En entreprise comme ailleurs, la pauvreté du langage implique une pauvreté des pratiques

En entreprise comme ailleurs, la pauvreté du langage implique une pauvreté des pratiques

Il est assez usuel de faire le constat d’un management devenu pathogène, incapable de performance durable en sauvegardant l’envie et la santé des collaborateurs. Il est donc normal de rechercher des « solutions » pour mettre fin à ce « gâchis humain » et économique. Le reflexe consiste à chercher à repenser les pratiques de management à l’aune d’un certain « humanisme » ou d’une certaine « pertinence ».

Il me semble que nous passons à coté de l’essentiel en allant directement faire une archéologie des pratiques. Une analyse sans fard du langage managérial permet de lever le voile sur l’incapacité de beaucoup d’entreprises à comprendre le réel et donc à aider à le transformer sans « tordre » les humains et la performance à long terme.

En effet, la corruption du langage, comme le montrent Orwell, Kraus et tant d’autres mène inexorablement à la corruption des faits.  

D’ailleurs Kraus nous demande de distinguer la langue de la phraséologie. Pour Kraus, la langue n’est pas un simple moyen technique de communication mais un outil pour penser : « c’est elle qui guide la pensée en ouvrant ses possibilités ; c’est en elle que la parole se singularise en toute fidélité sémantique à ce qu’elle autorise ; c’est elle qui oblige en disposant le cadre de toute responsabilité de vérité et d’éthique. [Elle est] ce qui énonce la condition de la pensée libre ». La langue ne sert pas à peindre le monde, elle façonne « monde et sens par l’imagination ».

Pour Kraus, la langue devient phraséologie dès lors qu’elle « se fie aux contenus objectifs et intentionnels qu’elle véhicule » car « elle se laisse contaminer par les assauts de l’extériorité avec tous ses attributs – valeurs dominantes, discours convenus et obligés, contraintes commerciales de la Presse, idéologie ».  Elle devient ainsi une tentative de « duplication d’une objectivité construite et conventionnelle », « mécanique et disponible, indéfiniment réitérable ». La phraséologie est une langue morte, une œuvre morte qui ne peut créer rien de vivant.

Ce que nous appelons langue en entreprise est donc bien souvent une phraséologie au sens de Kraus, une « langue » technique, pauvre, artificielle qui pense dépeindre un réel dont elle n’est que l’avatar. A coté des mots ou des concepts occultants utilisés à tire-larigot sans nuance ou précision (travail hybride, vivre-ensemble, bienveillance, leadership, management participatif, performance, changement/transformation…), nous avons des expressions comme « piloter des transformations » qui participent durablement à façonner un double du réel qui n’est pas sans conséquence sur la réalité vécue et sur le sens. En effet, on peut piloter un changement de structures (outil, processus, mode opératoire, procédure…) jamais une transformation. On ne peut travailler que sur la possibilisation d’une transformation c’est-à-dire sur les conditions de possibilité qui peuvent la faire advenir. Nous avons avec cet exemple (piloter des transformations) un exemple typique de confusion linguistique et sémantique au sens de Wittgenstein.

Outre le fait de malmener la réalité dans un sens fantasmagorique, le triomphe de la phraséologie comme le remarque Kraus, permet « par effet d’atténuation, de neutralisation et d’euphémisation, de banaliser l’inacceptable ». En effet, quelque chose qui devient trop « présente » dans les esprits cesse d’être un problème : on ne s’émeut (plus) de rien ou presque à cause de cette « tyrannie de la phrase » qui dixit Bouveresse « évacue l’imagination, anesthésie la sensibilité et neutralise les réactions humaines les plus élémentaires ». Goebbels avait bien compris le pouvoir des mots sur les âmes : « on ne parle pas pour dire quelque chose mais pour avoir un certain effet » disait -il.

Parallèlement, la phraséologie permet de transformer l’insignifiance objective en importance reconnue (Bouveresse). Nous l’avons vu avec les débats sur l’hybridation du travail avec la crise du Covid alors que d’autres sujets comme la simplicité et la reconnaissance du travail invisible méritaient autant voire plus d’attention. Nous avons aussi en tête tous les débats stériles sur le leadership que d’ailleurs personne ou presque n’arrive à définir précisément.

Pour conclure, je dirais que passer de la « phraséologie » à la « langue » nous permettra de répondre à la moitié des maux du management car comme l’a bien vu Kraus, le déficit de pouvoir vient d’une surabondance de phrases creuses. Il va s’en dire que de nos jours, ce constat lumineux s’applique à beaucoup d’autres secteurs. Avoir un véritable pouvoir sur le réel, c’est d’abord éviter de faire des compromis avec la précision et le sens des mots.

L’esprit de grimpeur : antidote à la bêtise dans les organisations

« Un test d’intelligence conçu par un imbécile est un test d’imbécilité »

Cette phrase forte dans un style peu châtié de Bernard Charbonneau (penseur français et grand ami de Jacques Ellul) devrait tous nous parler. En effet, dans nos entreprises, pullulent des outils, des concepts ou des modes de raisonnement dérivés d’extrapolations hyperboliques de résultats partiels. Leur seule utilité, c’est d’être des marchandises ou des moyens d’en vendre.

Nous n’avons jamais autant eu les moyens pour « expliquer » et « comprendre » alors que nous connaissons une explosion exponentielle du niveau de bêtise, non pas n’importe quelle bêtise mais ce que Robert Musil qualifiait de bêtise intelligente c’est-à-dire la bêtise des personnes qui ont un problème de jugement. C’est ce que Clément Rosset nomme la bêtise du second degré. C’est une bêtise intériorisée et réflexive. Dans cette forme de bêtise, « on a pris conscience du problème de la bêtise ; on sait qu’il faut éviter d’être bête, et, à la lumière de ce scrupule, on a choisi une attitude « intelligente ». Naturellement, cette attitude n’est autre que la bêtise en personne, dont on pourrait dire, en paraphrasant Hegel, qu’elle est « la bêtise devenue conscience d’elle-même » : mais non point dans le sens où elle serait consciente d’être bête, consciente au contraire d’être intelligente, de constituer un relief de lucidité sur le fond de bêtise jadis menaçante, dont elle s’estime désormais définitivement affranchie. Cette bêtise du second degré, apanage des personnes généralement considérées à juste titre d’ailleurs comme intelligentes et cultivées, est évidemment incurable : en quoi, elle constitue une forme de bêtise absolue… ».

Récemment, la première vague du Covid a permis une cure anti bêtise dans les organisations avec une simplification à marche forcée des processus, des procédures et des outils car il fallait « sauver » les entreprises et assurer la continuité des activités dans les organismes publics. Si les entreprises et les organismes publics ont pu se passer de certaines procédures et/ou processus, c’est peut-être qu’ils ne sont pas indispensables dans leur entièreté si nous faisons confiance aux femmes et aux hommes qui font les organisations.

Cette parenthèse inespérée n’a pas été de longue durée. Très vite, la bêtise a repris ses droits d’autant plus qu’elle a une arme redoutable : l’oubli.

Nous fûmes pris en tenaille par des débats (hybridation du travail comme si le travail n’était pas par essence hybride, le nombre de jours de télétravail…) certes nécessaires, mais dérisoires eu égard aux enseignements qu’il fallait tirer de la crise : simplification des processus et procédures, débat dans chaque organisation d’une part sur un passif acceptable pour sortir de l’illusion de contrôle et permettre aux collaborateurs de ne plus être corsetés par un trop plein de procédures et de hiérarchie et d’autre part, sur ce qui doit être fait des fonctions dont le cœur de métier est la production quotidienne de procédures, reconnaissance du travail invisible, valorisation des métiers des près de 4,6 millions de salariés, dits « travailleurs de la deuxième ligne » …

Ces problématiques essentielles n’ont pas résisté au rouleau compresseur de la bêtise car sa production industrielle est de nouveau repartie. Alors que faire ?

Le seul antidote à la bêtise, à ma connaissance, c’est de s’arc-bouter au réel. Comme le dit Clément Rosset, « il y a un moment où cesse le domaine des preuves où l’on bute sur la chose elle-même ». C’est le moment où la discussion s’arrête, c’est donc un moment wittgensteinien : « Ne pense pas, regarde ». Pour bien regarder, il ne faut pas hésiter à se faire aider par des sachants dans les sciences humaines et sociales et plus largement dans les sciences du travail. C’est à mon sens, un des seuls moyens de développer l’esprit de grimpeur dans nos organisations car le grimpeur sait toujours que « le pied le plus sûr est aussi toujours le plus bas placé » (Musil).

Le refus du réel comme un des freins majeurs à la transformation des organisations : le principe de cruauté appliqué aux organisations

Le refus du réel comme frein majeur à la transformation des organisations

Tout projet de transformation, projet qui doit reconfigurer les dynamiques sociales en vigueur dans une organisation pour faire face aux enjeux internes et/ou externes afin d’obtenir le plus en sacrifiant le moins tout en préservant la santé des travailleurs, doit s’ancrer dans le réel de l’entreprise, hic et nunc, sans artifice, sans mise en scène, préservé autant que nécessaire des erreurs et des illusions. C’est donc un truisme de dire qu’il n’y a pas de transformation réussie sans préalablement un effort sérieux pour approcher le réel, le comprendre au mieux et en tirer les conséquences symboliques et opérationnelles.

C’est sans compter sur le principe de cruauté formulé par Clément Rosset, philosophe inclassable qui nous a quitté en 2018.  En effet, partant du constat que « Tout ce qui vise à atténuer la cruauté de la vérité, à atténuer les aspérités du réel, a pour conséquences immanquable de discréditer la plus géniale des entreprises comme la plus estimable des causes », le principe de cruauté, principe qu’il résume en deux principes simples, le principe de réalité suffisante et le principe d’incertitude, est un obstacle majeur au « commerce » avec le réel.

Rosset n’avait certainement pas à l’esprit que ses travaux sur le réel apporteraient un éclairage sans fard de la vie des entreprises privées et des institutions publiques. Néanmoins, il a mis le doigt sur ce qui me semble une des causes profondes des maux dans les organisations : le refus du réel. Tout se passe comme-ci le réel ne se suffisait pas à lui-même, et qu’il faille donc souvent, lui trouver un « double » car « le réel n’est généralement admis que sous certaines conditions et seulement jusqu’à un certain point : s’il abuse et se montre déplaisant, la tolérance est suspendue. Un arrêt de perception met alors la conscience à l’abri de tout spectacle indésirable ». D’ailleurs comme Rosset le pointe du doigt non sans humour, au cas où le réel insisterait, et « tient absolument à être perçu, il pourra toujours aller se faire voir ailleurs ». Dans bien des organisations, dans le secteur privé comme dans le secteur public, le réel n’y est pas que nié, il y est souvent refusé. Les conséquences sont fondamentales et considérables quant à la capacité de régénérescence de ces organisations et leur capacité à préserver la santé des travailleurs et donc leur puissance d’agir.  

Le principe de réalité suffisante et le principe d’incertitude appliquée aux organisations

Le réel est cruel, par « cruauté » du réel, Clément Rosset entend « la nature intrinsèquement douloureuse et tragique de la réalité…, le caractère unique, et par conséquent irrémédiable et sans appel, de cette réalité- caractère qui interdit à la fois de tenir celle-ci à distance et d’en atténuer la rigueur par la prise en considération de quelque que ce soit qui serait extérieure à celle-ci….telle une condamnation à mort qui coïnciderait avec son exécution, privant le condamné de l’intervalle nécessaire à la présentation d’un recours en grâce, la réalité ignore, pour la prendre toujours de court, toute demande en appel ».  Face à cette dureté du réel, à sa cruauté,beaucoup d’énergie est déployée pour le refuser et se débarrasser de l’angoisse qu’il porte naturellement.

Le refus du réel s’accompagne du refus de l’incertitude. En effet, l’incertitude n’est pas moins cruelle car « le besoin de certitude est pressant et apparemment indéracinable chez la plupart des hommes…Le plus déconcertant de ce gout de la certitude est son caractère abstrait, formel, insensible à ce qui existe réellement comme à ce qui peut être effectivement douloureux ou gratifiant ». D’ailleurs, Clément Rosset n’hésite pas à faire sienne la distinction qu’opère Nietzsche entre la « richesse de la réalité » et « la pauvreté » et « le vide » de la certitude. La pauvreté de la certitude renvoie à la mise en garde de Jacques Bouveresse, esprit rigoureux qui plus est, dans ses « Entretiens avec Jean- Jacques Rosat » quant à l’engagement (notons que les appels à l’engagement dans les organisations n’ont jamais été aussi prégnants) qui de fait, vous enrôle dans un nid de certitudes : « pour s’engager, il ne faut pas seulement prendre des risques (je crois être capable d’en prendre) mais il faut être prêt à ignorer ou à négliger une quantité de choses, il faut éliminer et simplifier, ce à quoi j’ai toujours eu beaucoup de mal à consentir ».  Dans les entreprises privées ou publiques, ignorer, négliger, éliminer, simplifier y sont mêmes devenus des idées forces. Ainsi, le principe de cruauté (refus du réel et exécration de l’incertitude) s’y manifeste sous différents aspects, en voici quelques-uns :

  • Résumer l’Homme à son versant travailleur : L’homme est un être singulier, infiniment variable et instable (Dante), il est donc par nature insaisissable et difficilement « programmable ». Néanmoins, il faut le « programmer » et le faire passer sous les fourches caudines des dispositifs au sens de Agamben : « tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivant ». On intime ainsi au dispositif de faire l’Homme, comme on intime, désormais, dans un autre domaine (la presse), aux dispositifs techniques de faire l’information.  En ce qui concerne le travailleur, Il suffit « juste » de refuser le monde subjectif et le monde social pour y parvenir malgré les avertissements de Clément Rosset :  le réel est un piège qui ne prend personne par surprise. Ainsi, par exemple, peu de personnes osent critiquer la pauvreté conceptuelle et opératoire des référentiels dit de compétences alors que tout professionnel rigoureux sait que l’intelligence de la pratique échappe souvent à l’objectivation par le sujet lui-même. Comme le rappelle d’ailleurs Christophe Dejours dans son ouvrage sur le « Facteur Humain », « les ergonomes ont largement montré que l’intelligence et l’habileté déployées par les opérateurs sont souvent en avance sur la conscience qu’ils en ont ». Ce type de référentiel participe dès lors à la non reconnaissance du travail invisible, reconnaissance pourtant fondamentale pour tout travailleur. En effet, à force d’ignorer, on oublie, à force d’oublier, on nie (Emmanuel Mounier).
  • Ne penser que problème et solution : le refus du réel, c’est aussi voir l’organisation comme un ensemble de problèmes à résoudre en niant fondamentalement la dimension politique de celle-ci c’est-à-dire la nécessité de ne perdre le sens des ensembles mais aussi de ne pas confondre l’organisation comme structure et l’organisation comme entité sociale. De fait, la solution est bien souvent la preuve du problème, la solution, c’est donc le problème. Le refus du réel et le refus de l’incertitude font de la solution l’ultima thulé de l’obscurantisme moderne, le symbole du grand remplacement du jugement dans les organisations car il n’y a que la connaissance véritable des conditions qui permettent d’agir sur elles.  Pour juger, il faut penser, or, « dans un univers où le succès est de gagner du temps, penser n’a qu’un défaut, mais incorrigible : d’en faire perdre » (Jean-François Lyotard).
  • Prendre les données pour des faits et les chiffres pour des nombres : le romantisme des chiffres fait perdre de vue la polysémie du réel et nous sommes souvent enclin à prendre les données pour des faits d’autant plus que nous agissons souvent sous la contrainte du temps. Il faut le dire une fois pour toute, les données ne sont jamais une traduction exacte de la réalité. Ils sont toujours le fruit de partis pris par rapport au réel et le processus de traitement est parsemé de conventions. Pire que le romantisme des chiffres, c’est la magie transformatrice des chiffres en nombres. Comme le rappelle Valérie Charolles dans son dernier ouvrage (Se libérer de la domination des chiffres), le chiffre n’est pas le nombre : les chiffres sont liés au réel (chiffres du chômage, de la croissance, de l’inflation… ; « les nombres tels qu’ils sont entendus par les mathématiciens recouvrent des entités qui vont au-delà de ce que nous rapportons au travers des chiffres. Il n’est que de citer les nombres imaginaires, irréels ou encore incalculables qui forment une part essentielle de l’univers mathématique, ou tout simplement le nombre irrationnel π ». En paraphrasant la fameuse phrase de Engels et Marx, nous pouvons dire que nous périrons encore plus vite dans les eaux glacées du calcul en traitant les chiffres comme des nombres.
  • Faire de la procédure un substitut de la confiance : la confiance, hypothèse sur un comportement à venir est « l’une des forces de synthèse les plus importantes au sein de la société » selon Georg Simmel donc y compris en entreprise. Pour ce dernier, la confiance est « une forme de savoir sur un être humain » qui comprend une part d’ignorance : « Celui qui sait tout n’a pas besoin de faire confiance, celui qui ne sait rien ne peut raisonnablement même pas faire confiance ».  Il y a donc un lien déterminant entre la confiance et la foi. Dans des organisations de plus en plus larges et complexes, la nécessité de gérer la cohérence des tâches et le refus de l’incertitude produisent inévitablement la procédure comme ersatz de confiance. Ce substitut négatif de la confiance fait perdre de vue la nécessité d’une vraie confiance (qui ne se décrète pas) nécessaire à la mise en visibilité par le sujet lui-même des ficelles de sa pratique. Sans cette mise en visibilité, il est impossible de dépasser ce que j’appelle la coopération de survie (ce que Christophe Dejours appelle la coopération machinique). Cette coopération « pauvre » ne reposant pas sur la confiance, détruit inexorablement la santé mentale des travailleurs et le climat social dans toute organisation et n’est donc certainement pas gageure d’une performance soutenable.
  • Prendre le changement pour la transformation : il est beaucoup plus aisé de maitriser les données d’un changement que de comprendre les conditions d’une transformation car le changement se gère alors que la transformation s’institue et nécessite une escalade sémantique (au sens de Quine). L’approche instrumentale du changement n’a rien à voir avec la manière d’approcher une transformation (voir mon article intitulé « Le changement, meilleur ennemi de la transformation ? »). Il est beaucoup moins angoissant de « conduire le changement » que d’instituer les conditions capacitantes pour faire émerger une transformation car l’homme est plus prompt aux jugements d’ingénierie (lier les choses, les corréler) qu’aux jugements de conséquences (évaluer les conséquences donc les limites des enchaînements de ses actions). Prendre le changement pour la transformation, c’est un des indices du management paresseux, promoteur des « bonnes pratiques » et tenante d’une gestion industrielle des Hommes au grand dam du réel.  

Transformation : la nécessité « d’écailler les certitudes » et « d’être humble devant les faits« 

Mener à bon escient une transformation n’est possible qu’en développant au moins deux capacités clairement identifiées par Clément Rosset : la « capacité intellectuelle de comprendre » le réel et la « capacité psychologique d’accepter » le réel. Même si Clément Rosset nous dit que ces deux capacités sont « limitées » et « débiles » chez l’Homme et que « le défaut de la seconde pèse davantage que celui de la première », il n’y a pas d’alternatif au renforcement à ces deux capacités si nous ne voulons plus nous « résigner à nourrir les hommes pour qu’ils servent les machines » (Simone Weil), que la machine soit une machine concrète ou une machine de l’esprit (la procédure). C’est aussi, il me semble la nécessaire voie pour ancrer le management et donc le gouvernement des Hommes dans un réel de plus en plus complexe qui exige des entreprises qu’elles jouent un rôle politique face aux nouveaux enjeux : développement durable, révolution numérique etc.

La connaissance du réel devient un sujet déterminant pour les organisations. La prise en compte de ce que j’ai appelé le gap de Simone « On est très mal placé en haut pour se rendre compte et en bas pour agir » et les conséquentes pratiques induites deviennent primordiales pour réussir les transformations. La connaissance de ce que « travailler » veut dire devient, dès lors, un déterminant absolu du gouvernement des Hommes. Face à l’ampleur des défis, la diplomatie des disciplines notamment dans les sciences du travail (l’ergonomie, la clinique du travail, la sociologie du travail, la gestion etc…) doit être la norme et donc promue.

En outre, ceux qui « travaillent sur le travail des travailleurs » c’est-à-dire au premier chef, les managers, doivent être formés à la richesse du réel et à la complexité de l’action collective. Il faudra plus qu’une formation en « problem solving » pour y arriver. L’apport des sciences sociales est indispensable pour éviter, comme le note Clément Rosset que « l’adoration d’une idée se double d’une indifférence à l’égard du contenu de cette vérité ».  L’exemple typique est que tout le monde reconnait en entreprise, à part les fous, que l’Homme n’est ni un lapin ni une chaise, n’empêche qu’il y est souvent traité comme un lapin ou une chaise voire comme un lapin sur une chaise, d’ailleurs, le traitement pastoral de l’Homme en entreprise n’a jamais été aussi intense.

En matière de travail sur « le travail des travailleurs », il y a un acteur prépondérant, le conseil en management (je parle ici des grands cabinets de conseil avec une présence mondiale). Ce dernier, souvent apôtre de la raison raisonnante au détriment de la raison raisonnable (pour reprendre l’expression de Bourdieu) du fait de sa configuration en industrie comme une autre, ne doit pas être en reste étant donné son rôle de producteur de « pratiques » et de prescripteur hors norme (sa fonction « d’évangéliste »). Pour ne pas définitivement être une profession incapacitante, le conseil en management doit reconnaitre sa juste responsabilité dans le refus du réel devenu aujourd’hui le mantra dans les organisations car il ne se donne pas/plus moyens d’accéder à la « pensée de derrière » (Pascal), laquelle pensée n’étant pas forcement rentable ni accessible par leurs outils standardisés mais aussi faute de ressources qualifiées pour faire ce travail d’archéologie (la « pensée de derrière » reste inaccessible même aux « virtuoses » du problem solving, principaux viviers de recrutement dans cette industrie).  En effet, les entreprises de conseil en management ont souvent  promu une industrie de la solution qui sous les oripeaux de l’efficacité et du commerce de « bonnes pratiques » (qui ne sont souvent bonnes que pour ceux qui les vendent), a participé à la désintégration de bon nombre de métiers, à la réduction à quantité négligeable des solidarités au sein des organisations, à la promotion de l’autorité de la force et des « chiffres d’ordre » (Valérie Charolles) comme modèles de régulation des relations sociales.

Face aux appels à la transformation des organisations pour relever les défis multiples des entreprises, faire preuve de pragmatisme, c’est appeler au retour du réel, du vrai réel, sans ornement ni storytelling. Dans cette optique, faisons nôtre cette puissante formule de Wittgenstein : « Ne pense pas, regarde ».

Nous nous sommes désormais trop habitués dans les organisations « à ne pas avoir d’idées et savoir les exprimer » pour reprendre l’expression de Karl Kraus. Il est temps de regarder le réel pour avoir quelques idées justes et être prudent dans l’expression et dans le faire.  

Le management par la force : comment l’autorité s’affaisse dans les organisations au profit de la peur et comment sortir de cette spirale ?

En management, il n’y a pas de vérités absolues c’est-à-dire de bonnes pratiques, « magiques », qui permettraient de « faire bien » et de « faire le bien » partout et tout le temps quoi qu’en pensent les évangélistes et gourous des « bonnes pratiques » et quoi en disent les ouvrages dits de management. Néanmoins, on peut identifier les erreurs et les illusions en management qui mènent inexorablement à la désolation des êtres humains et par voie de conséquence à une performance non soutenable. Parmi les sources d’erreurs et d’illusions, on peut noter la place que prend de plus en plus la force dans le gouvernement des Hommes dans les organisations alors même que le discours n’a jamais été aussi humanisant. Ce paradoxe est pour moi l’expression d’une double crise : une crise de l’autorité et une crise du rapport au réel.

L’autorité est définie par Alexandre Kojève comme « la possibilité qu’a un agent d’agir sur les autres (ou sur un autre), sans que ces autres réagissent sur lui tout en étant capables de le faire […]. En agissant avec autorité, l’agent peut changer le donner humain sans subir de contrecoup, c’est-à-dire sans changer lui-même en fonction de son action ». L’autorité que sous-tend Alexandre Kojève est une autorité qui repose sur la légitimité. En effet, comme le précise Amin Maalouf, la légitimité « est ce qui permet aux peuples et aux individus d’accepter, sans contrainte excessive, l’autorité d’une institution, personnifiée par des hommes et considérée comme porteuse de valeurs partagées ».

Nous pouvons distinguer deux types de légitimités selon Pierre Rosanvallon : d’une part, la légitimité procédurale qui correspond à une légitimité qu’il nomme d’autorisation. Ainsi, dans la sphère politique, une telle légitimité passe par l’élection. Il remarque d’ailleurs que cette légitimité est de plus en plus faible car « les qualités requises pour passer l’épreuve de cette autorisation sont de moins en moins les qualités requises pour gouverner ». D’autre part, nous avons une seconde forme de légitimité qui tient à des qualités intrinsèques. C’est la légitimité substantielle : « c’est le fait qu’en soi-même on représente quelque chose d’important ». C’est la légitimité de celui qui représente quelque chose qui le dépasse. Rosanvallon cite notamment le fait que jadis, les fonctionnaires étaient vus comme des représentants de l’universel. Dans les entreprises, idem qu’en politique, ces deux légitimités n’ont pas cessé de d’affaisser.

Une crise de l’autorité

La légitimité procédurale en entreprise a de tout le temps reposé sur le grade. Le grade du chef venait sanctionner sa connaissance du métier par le biais de l’expérience et de l’expertise. Le chef était donc « connecté » au terrain et savait écouter et « sentir » le travail. Il pouvait ainsi jouer son rôle de régulateur du travail au sein des équipes mais aussi de courroie de transmission et de traducteur entre ses équipes et la hiérarchie. Avec ce que les historiens et sociologues ont appelé le tournant gestionnaire (à partir des années 1980), marqué par un renforcement de l’émiettement du travail compensé par des dispositifs de contrôle de toute nature et de gestion de la cohérence, le chef commença progressivement à déserter le terrain, faute de temps, pour s’atteler aux tâches administratives de pilotage, de contrôle et de reporting. Il fut donc de moins en moins en capacité de reconnaitre le travail réel au-delà du travail prescrit car pour « reconnaitre, il faut connaitre ». Cette « désertion » du chef et son incapacité progressive à statuer sur le travail réel (d’ailleurs de plus en plus de managers sont dépourvus du vernis nécessaire pour comprendre tant soit peu le travail qu’ils supervisent) érode son capital confiance et le délégitimise inexorablement d’autant plus que sans une réelle connaissance du travail, la propension consistant à « liquider les gens qui posent des problèmes plutôt que les problèmes que les gens posent » (Claude Veil) est exacerbée car les problèmes, soit il ne les voit plus soit il n’a plus (pas) intérêt à les voir. Dès lors, il devient psychiquement difficile pour le travailleur « de faire de son mieux » lorsqu’une partie du travail visible et le travail invisible dans son entièreté sont ignorés ou mal traités. Le manager devenu inspecteur, ses intérêts sont de plus en plus antinomiques avec les intérêts de ses équipes.

Une crise du rapport au réel

Du moment où l’entreprise ne se conçoit plus comme une institution mais comme un véhicule technique permettant de minimiser les coûts et de maximiser les gains pour répondre aux besoins d’un marché économique, il est difficile d’en appeler à une légitimité substantielle, car le sens d’une telle entreprise ne fait pas l’unanimité, loin s’en faut. Le vide appelant le plein, un ersatz de légitimité substantielle a fini par émerger : le leadership. Il ne s’agit pas de n’importe quel leadership, c’est un leadership qui s’autonomise du management au grand dam du réel comme nous le rappelle Henry Mintzberg : « Je pense que cela a été une grande erreur de séparer le leadership du management. La conséquence en est que l’on a maintenant des leaders qui ne sont pas managers. Aussi nous avons besoin de plus de management et de le combiner avec le leadership et de surtout ne pas les séparer… ».  Ce leadership « autonome » dont parle Henry Mintzberg est un leadership du récit, d’ailleurs, une nouvelle forme (je dirais même une nouvelle « marque ») de leadership est propulsée sur le « marché » tous les ans : leadership charismatique, servant leadership, leader transformationnel etc… Le dénominateur commun de tous ces différents variants de leadership est une vision romantique voire romanesque du leadership qui n’a pas pour objectif d’aider à transformer le réel mais d’offrir un discours séduisant sur un réel fantasmé. Faire émerger une légitimité substantielle par le biais d’un leadership romantique est, je crois, une impasse car le décalage entre ce qui est prescrit et ce qui est vécu crée in fine du cynisme et du désengagement.

La mobilisation par la peur

Avec l’affaissement des légitimités mobilisatrices (légitimité procédurale et légitimité substantielle), la seule légitimité d’appoint et « utilisable » hic et nunc, c’est la légitimité du droit qui est souvent le paravent de l’autorité de la force. Comme le dit Bernard Charbonneau, l’autorité de la force, c’est l’autorité du fouet qui « pénètre en nous par les fissures du cœur ». Le caractère mobilisateur de la peur fait le reste. La peur devient donc de plus en plus le moteur de l’action collective nonobstant le discours ambiant sur le sens au travail. Faute de se reconnaitre dans son travail, on reconnait la nécessité de travailler pour ne pas mourir. Dès lors, on ne travaille plus pour vivre mais pour retarder sa mort. C’est ce que la philosophe Simone Weil nommait à juste titre l’esclavage. Le management par la peur qui tire sa source du sacro-saint lien de subordination, ne s’enquiquine ni d’éthique ni de morale du moment où c’est légal ou que les actions ont l’apparence de la légalité.  

Du coté des travailleurs, la dissimulation peut vite devenir la norme au détriment d’une certaine transparence qui permet d’anticiper des dysfonctionnements ou des problèmes à venir. Lorsque la confiance n’existe pas ou plus, chacun se protège comme il peut. La stratégie de couverture par les courriels est un cas d’école avec ce que les anglosaxons appellent la stratégie « Cover Your Ass (CYA) » (se couvrir les fesses). Qui n’a jamais reçu un email dans lequel l’auteur prend en témoin des personnes qui dans un fonctionnement basé sur la confiance, ne devraient pas jouer les arbitres ? D’ailleurs, dans certaines organisations, tout se passe comme si l’humiliation et la bassesse d’esprit, « digitalisées » par emails, semblaient ne plus poser de problèmes à grand monde du moment où l’objectif de faire savoir est atteint. Outre la défiance que ces emails illustrent et engendrent, ils représentent, pour les uns et pour les autres, du temps de travail peu productif ou du moins, du temps de travail à produire de la défiance. Nous sommes donc loin d’être dans les prédispositions qui font émerger une intelligence collective.

Le gap de Simone

On pourra discuter longtemps sur les maux d’un certain management et de certaines entreprises, cependant la défiance enkystée dans les organisations, conséquence d’une crise de l’autorité et d’une crise du rapport au réel, perdurera aussi longtemps qu’un nouveau pacte social en entreprise, marqué par le saut d’un partage de la souveraineté managériale, n’aura pas vu le jour. En effet, la confiance, ne se décrète pas, elle s’institue. Comme le disait Sieyès, le pouvoir vient d’en haut et la confiance vient d’en bas.

En attendant une politique nouvelle de l’entreprise, nous pouvons concrètement travailler à ce que j’appelle un leadership transpassible, un leadership du concret qui crée des possibilités de développement des travailleurs au contact du réel . Le leadership transpassible est un leadership qui renoue avec le management car ancré dans le réel du travail et à même de créer un environnement capacitant pour les travailleurs. C’est le gage d’une légitimité négociée, qui part du postulat que le réel n’est pas d’abord possible (Henri Maldiney). Ainsi, le leader transpassible, de par sa connaissance de ce que « travailler » veut dire, il résiste au fétichisme des outils techniques (la transformation, si elle est technique, c’est une technique humaine et sociale même si elle a souvent besoin « d’ingénieurs » lorsqu’elle est sous-tendue par des outils technologiques), prend au sérieux son rôle d’instituant de l’environnement capacitant qui va au-delà d’une simple prise en compte des ressources humaines, techniques et financières, rompt avec la croyance au « grand homme » et ses conséquences désastreuses sur l’action collective c’est-à-dire la séparation stricte entre conception et exécution, le leader et les « autres », ceux qui portent la vison et ceux qui sont sensés la « réaliser », ceux qui pensent et ceux qui agissent etc….

Le leader transpassible est ainsi à même de combler ou au moins de minimiser ce que je nomme le gap de Simone en référence à la philosophe Simone Weil et sa célèbre phrase : « On est très mal placé en haut pour se rendre compte et en bas pour agir » car je suis d’accord avec elle pour dire que d’une certaine manière, ce décalage est « une des causes essentielles du malheur humain » y compris donc en entreprise.

Sous ce régime de leadership, le leader n’est plus simplement intro-déterminé en s’appuyant uniquement sur ses qualités intrinsèques mais il est aussi extro-déterminé par sa connaissance des conditions de possibilité d’un environnement capacitant. C’est un leadership qui s’adosse aux savoirs disponibles par le truchement des sciences du travail et des autres sciences pouvant avoir comme objet d’étude l’action collective (l’ergonomie, la clinique du travail, la sociologie du travail etc…) car les hommes ne sont ni des arbres ni des lapins pour reprendre la fameuse phrase de Georges Canguilhem malgré la victoire idéologique, à la Pyrrhus, de la rationalité instrumentale.

Le leadership transpassible, par l’institutionnalisation d’une légitimité négociée, gage d’une entreprise humainement rentable aussi bien à court et à long terme , sera toujours moins exaltant, moins chevaleresque que le leadership romanesque, de surplomb car le réel est étroit, inconfortable et comme nous l’avons appris de Jacques Bouveresse, la vérité bien qu’ayant de l’honneur, c’est à la fausseté que revient toujours les honneurs.

Comment un management de marché s’est imposé et pourquoi est-il si difficile à reformer ?

Un management hémiplégique, sans feu ni lieu qui résume trop souvent le réel au visible, bien que faisant l’objet de critiques acerbes, semble indépassable malgré les velléités de reformes. Bien souvent, les réformes envisagées touchent moins aux causes racines qu’aux symptômes. En effet, sans prendre en compte d’une part, la révolution symbolique qui a fait du dirigeant et/ou du propriétaire de l’entreprise le garant de la souveraineté managériale et d’autre part, des croyances fossilisées permettant de faire supporter aux travailleurs le poids existentiel d’un vécu professionnel sans puissance d’expansion, il est illusoire de penser à bon escient le management et à fortiori de le reformer avec succès.

Révolution symbolique et management de marché

La célèbre main visible du manager théorisée par Alfred Chandler, c’est-à-dire la capacité des managers à superviser et à coordonner les activités et à repartir les ressources (se substituant ainsi aux mécanismes du marché), a fait perdre de vue sa main invisible, fruit d’une « révolution symbolique » réussie c’est-à-dire une révolution qui produit « les structures à travers lesquelles nous la percevons » (Bourdieu). Cette révolution symbolique managériale a positionné le dirigeant et/ou l’actionnaire comme le détenteur unique de la souveraineté managériale en le légitimant de fait comme l’acteur de référence qui donne le La en matière de choix managériaux.

Ainsi, auréolé d’une légitimité symbolique, le dirigeant organise et donne corps, seul, à la réponse managériale qui permettra de répondre aux attentes hic et nunc du marché nonobstant les intérêts supérieurs du corps social. De fait, dans une économie de marché, tout choix managérial pleinement efficace a pour objectif de satisfaire les exigences du marché économique. Les choix managériaux sont le fruit de combinaisons managériales permettant à l’organisation de produire le modèle managérial qui satisfait le marché économique à un instant t.

Le management n’est dès lors qu’un management de marché car il ne repose pas sur le réel du corps social (ses besoins fondamentaux ou les besoins de l’âme pour parler comme la philosophe Simone Weil) mais sur les attentes d’un marché dont la logique n’est qu’économique.  Ainsi, les choix managériaux s’inscrivent toujours dans une certaine vision de l’homme et de la société : un homme qui serait auto entrepreneur de lui-même et (dans) un corps social machinique c’est-à-dire « programmée ab initio et capable de rétroaction (par le jeu de ces « nerfs » que sont les punitions et les récompenses) » (A.Supiot). Même dans les institutions publiques, la percée d’une vision entrepreneuriale d’un service public qui doit être rentable les expose à un management de marché. D’ailleurs, entre le public et le privé, il y a de moins en moins une différence de nature mais simplement une différence de temps, l’isomorphisme institutionnel aidant.

Le choix managérial, loin d’être neutre, est donc dicté, volens nolens, par la décision de satisfaire en même temps le marché et les intérêts du dirigeant (et derrière, ceux qui possèdent les actions de l’entreprise si les deux ne se confondent pas). Malgré l’offre exponentielle de modèles managériaux qui ne sont souvent que des modes managériaux ne traitant pas de manière substantielle les causes des difficultés managériales, il serait bien naïf de penser que les choix managériaux sont dictés par la providence ou par la recherche du bien commun qui transcenderait toute considération autre. Ironie de l’histoire, nous voyons poindre depuis quelques années un marché des modes managériaux qui a toutes les qualités sauf de répondre aux besoins opérationnels du corps social de l’entreprise malgré l’humanisme verbal.

Cependant, les hommes et les femmes n’étant pas juste des homoéconomicus, des frictions, des contradictions voire une antinomie demeurent toujours entre un management mu par le marché et des besoins managériaux légitimes d’un corps social.

Faire supporter l’insupportable : mode d’emploi

Dès lors, comment fait-on pour faire supporter l’insupportable notamment une souveraineté managériale confisquée par une seule partie prenante à l’action collective par le truchement d’un joséphisme managérial (tout pour le travailleur, rien par le travailleur) ?

En sus de la révolution symbolique dont nous avons fait état plus haut, le management de marché n’est véritablement opérant que parce qu’il met à profit des croyances instituantes majeures. Nous pouvons en citer au moins trois :

  • L’entreprise appartient aux actionnaires : s’il y a une croyance bien vivante, c’est bien celle-ci. Il paraitrait aberrant même pour les plus avertis d’aller à rebrousse-poil par rapport à un tel « fait ».  Néanmoins un tel dogme ne résiste pas à l’analyse sans fard. L’entreprise n’appartient pas à l’actionnaire. L’actionnaire ne possède que ses actions et c’est déjà pas mal. En effet, comme le note Jean-Philippe Robé, auteur d’un ouvrage fondamental sur le sujet « les actionnaires ne sont pas propriétaires des entreprises : ils sont propriétaires des actions émises par les sociétés commerciales utilisées pour structurer juridiquement les entreprises. Les dirigeants ne sont pas les mandataires des actionnaires ; ils sont des mandataires sociaux – des mandataires de la société elle-même. Enfin, aucune obligation juridique de maximiser les profits n’est prévue par le droit des sociétés. Le mandataire social doit gérer dans l’intérêt social » ; et il n’est nulle part écrit dans les textes de loi ou décidé en jurisprudence (c’est vrai en France mais aussi aux Etats-Unis) que cet intérêt à poursuivre dans la gestion au quotidien de l’entreprise soit la maximisation des profits ». L’entreprise n’est donc pas un objet de droit, de ce fait, elle ne peut être la propriété de personne ou du moins, elle est la propriété de toutes les parties prenantes non pas d’une seule partie prenante. Dire que les actionnaires sont propriétaires des entreprises équivaut comme le dit Thibault Le Texier à dire que les contribuables sont propriétaires de l’État. Cela n’a pas de sens. Cette croyance bien que fragile a fini par construire un réel qui donne les coudées franches au dirigeant pour déterminer le modèle managérial qui maximise le profit souvent au dépend des véritables besoins du corps social de l’entreprise et souvent, quel que soit le prix humain et social à payer.
  • La compétence, c’est l’aptitude unique des hommes à créer de la « valeur » : cette croyance n’est comparable en termes de force instituante qu’avec la sacro-sainte croyance au progrès. L’homme se résume désormais à ses compétences qu’il faut mettre en exergue, cartographier, gérer, piloter. La force qui réveille étant celle qui endort, cette focalisation sur la compétence permet d’instituer l’individu comme un tout indépassable dans une organisation. Désormais, il est responsable devant Dieu et devant les Hommes de sa performance comme si on pouvait être performant seul c’est à dire produire individuellement de la richesse. Il est désormais l’unique responsable de son échec car mis en concurrence avec ses pairs par le truchement de la compétence, il ne peut faire valoir le collectif. La responsabilité individuelle est d’ailleurs institutionnalisée grâce aux entretiens individuels de performance et ceci malgré les appels à jouer collectif et à l’intelligence collective.  La compétence non seulement réduit la valeur d’un homme à sa capacité à satisfaire une tâche (problem solving) au détriment de sa capacité à formuler des problèmes, le propre de l’intelligence mais elle produit en outre une réalité dans laquelle l’homme accepte par la force des choses ou par stratégie individuelle de défense d’être un outil à faire des outils, expression parfaite de l’intelligence des salauds (Bergson). Il est ainsi fin prêt à ne point discuter les options managériales qui lui sont présentées comme étant immanentes car l’entreprise n’est désormais rien d’autre qu’un ensemble de problèmes techniques à résoudre.
  • La prescription et le contrôle sont les déterminants absolus de l’action collective : pour faire tout son possible, la procédure et le contrôle de la mise en œuvre de la procédure seraient les boussoles d’une action collective efficace au service de l’intérêt de l’entreprise. Une telle croyance a pour soubassement l’idée fausse que le réel peut être mis en boite, qu’il peut être modélisé et maitrisé par le verbe et des actions prédéfinies. C’est ainsi ignorer que le réel échappe aux projections et aux calculs les plus sophistiqués car bien souvent, le calcul tombe juste mais le monde n’est plus là. Certes, dans de larges organisations, la recherche de la cohérence nécessite des procédures mais toutes les procédures ne répondent pas à ce besoin. Un bon nombre d’entre elles ne s’explique que par une défiance institutionnalisée qui n’accorde aucune place à la confiance. La pléonexie organisationnelle aidant (propension de toute personne en entreprise, dans une position de pouvoir ou qui se perçoit comme telle, d’en abuser soit pour décider pour les autres soit pour faire à la place des autres), les collaborateurs se retrouvent souvent devant un mur qui infantilise et qui les renvoie à un état néoténique.  Ainsi, le substrat technique de tout modèle managérial de marché découle d’une vision de l’action collective dans laquelle le réel, c’est ce qui se répète. Dès lors, point de nécessité de faire confiance car le comportement de l’homme devant le réel serait programmable.

Le management de marché tire donc profit d’une part, d’une révolution symbolique qui place le dirigeant comme détenteur unique de la souveraineté managériale et d’autre part, de la conjonction de croyances instituant un monde mental dans lequel le travailleur peine à s’extraire. Il institue une certaine conception de l’Homme et de l’action collective qui ne satisfaisait pleinement qu’un nombre limité de parties prenantes en l’occurrence le client et dirigeant et/ou actionnaire.

La légitimation de fait d’une minorité de souverains managériaux au détriment de la majorité ne s’explique pas juste par un commerce de la puissance. Elle est assise sur des croyances fondamentales qui obstruent la capacité de penser autrement que dans un certain cadre par le truchement d’un « processus conscient par lequel un sujet adhère à des perceptions ou des élaborations cognitives non vérifiées par les sens » (Serge Goldman).

Reformer le management, ce n’est donc pas juste apporter ici et là des ajustements managériaux mais c’est surtout déconstruire les croyances qui font monde pour aller vers un partage plus équitable de la souveraineté managériale.

L’enjeu véritable est d’établir un rapport dialogique entre le réel du marché et le réel du corps social. Le prix à payer est un renoncement négocié pour chacune des parties prenantes à une maximisation des gains : C’est la mise en action de la fameuse éthique de la non puissance dont parlait Jacques Ellul. Un tel renoncement ne peut prendre corps que dans une entreprise pleinement encastrée dans la société c’est-à-dire qui garde son statut d’institution : son rôle d’aider les hommes à mieux vivre.

Toute réforme managériale devra donc être politique et culturelle avant d’être technique car ce qui est en jeu, c’est un nouveau pacte de souveraineté managériale donc un nouveau pacte social. Le management n’a jamais autant été un fait de civilisation.

« L’humain d’abord » ou le syndrome du sacrifié en premier : chronique d’une expression paradoxale

La formule « l’humain d’abord » est devenue un mantra managérial. D’ailleurs, elle se décline à l’envie : management humain, manager humain, gestion humaine, pilotage humain, processus humain… Jusque-là, il n’y a rien d’anormal à magnifier l’humain.

Néanmoins, si nous mettons en parallèle cette omniprésence langagière de « l’humain » et le développement exponentiel des maux du travail (désengagement, stress, burn-out, bore-out et même suicides), nous nous rendons très vite compte qu’il y a quelque chose qui cloche.

En effet, il existe une distorsion entre les appels à l’humain et la manière dont les êtres humains sont effectivement « traités » dans beaucoup d’entreprises. Tout se passe comme si le langage est utilisé pour combler un vide béant laissé par le réel, un réel qui est souvent l’expression d’un « traitement pastoral de l’Homme ». En effet, depuis au moins Machiavel, nous savons que moins une chose existe, plus il faut en parler.

Les organisations ont certes besoin d’humains, c’est une vérité de La Palice, mais elles ont surtout besoin de professionnels. Cependant, la rationalité instrumentale en vigueur en leur sein, sans concurrence aucune avec toute autre forme de rationalité (rationalité axiologique notamment), rend difficile un vécu de professionnel digne de ce nom, au moins pour deux raisons fondamentales :

  • Agir avec humanité ne se décrète pas dans une organisation (dans une entreprise comme dans la société en générale) : la finalité d’une organisation n’est ni le vrai, le beau, le bien mais la capacité à exécuter efficacement l’ordre reçu. Autrement dit, il n’y a pas de sagesse spontanée dans une organisation qui serait la traduction d’une force irrésistible d’humanité. La sagesse organisationnelle n’existe pas car seul un Homme dont les idéaux surpassent les instincts (Paul Valery) et conscient des risques qu’il prend, peut être sage car il y a toujours un prix à payer. Gorges Canguilhem le disait avec ces mots dans un brillant texte dans lequel il compare le corps et la société : « La régulation (dans une société) y est toujours, si je puis dire, surajoutée, et toujours précaire. … Il n’y a pas une sagesse sociale comme il y a une sagesse du corps. Sage il faut le devenir, et juste, il faut le devenir. Le signe objectif qu’il n’y a pas de justice sociale spontanée, c’est-à-dire d’autorégulation sociale, que la société n’est pas un organisme et que par conséquent son état normal est peut-être le désordre et la crise, c’est le besoin périodique du héros qu’éprouvent les sociétés ». Juchés sur les épaules de cet illustre penseur, nous pouvons dire que l’organisation n’est pas un organisme, il faut être un héros dans une organisation pour être sage donc humain car comme nous le rappelle Bernard Charbonneau, des œuvres mortes ne peuvent produire que des œuvres de mort.
  • Une action collective qui fait fi des singularités ne peut qu’engendrer irresponsabilité et impersonnalité, les deux meilleurs ennemis du professionnel : dans une organisation faite de femmes et d’hommes, l’humanité véritable ne peut s’exprimer qu’au travers d’une « puissance d’expansion » par le truchement d’un environnement capacitant leur permettant d’exercer pleinement leurs métiers. Cet exercice plein et entier des métiers est aujourd’hui entravé par plusieurs obstacles : l’amenuisement progressif de la capacité du professionnel à participer activement aux décisions (au moins une partie) qui impactent son quotidien à cause de la pléonexie organisationnelle (le fait de vouloir plus que sa part et son corollaire, se penser plus indispensable qu’on ne devrait et, dès lors, se croire légitime pour décider pour les autres, voire régenter leur vie au travail), la multiplication et la multiplicité des procédures de toute sorte (finalité, moyen et enrôlement), un étalon du savoir-faire quasi exclusivement quantitatif au détriment de la qualité du travail, l’accroissement des outils non conviviaux dans le sens Illichien du terme (Yvan Illich) qui finit par prolétariser les existences.

Alors l’humain d’abord ? Je pense que là où l’humain est proclamé, il y est souvent nié. Le désengagement actuel des travailleurs voire leur cynisme vis-à-vis de discours totalement déconnectés du réel n’est qu’un signe avant-coureur d’une stasis, d’une crise politique et morale de l’entreprise. Il ne suffira pas simplement de formuler une raison d’être, il faut aussi s’interroger sur les raisons de l’être comme sujet et en tirer les conséquences pratiques. Sans un tel travail, l’humain d’abord consistera toujours à le « sacrifier » en premier. La performance devenue souvent fatale, les mots ne suffiront pas à soigner les maux.

Le changement, meilleur ennemi de la transformation ?

Dans un monde dans lequel les mots sont expurgés de leur sens, bien souvent à dessein, nous ne pouvons que constater la difficulté qui est la nôtre de nuancer, d’appréhender la complexité, de dire le vrai. Dans des entreprises toujours pensées comme mécanistes malgré le discours ambiant, c’est devenu un sacerdoce de faire éclore la complexité car le sens y est souvent remplacé par les signes voire par les symboles. La confusion linguistique et sémantique peut, hélas, y régner en maitre. Ce grand remplacement du sens se cristallise notamment, entre autres, autour des mots « changement » et « transformation » employés à tire-larigot et de manière indifférenciée alors qu’ils n’ont pas la même force sémantique et ne répondent pas aux mêmes réalités.

Revenons aux étymologies !

Changer vient du latin « cambiare » (« échanger »). Le Littré nous dit qu’il s’agit notamment de « céder une chose pour une autre, prendre en échange ». Transformer vient du latin « transformare » qui signifie « métamorphoser » c’est-à-dire modifier la forme.

Ce retour aux étymologies nous permet de mettre en exergue une différence fondamentale entre les deux mots : « changer » semble décrire un processus dont le résultat peut être connu d’avance, « transformer » semble décrire un processus peu ou pas visible mais dont le résultat ne se constate qu’à posteriori (sanction du succès ou de l’échec). D’ailleurs, pour transformer, il est souvent nécessaire de changer mais l’inverse n’est pas forcément vrai. Ainsi, comme le notent notamment les linguistes Dominique Dutoit and Jacques François dans leur article intitulé « Changer et ses synonymes majeurs entre syntaxe et sémantique : le classement des verbes français en perspective », « Transformer » occupe donc une place essentielle dans l’espace sémantique de changer, lequel occupe une place plus modeste dans celui de transformer ».

Dans une organisation, nous pouvons dire que les structures se changent (outils, processus, procédures, organigrammes, modes opératoires…) mais que les comportements ainsi que les modes de fonctionnement (qui sont invisibles) se transforment. Changer, dans cette optique, c’est passer d’un état A à un état B (état B étant souvent connu à l’avance). Transformer, c’est changer les modes de fonctionnement, les comportements, les modes de régulation eu égard au réel qui, par essence se renouvelle en permanence (le réel n’est jamais connu à l’avance) ; Les modes de fonctionnement et les comportements résistent aux outils instrumentaux et donc à la prescription.

Pour transformer, outre les changements d’outils, de processus, etc… lorsque que c’est nécessaire, il faut instituer les conditions qui permettent aux individus, malgré les contingences du réel, de disposer des capacités adéquates et la sagesse pratique nécessaire pour négocier, à bon escient, le réel. Transformer, c’est donc faire émerger continuellement un environnement capacitant. Si nous voulons être rigoureux, on peut dire qu’il est possible d’être un expert en changement mais certainement pas un expert en transformation comme l’organisateur de mariages n’est pas un expert en amour. L’amour comme la transformation ne se prescrivent pas.

Un tel distinguo permet d’éclairer de nouveau l’action collective dans les organisations et les insuffisances méthodologiques des démarches dites de « conduite du changement » essentiellement instrumentales c’est-à-dire sous-tendues par une logique mécaniste de l’organisation (les hommes devant répondre à des influx techniques). Une telle philosophie gestionnaire nie le monde subjectif ainsi que le monde social et réduit l’action collective à sa dimension purement objectivable.

Nous pensons que toute démarche de transformation qui ne réintègre pas la totalité de l’homme (au travers des trois mondes : objectif, subjectif et social) est une démarche hémiplégique et donc vouée inexorablement à l’échec.

Les méthodes « mainstream » de conduite du changement présupposent à tort que l’introduction du changement vaut transformation en ne travaillant quasi exclusivement que sur les deux dimensions suivantes :

  • Les impacts objectifs du changement sur l’acteur : les relations entre l’acteur et les nouvelles structures (outils, processus, procédures…) dans le cadre d’un plan de communication, de formation, de coaching etc…
  • Les impacts organisationnels du changement : les relations entre l’acteur et les acteurs par le biais de la coordination (remise en cohérence des processus, des procédures etc…).

Une telle approche part du postulat implicite, d’une part, que le réel est stable et d’autre part, qu’il n’existe pas dynamiques sociales au contact du réel. Nous ne sommes point donc dans la transformation mais dans le transformisme que Bruno Trentin définissait comme le fait de s’adapter machinalement aux contraintes externes en faisant fi de la complexité de l’homme et du réel.

Pour qu’un changement puisse « transformer », il est nécessaire d’instruire, en plus des deux dimensions précédentes :

  • Les relations entre les nouvelles structures et les acteurs c’est-à-dire les comportements et les modes de fonctionnement : cette instruction passe par la mise en œuvre d’un environnement capacitant pour agir sur les stratégies des acteurs qui dépendent des ressources et des contraintes du milieu effectif de travail. La sociologie des organisations peut notamment nous donner les outils conceptuels et pratiques pour une telle tâche.
  • Les conditions de la coopération : le réel se renouvelant sans cesse et n’étant pas d’abord possible, il faut instituer les conditions de la coopération pour éviter l’entropie du système et donc favoriser la régénérescence des ressources psychologiques, sociales, techniques nécessaires pour faire face à ce réel mouvant.  En effet, seule la coopération permet d’instruire de manière dynamique les problématiques subjectives, sociales et techniques de l’action collective. La clinique du travail ainsi que l’ergonomie peuvent nous outiller pour un tel chantier. 

Ainsi, un projet de transformation qui serait conduit exclusivement avec une démarche instrumentale de conduite du changement (identification des populations impactées par le changement, analyse des impacts, choix des actions et mise en œuvre) a peu de chance d’être un succès car c’est réduire le travailleur à un être strictement obéissant et de surcroit en niant le réel.

Cependant, le succès de telles méthodes (méthodes instrumentales de conduite du changement) depuis une vingtaine d’années auprès des entreprises sans remise en question alors que parallèlement, les travailleurs sont de plus en plus désengagés voire désabusés, rend nécessaire un travail de pédagogie pour une meilleure compréhension des limites intrinsèques, les angles morts de telles méthodes ainsi que la non prescriptibilité de la transformation.

Néanmoins, il ne suffira pas juste de comprendre les enjeux d’un changement qui transforme, il faut disposer des compétences, du corpus de connaissance nécessaires pour accompagner les collectifs de travail dans les méandres de la transformation. 

En effet, travailler sur l’environnement capacitant et la coopération nécessitent d’avoir une expertise avérée dans les sciences du travail (sociologie des organisations, clinique du travail etc…) par le truchement de la diplomatie des disciplines car il s’agit, comme le disait Anne Flottes, « de travailler sur le travail des travailleurs ». Cela ne s’improvise pas si nous ne voulons pas que la « conduite du changement » soit le lit de procuste de la transformation et un des vecteurs du malheur dans les organisations.

La transformation, si elle est technique, elle est une technique humaine et sociale qui certes peut avoir besoin « d’ingénieurs » lorsqu’elle est sous-tendue par des outils technologiques mais elle a surtout besoin de professionnels des sentiments humains et de l’effort collectif durable.

Le réel comme simulacre : le rôle de la propagande

En temps de guerre comme en temps de paix, l’homme est (presque toujours) pris au piège de la propagande : pour changer son comportement, pour justifier des façons de faire, pour légitimiser des décisions…  Le contexte actuel de guerre remet le mot « propagande » en selle alors qu’il était presque tombé en désuétude et remplacé ici et là par le mot storytelling, mot revendiqué notamment par les entreprises.  Ce glissement lexical ne change ni son essence ni son sens.

Qu’elle vienne en appui au discours du chef (chef d’état, chef de parti, chef de d’entreprise…), ou de n’importe quel acteur désirant orienter des comportements ou des points de vue, la propagande, en apportant des « justifications » (pour agir ou penser d’une certaine façon) permet ce que les spécialistes appellent « la cristallisation psychologique » : le fait de rendre « solides », des idées, des impressions, des penchants qui étaient jusque-là « liquides » c’est-à-dire latentes, non explicitement verbalisées et/ou analysées.

La propagande pénètre ainsi dans une des failles béantes de l’Homme. Ce dernier est prêt à mourir pour une cause, pourvu qu’il pense qu’elle est vraie.  Ce qui veut dire que les hommes peuvent vivre sans vérité mais ils ont besoin de croire que les choses sont vraies comme l’a bien démontré Jacques Bouveresse.  

Jacques Ellul, auteur d’un des ouvrages de référence sur la propagande avait bien analysé la place et le rôle de la propagande dans la psychologie individuelle et collective : « l’individu a besoin de justifications, la propagande lui en fournit. Mais, alors que les justifications habituelles sont fragiles, peuvent toujours être remises en question, celle qui fournit la propagande est irrécusable, indéracinable. L’individu y croit comme une vérité objective ; il est vraiment juste, pour l’éternité. Il peut rejeter toute culpabilité, il perd tout sens du mal qu’il peut faire, ou tout sens de la responsabilité (si toutefois la propagande ne lui donne pas une responsabilité précise). Il est alors parfaitement adapté aux situations objectives et il perd tout ce qui pouvait le diviser de lui-même. Par le processus de rationalisation intense, la propagande construit des individus monolithiques. Elle élimine les conflits intérieurs, les tensions, le sentiment de jugement sur soi, toutes les mises en question. Et par la même, elle tend à construire un être unilatéral, sans profondeur et sans multiplicité de possibles ».  

L’homme extro déterminé que dépeint Jacques Ellul est peu utile à la vérité voire pas du tout mais il a une propriété essentielle : il est utilisable et donc il va l’être. Il n’y a que le champ qui diffère en fonction des intentions et du statut du propagandiste : le champ et le contexte de l’entreprise lorsqu’il s’agit de propagande d’entreprise, le champ politique et social lorsqu’il s’agit de propagande politique.  

En ces temps de renouvellement du tragique (guerres, fléaux environnementaux, virus…), les collectivités sous toutes leurs formes (entreprises, peuples…) ont besoin d’inventivité et de créativité pour faire face à des défis qui ne sont pas les défis du passé. Il est donc plus que jamais nécessaire de résister à l’orchestration d’une amnésie collective du réel par le truchement d’une propagande qui occulte notre capacité de jugement.  En effet, même s’il n’y a pas de création individuelle de richesses (richesses sous toutes ses formes), il n’y a pas non plus d’esprit critique collectif (Monnerot). Critiquer, c’est juger et il n y a point d’action efficace sans un bon jugement.

Le complexe de Damoclès ou quand les mots de la guerre parlent (aussi) de l’entreprise.

En ces temps de guerre, quoi de plus normal que de se remémorer les écrits de Gaston Bouthoul. Gaston Bouthoul est un sociologue français né en 1896 et mort en 1980. Il fut un spécialiste du phénomène de guerre par le truchement d’une discipline qu’il fonda : la polémologie (du grec ancien polemos, « guerre », et logos, « étude ») c’est à dire la science de la guerre, science dont l’objectif sera d’étudier les facteurs dits « polémogènes » c’est-à-dire les corrélations entre les explosions de violence et les phénomènes économiques, culturels, psychologiques et démographiques.

Parmi ces facteurs polémogènes, Gaston Bouthoul met en exergue le « complexe de Damoclès ». Il le définit comme la propension de l’Homme à « se jeter sur l’épée qui le menace » au lieu d’un effroi ou d’un sentiment d’effroi sans fin.  L’imagination étant pire qu’un bourreau chinois (Alain), le complexe de Damoclès cristallise la méfiance et/ou la peur pour un passage à l’acte.

Il me semble que ce complexe de Damoclès permet d’analyser des faits sociaux au-delà du phénomène de guerre. Il hante tout construit social à commencer par l’entreprise. Il s’y manifeste au moins sous 3 formes :

  • Dans une organisation qui ne favorise pas l’esprit authentiquement critique, je ne parle pas de cet ersatz d’esprit critique comparable à un slogan publicitaire, un problème mis en exergue par un travailleur fait de ce dernier, ipso facto, un travailleur à problème qu’il faut « traiter » : c’est une manifestation presque caricaturale du complexe de Damoclès. En effet, dans une organisation dans laquelle le conflit légitime sur le travail (prise en compte réelle des paradoxes inhérents à toute activité de travail) est étouffé, il y a peu de place au commerce franc des considérations techniques, éthiques, sociales pour une œuvre collective de qualité et dans laquelle se reconnaissent ceux qui y concourent. Une parole (libre, sincère et constructive) y est de facto perçue comme une menace et doit être traitée comme telle. Celui qui incarne une telle parole « vagabonde » devient un hérétique, un ennemi de l’intérieur qui doit être réprimé à défaut d’être récupéré.
  • La concurrence exacerbée entre les salariés, aiguisée par un habitus de concurrent forgé par le système scolaire et des évaluations et autres primes ou récompenses individuelles malgré les injonctions au travail collectif, est un terreau idéal pour ce que j’appelle le complexe de Damoclès généralisé. En effet, lorsque chacun voit midi à sa porte, point de chance de se rassembler. L’autre, les autres, sont des menaces. Dès lors, toute l’imagination est drainée vers l’activation d’une stratégie de défense contre les autres et au détriment des autres. L’autre n’est plus vu comme un autre moi-même mais simplement et seulement comme l’adversaire voire l’ennemi contre lequel sera déployé tout un arsenal de subterfuges : hypocrisie, duplicité, déloyauté, … Cette expression du complexe de Damoclès se cristallise en une lutte des places (Vincent de Gaulejac) à mort (symbolique).
  • Une autre manifestation du complexe de Damoclès consiste pour un manager de l’encadrement supérieur (top management) à éviter de s’entourer de personnes qui pourraient lui faire de l’ombre ou qui lorgnerait sa place. La conséquence de cette expression du complexe de Damoclès, ce sont des encadrants qui « éliminent » tous ceux qui seraient capables de générer une émulation de groupe au service de l’action collective. Ce sont, in fine, des encadrants supérieurs entourés de personnes acquises à leur cause car ils leurs sont redevables, ou des personnes dont le niveau de compétence et/ou de charisme sont de sérieux gages pour un pouvoir sans contrepouvoir. La conséquence d’une telle méfiance envers ce qui pourraient vous faire de l’ombre, c’est une amputation délibérée de la capacité de penser, de bifurquer. Certes vous minimisez les risques de conflits mais vous augmentez l’entropie du système donc son caractère vivant : ce sont les prémisses d’une mort programmée.

Nous voyons avec ces trois expressions du complexe de Damoclès que certains mots de la guerre peuvent aussi instruire des maux de l’entreprise. En effet, l’entreprise n’est pas juste un outil de production, c’est une parcelle de société dans laquelle on peut expérimenter sans peine toute la panoplie d’outils que la force « domestiquée » permet  » légalement » ou non de mobiliser.

Le prix à payer, lorsqu’un facteur polémogéne comme le complexe de Damoclès y fait son nid, c’est une entreprise Balkanisée dans laquelle règne une absurde terreur qui se renouvelle sans cesse au grand dam des intérêts à long terme de l’entreprise et des travailleurs.

Cela semble être le prix à payer pour mener la guerre économique mais comme toute guerre, il n’y a que des victoires à la Pyrrhus. Cela ne me semble pas être une fatalité car nous pourrions aussi apprendre, dans l’entreprise, à lutter contre la peur, cette peur qui réveille nos réflexes pavloviens et belliqueux. Il s’agit de civiliser la force non plus seulement par le droit ni par un supplément d’âme mais par un supplément de conscience et de forces morales (Georges Friedmann). En effet, une entreprise civilisée est à ce prix car la civilisation n’est rien d’autre qu’une lutte contre la peur comme le disait si justement Gaston Bouthoul.

Affaire Orpea: quelques leçons sur le management à méditer

Les révélations sur Orpea scandalisent l’opinion publique à juste titre car nous ressentons dans notre chair cette violence physique et symbolique en écoutant les journalistes narrer la maltraitance que subissent des personnes âgées, lesquelles pourraient être nos parents ou nos grands-parents.

 Néanmoins, il serait injuste de faire de cette entreprise un bouc émissaire, une victime expiatoire de notre mauvaise conscience. Combien de personnes parmi celles qui s’indignent sont dignes une fois prises dans les fourches caudines de l’organisation et du management ?

Le modèle managérial qui a pu produire des atrocités chez Orpea n’est que l’expression de certaines régularités que nous pouvons retrouver dans tous les secteurs d’activité qu’ils soient socialement et/ou politiquement sensibles ou pas.

En voici quelques-unes :

  • Il est impossible de manager de manière purement efficace avec comme boussole la seule dimension économique et d’assumer concrètement l’existence d’une responsabilité sociale et environnementale. C’est un truisme de le dire. Cette antinomie, pour une fois, est flagrante avec l’affaire Orpea mais elle existe souvent dans d’autres environnements même si elle peut être partiellement occultée par un storytelling (propagande disait on jadis) de bon aloi. Cependant, les faits sont têtus : entre l’efficacité totale et la vie (les valeurs incarnées dans le réel), il faut choisir. La responsabilité sociale, sociétale et environnementale, c’est avant tout préserver le sens des ensembles. Il y a toujours un prix à payer.
  • Lorsque la machine managériale se déchaîne, outre le pervers sadique qui peut en être le concepteur, l’homme de bonne volonté c’est-à-dire le salarié lambda apporte souvent son concours en connaissance de cause. En, effet, je ne crois ni au manager qui serait intrinsèquement un tordu ni à l’irresponsabilité totale des travailleurs. Le concours apporté par le travailleur ordinaire à un acte repréhensible (moralement et/ou légalement) traduit souvent une stratégie individuelle de défense. En outre, ce travailleur est souvent une victime consentante de ce que j’appelle la malédiction du fait :  lorsque quelque chose devient trop réelle, elle cesse d’être un problème. En l’espèce, à force de maltraiter ou d’assister à de la maltraitance, souvent, nous nous y accommodons. En effet, la puissance qui réveille la pensée est celle qui l’endort disait Charbonneau. Ceux qui ont appliqué ces procédures deshumanisantes chez Orpea, sortis de là, sont pourtant « d’honnêtes femmes » et « d’honnêtes hommes ». En matière de management, le salaud au sens de Sartre, c’est aussi l’homme ou la femme ordinaire.
  • Comme pour tout, ce qui donne du sens au management, c’est la limite. Cette limite n’est jamais extro-déterminée par un discours, par des valeurs proclamées, par le charisme d’un leader…. La limite s’institue in situ, elle se construit par le truchement de délibérations collectives entre travailleurs sur le travail bien fait. Les délibérations portent bien-sûr sur les règles techniques du travail mais aussi sur les valeurs. Réduire ou supprimer les espaces de délibérations par une séparation nette entre conception et exécution avec des environnements de travail non capacitants, c’est isoler les travailleurs les uns les autres et laisser le champ libre au règne de la procédure (de la force) sans âme donc sans limite.
  • Tout ce qui est mis en management quelle que soit la forme (entreprise, association…) ou la finalité (prendre soin des personnes âgées, soigner des malades, produire des biens et des services de première nécessité…), sans esprit de renoncement (la fameuse éthique de la non puissance de Jacques Ellul), ou pour le dire au sens Rousseauiste du terme, sans pitié, se transforme de fait en élément d’une machine et devient un rouage de la machine. La pitié, « bien que naturelle » nous dit Rousseau, est « cœur de l’homme » mais « resterait éternellement inactive sans l’imagination qui la met en jeu » car « celui qui n’imagine rien ne sent que lui-même ; il est seul au milieu du genre humain ». Seule cette pitié, dont la source est la peur dont nous parlait Hans Jonas peut nous permettre de prendre nos responsabilités et ainsi sortir du diktat infernal de la machine managériale car le management n’est pas neutre, il est aveugle.

L’affaire Orpea est un cas d’école pour ceux qui s’intéressent aux dérives managériales. Elle nous apporte une preuve de plus que lorsque l’efficacité devient la seule finalité, tout devient moyen y compris des personnes âgées sans défense ayant dévouées leurs vies à construire la nôtre. Orpea ne doit pas devenir un bouc émissaire car elle est juste une très bonne élève d’une idéologie gestionnaire. La mère des batailles consiste à   s’attaquer intellectuellement à l’ignorance qui produit ce management paresseux qui met en péril non seulement le « travaillé ensemble », les métiers mais aussi une certaine conception de l’homme et de la société. En effet, comme le pointait Emmanuel Mounier, l’accumulation de beaucoup de désordres secrets finit toujours par produire une maladie publique. Le management est plus que jamais un sujet politique.