Le consultant en management a-t-il toujours sa place dans un monde d’algorithme ?

Article publié dans la Tribune https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/le-consultant-en-management-a-t-il-toujours-sa-place-dans-un-monde-d-algorithme-758877.html

Le consultant en management comme professionnel dont le métier est d’assister les dirigeants et ses collaborateurs dans leurs processus de conception et d’exécution de leur promesse de valeur par l’optimisation des ressources, des organisations et par l’innovation, accompagne depuis plus d’un siècle les grandes transformations de l’entreprise. Impulsé par la création des chemins de fer et du télégraphe aux États-Unis dans les années 1870, le conseil en management devient une véritable industrie à partir de 1890 avec le Sherman Act, une loi de régulation dans la lignée des directives et lois règlementaires actuelles, dont l’objectif était de protéger les consommateurs contre les monopoles qui se constituaient.

Concepteur, co-concepteur des dispositifs de gestion ou metteur en scène méthodique, le consultant en management a su légitimer sa place dans le concert des entreprises à travers l’apport d’efficacité, l’orchestration d’innovations incrémentales ou de ruptures et la pérennisation des activités dont on lui confie temporairement la charge à un moment donné.

La transformation digitale (comprendre, ici, l’utilisation des outils collaboratifs avancés, l’intelligence artificielle et ses applications tels les systèmes connexionnistes, le « machine learning » et autres outils à base d’algorithmes complexes) a ceci de particulier qu’elle porte sur la mise en œuvre de technologies qui tendent à s’auto-suffire, s’auto-organiser, s’autoréguler malgré les velléités de remettre l’Homme à sa juste place pour réguler le processus en cours.

Dès lors, quelle place pour le consultant en management lorsqu’un des grands rêves des technicistes, l’auto-éco-organisation à l’instar des êtres vivants (concept d’Edgar Morin), est sur le point d’être exaucé par des outils technologiques de plus en plus puissants ?

Le mythe fondateur de la machine

L’efficacité de la machine a toujours inspiré les praticiens du management. D’ailleurs Taylor, une des figures centrales du management ne s’y était pas trompé : l’organisation du travail devait être scientifique. La nécessité de l’efficacité devait s’exprimer par l’intermédiaire d’une organisation-machine dans laquelle toute forme d’action devait relever du juste calcul : cadence, rythme, gestes, temps…

Dans la grande entreprise, c’est définitivement la fin de l’œuvre, si par « œuvre » nous attendons l’activité qui consiste à réaliser un objet dans sa complétude : de sa conception à sa réalisation. Les tâches sont désormais séparées et parcellisées. La pensée s’éloigne de l’action pour une plus grande efficacité.

Triomphe de la rationalité instrumentale

Les résultats sont là, la productivité augmente, la production de masse entraîne la consommation de masse et vice-versa. L’élévation du niveau de vie et de confort de centaines de millions de personnes en sera aussi un des résultats. Le consultant en management sera un des acteurs de ce mouvement. Il a su, consciemment ou pas, accompagner le triomphe de la rationalité instrumentale dans les temps d’euphorie économique comme dans les temps de crise. Véritable bras armé ou tête pensante, le consultant en management a su, de tous temps, trouver et appliquer les méthodes les plus efficaces pour réussir ses missions.

Les méthodes impliquant des métaphysiques, comme l’a mis en exergue Albert Camus, la métaphysique de la machine n’a jamais été dépassée. Elle est restée présente en filigrane dans l’essentiel des actes de gestion, et donc même dans le langage. Nous continuons de parler de « ressources » humaines pour désigner les acteurs humains pris dans les processus de création de valeur, de « problem solving » même si l’on sait au moins depuis Bertrand de Jouvenel que « le mythe de la solution » reste fort car dans tout processus porté par des êtres humains, c’est un abus de langage que de parler de solutions.

Ce confinement des individus, ce corsetage des salariés doit être mis en perspective dans un mouvement plus vaste comme le rappelle Max Weber dans « L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme » :

« Liée à la rationalisation de la technique et celle du droit, l’émergence du rationalisme économique fut en effet également tributaire de la capacité et de la disposition des hommes à adopter des formes spécifiques de conduite de vie pratique et rationnelle. »

Face à cette dynamique machiniste, bon nombre de consultants en management mais aussi de chercheurs en management ont joué leurs rôles d’alerte sur les conséquences d’une logique gestionnaire purement instrumentale, ce quadrillage normatif des comportements dont parle Roland Gori. La pensée taylorienne, cette logique de l’efficacité pure, a infusé dans les actes comme dans les corpus de connaissances. La machine continue donc de faire son œuvre.

Aujourd’hui, l’avènement du numérique de masse tend à exaucer le rêve de tout techniciste: baisser les coûts de transaction à leur plus petite expression et repousser les limites de la gestion, du pilotage et du management vers l’auto-exploitation, l’auto-optimisation, l’auto-(re)configuration. C’est donc une révolution technique portée par des technologues qui finit par exaucer ce désir, bien que rarement formulé clairement, de tout organisateur.

Travail d’esclave, concurrence et algorithme

L’algorithme est en train de devenir de plus en plus l’outil de gestion et le gestionnaire, ce qui mesure et ce qui s’auto-mesure. Cette imbrication des rôles exprime bien toute la puissance de la révolution numérique que nous vivons. Désormais, toute tâche répétitive peut tomber dans l’escarcelle de la numérisation. D’ailleurs, le père de la cybernétique, Norbert Wiener ne s’y était pas trompé avec cette analyse lumineuse dans un de ses ouvrages phares « Cybernétique et société. L’usage humain des êtres humains » :

« Tout travailleur qui est en concurrence avec le travail d’esclave doit accepter les conditions économiques du travail d’esclave. »

Par travail d’esclave, il entendait un travail pouvant être réalisé par une machine, aujourd’hui, on ajouterait, tout travail pouvant être réalisé par un algorithme. Norbert Wiener pensait bien sûr aux travailleurs directement positionnés sur la ligne de production.

Avec la puissance du numérique, ce constat est désormais opposable aux consultants en management et même plus largement à quasiment tous les intervenants en entreprise, hormis, pour l’instant, les usufruitiers du numérique. La puissance des nouveaux outils disponibles et la perfection des dispositifs qui en découle, comme le pointait déjà Lewis Mumford, font que le centre de l’autorité n’est plus une « personnalité visible » mais « le système lui-même, invisible mais omniprésent ». L’homme qui « appuie sur le bouton », parfois désobéissant, « encore assez humain pour accueillir des fins ne coïncidant toujours pas avec celles du système » a été mis « sous contrôle ».

Alors, le consultant en management risque-t-il d’être prolétarisé par le numérique, c’est-à-dire son savoir-faire essentiel capté par l’algorithme comme jadis, la machine a capté le savoir-faire de l’ouvrier ?

Le consultant en management, si son rôle est d’être un VRP de luxe des technologues (éditeurs, startups technologiques, etc.), voire un simple accompagnant d’une irréversible transformation numérique, il disparaîtra, en tout cas, sous sa forme actuelle car comme le dit un adage africain :

« Celui qui entraîne est toujours plus fort que celui qu’on entraîne. »

Alors, une des solutions consistera à entrer directement en concurrence avec les start-up ou les éditeurs ; dans ce cas, il faudra qu’il acquière les capacités techniques nécessaires et même être capable d’avoir un avantage concurrentiel. Il cessera donc d’être un consultant en management. Dès lors, paraphrasant Arnold Toynbee, on peut dire que le consultant en management ne mourra pas par meurtre mais par suicide.

Cependant, avec Hölderlin, le grand poète, nous sommes d’accord pour dire que « là où croît le péril… croît aussi ce qui sauve ». Il me semble, paradoxalement, que l’on a jamais eu autant besoin d’un consultant en management. En effet, ce qu’on appelle « révolution numérique » n’est rien d’autre que la matérialisation d’une puissance qui change de nature.

La puissance jadis émanait des grands groupes, des grandes organisations avec une capacité d’innovation descendante. Désormais, elle émane de plus en plus des individus, des salariés. La capacité d’innovation devient alors ascendante et c’est ce que les start-up ont bien compris. Tout individu peut désormais être porteur d’innovations pouvant bouleverser ou enrichir le marché mais aussi d’une pensée critique capable de questionnement, de mise en perspective mais aussi de limitation.

Reconfigurer l’épistèmê de l’entreprise

Face à ce changement radical, c’est un truisme voire une lapalissade de dire que l’intelligence collective devient indispensable, la capacité de création devient centrale. Remettre l’humain au cœur des processus devient un enjeu stratégique et organisationnel mais aussi de survie pour les entreprises. Néanmoins, une fois le constat fait, il faut le traduire en actes pour éviter de ne manipuler que des symboles.
Il me semble que c’est dans cette optique que le consultant en management a toute sa place : penser et implémenter les outils à même de donner corps à cette ambition. Il s’agit de reconfigurer l’épistèmê de l’entreprise. Cette fois ci, les outils ne seront plus exclusivement, loin s’en faut, les outils de l’ingénieur plébiscités jusque-là dans la pratique mais les outils du sociologue, du psychologue, du psychanalyste, de l’historien… enfin, tous les métiers fondés sur le récit.

Il s’agit de faire coïncider les nécessités humaines de création avec la logique organisationnelle, il s’agit d’allier la réflexion (le temps long) avec le réflexe (le temps court), l’intérêt organisationnel et le bien-être des salariés. La personne humaine devient, par la force des choses, le régulateur de cette nouvelle dynamique. Comme régulateur, elle doit alimenter le dispositif non pas simplement comme pourfendeur des problèmes (problem solving) mais comme pourfendeur des impensées pour éviter l’entropie.

Confrontation ou dialogue numérique/humain ?

Le consultant en management doit accompagner cette mutation non pas comme un suiviste efficace mais comme un acteur-créateur. C’est le garant du dépassement de ce que j’appelle le paradoxe de l’époque : donner du sens à une puissance autocréative.
Néanmoins, si c’est la voie choisie, elle ne se fera pas en un claquement de doigts. Une telle mutation doit être ancrée dans un univers approprié. En effet, on ne pourra pas avoir des salariés-acteurs avec des outils qui créent de la servitude voulue et/ou latente. Les outils, tout comme l’entreprise et son rôle dans l’écosystème sociétal, devront être repensés ; ce travail est d’ailleurs en cours dans bon nombre de centres de recherche avant-gardistes. C’est à ce prix que le dialogue numérique/humain pourra avoir lieu. Autrement, l’humain continuera de se conformer jusqu’à devenir superflu (Patrick Vassort) ou tout simplement obsolète (Günther Anders). Peu de personnes, mis à part les transhumanistes les plus déraisonnables, partagent un tel destin tragique.

On a donc de bonnes raisons de croire que le consultant en management non seulement survivra à la révolution numérique mais pourrait en donner la teneur même si pour cela, il faut qu’il joue pleinement son rôle de « ménagement » (du verbe ménager) c’est-à-dire d’arbitrer avec modération, sagacité et opiniâtreté la confrontation qu’Albert Camus avait mis en exergue : celle entre « l’appel humain et le silence déraisonnable du monde ». Une transformation managériale du numérique sera à ce prix.