En entreprise comme ailleurs, la pauvreté du langage implique une pauvreté des pratiques

En entreprise comme ailleurs, la pauvreté du langage implique une pauvreté des pratiques

Il est assez usuel de faire le constat d’un management devenu pathogène, incapable de performance durable en sauvegardant l’envie et la santé des collaborateurs. Il est donc normal de rechercher des « solutions » pour mettre fin à ce « gâchis humain » et économique. Le reflexe consiste à chercher à repenser les pratiques de management à l’aune d’un certain « humanisme » ou d’une certaine « pertinence ».

Il me semble que nous passons à coté de l’essentiel en allant directement faire une archéologie des pratiques. Une analyse sans fard du langage managérial permet de lever le voile sur l’incapacité de beaucoup d’entreprises à comprendre le réel et donc à aider à le transformer sans « tordre » les humains et la performance à long terme.

En effet, la corruption du langage, comme le montrent Orwell, Kraus et tant d’autres mène inexorablement à la corruption des faits.  

D’ailleurs Kraus nous demande de distinguer la langue de la phraséologie. Pour Kraus, la langue n’est pas un simple moyen technique de communication mais un outil pour penser : « c’est elle qui guide la pensée en ouvrant ses possibilités ; c’est en elle que la parole se singularise en toute fidélité sémantique à ce qu’elle autorise ; c’est elle qui oblige en disposant le cadre de toute responsabilité de vérité et d’éthique. [Elle est] ce qui énonce la condition de la pensée libre ». La langue ne sert pas à peindre le monde, elle façonne « monde et sens par l’imagination ».

Pour Kraus, la langue devient phraséologie dès lors qu’elle « se fie aux contenus objectifs et intentionnels qu’elle véhicule » car « elle se laisse contaminer par les assauts de l’extériorité avec tous ses attributs – valeurs dominantes, discours convenus et obligés, contraintes commerciales de la Presse, idéologie ».  Elle devient ainsi une tentative de « duplication d’une objectivité construite et conventionnelle », « mécanique et disponible, indéfiniment réitérable ». La phraséologie est une langue morte, une œuvre morte qui ne peut créer rien de vivant.

Ce que nous appelons langue en entreprise est donc bien souvent une phraséologie au sens de Kraus, une « langue » technique, pauvre, artificielle qui pense dépeindre un réel dont elle n’est que l’avatar. A coté des mots ou des concepts occultants utilisés à tire-larigot sans nuance ou précision (travail hybride, vivre-ensemble, bienveillance, leadership, management participatif, performance, changement/transformation…), nous avons des expressions comme « piloter des transformations » qui participent durablement à façonner un double du réel qui n’est pas sans conséquence sur la réalité vécue et sur le sens. En effet, on peut piloter un changement de structures (outil, processus, mode opératoire, procédure…) jamais une transformation. On ne peut travailler que sur la possibilisation d’une transformation c’est-à-dire sur les conditions de possibilité qui peuvent la faire advenir. Nous avons avec cet exemple (piloter des transformations) un exemple typique de confusion linguistique et sémantique au sens de Wittgenstein.

Outre le fait de malmener la réalité dans un sens fantasmagorique, le triomphe de la phraséologie comme le remarque Kraus, permet « par effet d’atténuation, de neutralisation et d’euphémisation, de banaliser l’inacceptable ». En effet, quelque chose qui devient trop « présente » dans les esprits cesse d’être un problème : on ne s’émeut (plus) de rien ou presque à cause de cette « tyrannie de la phrase » qui dixit Bouveresse « évacue l’imagination, anesthésie la sensibilité et neutralise les réactions humaines les plus élémentaires ». Goebbels avait bien compris le pouvoir des mots sur les âmes : « on ne parle pas pour dire quelque chose mais pour avoir un certain effet » disait -il.

Parallèlement, la phraséologie permet de transformer l’insignifiance objective en importance reconnue (Bouveresse). Nous l’avons vu avec les débats sur l’hybridation du travail avec la crise du Covid alors que d’autres sujets comme la simplicité et la reconnaissance du travail invisible méritaient autant voire plus d’attention. Nous avons aussi en tête tous les débats stériles sur le leadership que d’ailleurs personne ou presque n’arrive à définir précisément.

Pour conclure, je dirais que passer de la « phraséologie » à la « langue » nous permettra de répondre à la moitié des maux du management car comme l’a bien vu Kraus, le déficit de pouvoir vient d’une surabondance de phrases creuses. Il va s’en dire que de nos jours, ce constat lumineux s’applique à beaucoup d’autres secteurs. Avoir un véritable pouvoir sur le réel, c’est d’abord éviter de faire des compromis avec la précision et le sens des mots.

L’esprit de grimpeur : antidote à la bêtise dans les organisations

« Un test d’intelligence conçu par un imbécile est un test d’imbécilité »

Cette phrase forte dans un style peu châtié de Bernard Charbonneau (penseur français et grand ami de Jacques Ellul) devrait tous nous parler. En effet, dans nos entreprises, pullulent des outils, des concepts ou des modes de raisonnement dérivés d’extrapolations hyperboliques de résultats partiels. Leur seule utilité, c’est d’être des marchandises ou des moyens d’en vendre.

Nous n’avons jamais autant eu les moyens pour « expliquer » et « comprendre » alors que nous connaissons une explosion exponentielle du niveau de bêtise, non pas n’importe quelle bêtise mais ce que Robert Musil qualifiait de bêtise intelligente c’est-à-dire la bêtise des personnes qui ont un problème de jugement. C’est ce que Clément Rosset nomme la bêtise du second degré. C’est une bêtise intériorisée et réflexive. Dans cette forme de bêtise, « on a pris conscience du problème de la bêtise ; on sait qu’il faut éviter d’être bête, et, à la lumière de ce scrupule, on a choisi une attitude « intelligente ». Naturellement, cette attitude n’est autre que la bêtise en personne, dont on pourrait dire, en paraphrasant Hegel, qu’elle est « la bêtise devenue conscience d’elle-même » : mais non point dans le sens où elle serait consciente d’être bête, consciente au contraire d’être intelligente, de constituer un relief de lucidité sur le fond de bêtise jadis menaçante, dont elle s’estime désormais définitivement affranchie. Cette bêtise du second degré, apanage des personnes généralement considérées à juste titre d’ailleurs comme intelligentes et cultivées, est évidemment incurable : en quoi, elle constitue une forme de bêtise absolue… ».

Récemment, la première vague du Covid a permis une cure anti bêtise dans les organisations avec une simplification à marche forcée des processus, des procédures et des outils car il fallait « sauver » les entreprises et assurer la continuité des activités dans les organismes publics. Si les entreprises et les organismes publics ont pu se passer de certaines procédures et/ou processus, c’est peut-être qu’ils ne sont pas indispensables dans leur entièreté si nous faisons confiance aux femmes et aux hommes qui font les organisations.

Cette parenthèse inespérée n’a pas été de longue durée. Très vite, la bêtise a repris ses droits d’autant plus qu’elle a une arme redoutable : l’oubli.

Nous fûmes pris en tenaille par des débats (hybridation du travail comme si le travail n’était pas par essence hybride, le nombre de jours de télétravail…) certes nécessaires, mais dérisoires eu égard aux enseignements qu’il fallait tirer de la crise : simplification des processus et procédures, débat dans chaque organisation d’une part sur un passif acceptable pour sortir de l’illusion de contrôle et permettre aux collaborateurs de ne plus être corsetés par un trop plein de procédures et de hiérarchie et d’autre part, sur ce qui doit être fait des fonctions dont le cœur de métier est la production quotidienne de procédures, reconnaissance du travail invisible, valorisation des métiers des près de 4,6 millions de salariés, dits « travailleurs de la deuxième ligne » …

Ces problématiques essentielles n’ont pas résisté au rouleau compresseur de la bêtise car sa production industrielle est de nouveau repartie. Alors que faire ?

Le seul antidote à la bêtise, à ma connaissance, c’est de s’arc-bouter au réel. Comme le dit Clément Rosset, « il y a un moment où cesse le domaine des preuves où l’on bute sur la chose elle-même ». C’est le moment où la discussion s’arrête, c’est donc un moment wittgensteinien : « Ne pense pas, regarde ». Pour bien regarder, il ne faut pas hésiter à se faire aider par des sachants dans les sciences humaines et sociales et plus largement dans les sciences du travail. C’est à mon sens, un des seuls moyens de développer l’esprit de grimpeur dans nos organisations car le grimpeur sait toujours que « le pied le plus sûr est aussi toujours le plus bas placé » (Musil).