc pas de tabou à s’attaquer à ces faux problèmes, bien au contraire. Cela ne sera pas juste faire œuvre de salubrité organisationnelle mais il s’agira aussi de dégager de la capacité à faire pour enfin s’atteler aux sujets fondamentaux. En effet, les vrais problèmes ne manquent pas : bâtir les conditions d’une transformation de plus en plus perlée (successions rapides de transformations), organiser la compétition argumentative pour ajuster les perspectives, mettre en œuvre des environnements capacitants, réfléchir sur la morale du travail… Pour l’ensemble de ces sujets, il n’y aura pas de « solutions », seulement des « arrangements » car nous ne sommes pas dans le registre des problèmes mathématiques ou techniques mais dans celui des problèmes « managériaux » qui sont éminemment « politiques » c’est-à-dire nécessitant de ne pas perdre le sens du tout. Avec tous les défis (technologiques, environnementaux, sociaux…) que les entreprises doivent relever, Il est plus que jamais nécessaire de traquer les faux problèmes pour se mettre enfin à travailler sur le réel des problèmes.

Une réponse sur “Les sempiternels faux problèmes du management”

  1. je partage entièrement votre propos même si la stigmatisation des « faux problèmes » peut en premier abord créer un flou sur l’intention – comme une sorte d’arrogance à dire je sais ce qui est vrai et ce qui est faux. Votre propos s’éclaircit dans la deuxième partie. Au risque de vous paraphraser je formulerai qu’il y a faux problème quand quelques uns considèrent les autres comme des objets par nature incapable de savoir. Car le vrai sujet, c’est de considérer ses pairs humains, comme des acteurs intelligents – plus ou moins éclairés certes – mais quand on crée les conditions ils savent devenir intelligents avec leur situation et la faire progresser. Le vrai sujet est de les considérer comme de vrais sujets de leur propre réalité en devenir. De fait beaucoup de problèmes peuvent générer rapidement des solutions portés par tous. On quitte les référentiels normatifs et statiques pour parler de dynamiques et de capacités collectives que les acteurs eux mêmes savent décrire pour situer leur propre progression. Le delta entre les deux mondes, entre celui qui s’épuise dans les faux problèmes et celui qui engendre une capacité collaborative continue, c’est l’intelligence collective, le rôle de facilitateur qui peut être le fait d’un externe, ou d’un ou plusieurs managers internes, ou du fait que tous les membres du collectif soit devenu par leur parcours de réels praticiens. La croissance des défis ne nous laisse pas d’autres choix aujourd’hui que d’être intelligents ensemble au niveau équipe, organisation, territoire. Le chemin est encore long mais il est porté par sa propre énergie : plus on y avance plus on y prend plaisir individuellement et collectivement. Merci pour votre article !

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