Sans réarmement théorique, l’échec guette tout projet véritable de transformation des entreprises

Dans le monde de l’entreprise, la connaissance dite théorique (comprenez, de nos jours, les productions des sciences humaines et sociales non transformables en objets (outils ou « langages de machine ») n’a plus bonne presse. D’ailleurs avec le développement du financement privé ou public par projet et l’exigence d’un retour sur investissement calculable à priori, certaines disciplines sont désormais sinistrées et dans certains pays, la fermeture de départements de philosophie, de sociologie, de lettres… perçus comme non rentables, n’est plus tabou. Ainsi, Le journal Libération, en avril 2019, fait état d’un tweet du président brésilien, Jair Bolsonaro, dans lequel il demande que « le ministre de l’Education étudie la décentralisation de l’investissement dans les facultés de philosophie et de sociologie » en précisant que « les étudiants déjà inscrits ne seront pas affectés » et que « l’objectif est de se concentrer dans les domaines qui génèrent une retombée immédiate pour le contribuable : vétérinaire, ingénierie, médecine ». En France, l’ancien vice-président délégué à la recherche à l’université de Strasbourg, Jay Rowell révèle, dans une étude publiée en septembre 2022 sur sa propre université, la « marginalisation » des sciences humaines et sociales au profit des sciences naturelles comme étant une des conséquences de la loi d’autonomie des universités en 2008.

En entreprise, accuser quelqu’un d’être « théorique » c’est-à-dire l’homme qui préfère Paul Valéry à Michael Porter, l’homme qui ne s’inscrit pas totalement dans la logique problème/solution, l’homme qui demande du temps pour réfléchir, l’homme qui dit « ça dépend », l’homme qui hésite, l’homme qui est lent…, c’est prononcer à son encontre une peine de mort sociale symbolique. Le dit « théorique », est devenu un exilé de l’intérieur, un homo sacer moderne, car il ne « sert à rien », fait perdre du temps et donc de l’argent selon l’expression consacrée nonobstant le « caractère essentiel de l’inutile » dont parlait Walter Benjamin. Dans le monde des pragmatiques, des « problem solvers », « l’inutile » est un renégat et si par malchance, il a de plus des idées personnelles, il devient ipso facto un dissident. Pour reprendre, en substance, la célèbre formule de Renan, on peut dire, il n’a jamais été aussi dangereux de savoir trop tôt. L’homo faber se retournerait-il contre l’Homme ?  

Le théoricien n’a pas toujours eu mauvaise presse

Ainsi, comme le notait à juste titre Guillaume Guindey, un « théoricien », inspecteur des finances, ayant suivi dans sa jeunesse les cours du philosophe Alain et qui fut chargé de restaurer la crédibilité financière de la France à l’international après la seconde guerre mondiale par le général De Gaulle (un autre « théoricien » qui en 1963 a fait partie des lauréats potentiels du prix Nobel de littérature), « l’homo faber est tourné vers le monde extérieur, principalement vers le monde inanimé. Quand il se tourne du côté des vivants, il tend, pour les appréhender, à leur appliquer les méthodes d’analyse qui lui réussissent si bien à l’égard des objets inanimés ».

L’homo faber en entreprise fabrique ainsi son propre malheur car il lui manque les concepts et les théories pour comprendre le travail réel, pour appréhender les dynamiques qui se construisent avec lui et autour de lui, pour connaitre sa propre ignorance qui reste la meilleure part de la connaissance comme le dit Simone Weil. Il oublie d’ailleurs que nos objets notamment les outils concrets ou abstraits sont des pharmakon (remède et poison à la fois). S’ils nous permettent d’agir efficacement dans un univers relativement maitrisé (univers passablement modélisable, prédictibilité possible de certains événements…), dans un univers complexe ne permettant pas la répétabilité, échappant au moins en partie à une rationalisation à priori et à des modes opératoires (notamment les contextes de transformation au long court, avec des enjeux technologiques, des enjeux de développement durable, des enjeux sociaux et sociétaux), ils peuvent fondamentalement simplifier, altérer ou nous cacher une partie du réel mais aussi une partie du jugement que nous pouvons avoir sur le réel. Ainsi, déifier de tels objets comme c’est souvent le cas en entreprise, c’est prendre le risque, d’une part, d’ostraciser tout savoir, toute connaissance qui ne se transforme en « objet gérable » ou en « langage de machine », et d’autre part, altérer notre capacité à faire des jugements corrects sur les situations. Ce que confirme le sociologue Bernard Conein : « les objets sont susceptibles d’être des supports pour nos jugements sur l’action, tant au moment de l’exécution qu’à celui de l’évaluation des résultats ».

Comprendre le travail réel et assurer la soutenabilité de l’action collective nécessitent bien sûr de l’humilité car travailler, ce n’est pas juste résoudre des problèmes, un voile mystérieux entoure toujours cette activité humaine fondamentale malgré les progrès gigantesques des sciences du travail. Cela nécessite surtout des concepts et des théories pour appréhender et apprécier les interstices et les espaces cachés aux confluences des mondes physique, subjectif et social lesquels entretiennent des relations dialogiques dans toute activité humaine.

Face au nihilisme des faits et aux marchands de sommeil conceptuel, le réarmement théorique est une nécessité

Il est donc nécessaire, pour tout intervenant en entreprise (travailleur au plus près du terrain, manager, consultant, chercheur) de trouver le passage du simple au complexe en ayant un « regard de mécanicien » et une « vision d’architecte » comme nous y enjoint Guindey. Ainsi, volens nolens, sans théorie, comprendre la pratique et la rendre soutenable devient difficile voire impossible et pratiquer sans théorie, c’est investir inexorablement dans la déception. Il n’y a donc rien de plus pratique qu’une bonne théorie et bien souvent, une mauvaise pratique n’est que la victime d’une mauvaise théorie.

En cherchant par tous les moyens des connaissances actionnables ici et maintenant par l’intermédiaire d’outils ou de langages techniques et en éliminant toutes les autres formes de connaissances, nous travaillons à l’effondrement de la capacité de penser en construisant un boulevard au nihilisme des faits, aux convictions obligatoires du moment, à la crédulité, aux innovateurs linguistiques, aux marchands de sommeil conceptuel, aux enjambeurs (du réel) et autres mystificateurs de tout poil. Ce qu’on n’appréhende pas, n’existe point pour l’esprit. Le manque de jugement est donc un déficit de concepts et de théories pour apprécier « correctement » le réel. Ce manque de jugement traverse d’ailleurs les frontières de l’entreprise et a envahi la société toute entière avec, notamment, des phénomènes comme le complotisme.

Il n’est donc pas étonnant aujourd’hui, que dans le champ du management et de la gestion des entreprises, le crime qui ne fait pas partie du code pénal de la raison soit le crime contre la logique et contre l’esprit en général.  Ainsi, paradoxalement, nous n’avons jamais eu autant de livres sur le management, d’écoles de management (même les IAE sont devenus des schools of management), d’experts en management, de gourous du management, de coachs en management, d’étudiants qui choisissent la filière management, de cours de management dans les écoles spécialisées (Sciences Po, ENA,…), de cabinets de conseil en management, de modes managériaux et curieusement les maux du travail (bore-out, burn-out, stress chronique, fatigue compassionnelle voire suicides) et le désengagement des salariés n’ont jamais été aussi importants. En outre, malgré cet écosystème managérial fécond (experts, corpus, outils…), selon les études (Forrester, Gartner…) entre 60 et 80 % des projets de transformation digitale sont des échecs c’est-à-dire que les résultats opérationnels escomptés ne sont pas atteints. Pas besoin d’être un grand logicien pour se rendre compte que quelque chose ne tourne pas rond dans le royaume du management.

C’est pourquoi lutter contre le savoir managérial stérilement fécond, contre la cécité au réel, c’est investir dans la théorie car nous ne souffrons pas de trop de théorie mais d’un manque de théorie pour comprendre et accompagner les transformations d’une entreprise devenue politique. En effet, si manager c’est travailler le divers (des réalités diverses allant dans des directions opposées), le divers n’a été jamais aussi complexe : efficacité à court terme vs soutenabilité, citoyen vs consommateur, cœur vs raison, intuition vs pensée, préservation de l’environnement vs croissance etc.  Aucune recette n’a de prise sur une telle complexité et aucune discipline seule ne peut la pénétrer.

Pas de transformation véritable sans ressources intellectuelles

Ce n’est qu’en investissant dans la théorie pour comprendre au mieux le réel, pour penser le pire afin de l’écarter que nous pourrons faire émerger la force intellectuelle nécessaire pour accompagner les grandes transformations du moment.

Une telle force intellectuelle sera un antidote aux vices du langage en instaurant le fameux doute linguistique dont parlait Karl Kraus c’est-à-dire « apprendre à voir des abîmes là où sont des lieux communs ». Cela passera par la promotion d’un langage clair, précis et exact, le contraire de la phraséologie managériale actuelle. Nous disposerons ainsi de la rigueur intellectuelle nécessaire pour lutter contre « l’impolitesse de la pensée » c’est-à-dire contre le non-respect des faits, les crimes contre le raisonnement et la logique, les crimes contre l’esprit en général. Nous pourrons ainsi sortir du culte de la compétence totale car aucune compétence ne permet d’être « compétent » dans le temps et dans l’espace car elle n’est synonyme que d’adaptation à une tâche alors que pour faire face au réel, il est souvent nécessaire de questionner et de dépasser la tâche. Nous aurons dès lors, l’ensemble des conditions nécessaires à la réflexivité par rapport à nos pratiques pour aller au-delà du problem solving car comme le dit Valéry, et je pense que l’entreprise n’y échappe pas, « les petits faits inexpliqués contiennent toujours de quoi renverser toutes les explications des grands faits ».

Nous pouvons dire pour conclure que l’homo faber a engendré un management de philistin, ironie de l’histoire, seule la théorie pourra sauver le philistin si vous ne voulons pas, comme l’avait bien vu Karl Kraus, subordonner définitivement les raisons de vivre aux moyens de vivre.

Soft skills : l’impasse logique et épistémique des marchands de sommeil conceptuel

Beaucoup de choses sont dites sur les soft skills.

Essayons donc de « nettoyer la situation verbale »:

Si par hard skill nous entendons toute compétence directement liée au métier ou à la maîtrise d’un objet technique nécessaire au métier et les soft skill toutes les compétences non liées directement au métier et à la maîtrise des objets techniques du métier, dans la vraie vie, faire le distinguo entre la « soft skill » et le « hard skill » est une vue de l’esprit.

La « soft skill » n’existe qu’à partir du hard skill et vice versa. Si la communication est une soft skill, bien communiquer, c’est toujours communiquer sur quelque chose. Bien communiquer ne suffit pas pour communiquer correctement sur un sujet.
Il n’y a donc pas de différence radicale, dichotomique, entre les dites « soft-skills » et les « hard skills » mais une continuité donc difficile de distinguer ce qui relève des soft-skills et ce qui relève des hard skills.

Par ailleurs, ce qui est considéré comme une « soft skill » pour un métier donné peut être un hard skill pour un autre métier. Partant de la logique « soft skilliste », on peut dire que la communication est un hard skill pour un journaliste et une soft skill pour un cordonnier ou un menuisier. Dans ce cas, ceux qui vendent des « soft skills » sont de fait des vendeurs de « hard skills » ? Cela ne me semble pas être très sensé.

L’approche solutionniste des soft skills est une impasse logique et épistémique sans même que les dynamiques sociales aient été mises dans l’équation.

Le traitantisme ou l’art de « soigner » les symptômes

Au fur et à mesure des années, j’ai vu se cristalliser, dans beaucoup d’organisations, une propension, un automatisme consistant, dès qu’il y a un problème ou une classe de problèmes qui émerge, à systématiquement « traiter » les individus (recadrage, procédures disciplinaires, formalisation de nouvelles procédures, formation, demande de soft skills, coaching…) en lieu et place du travail (freins à la subsidiarité et à la coopération, reconnaissance du travail invisible, freins à la délibération sur les critères de qualité du travail bien fait, conditions d’encapacitation de l’environnement, diversité créatrice…). C’est ce phénomène extrêmement trivial dans son expression, complexe dans ses soubassements, dramatique dans ses conséquences que je nomme par le néologisme : le traitantisme.  

En effet, bien souvent, une véritable analyse du travail réel suffirait pour mettre en exergue les « problèmes constitutifs » et les « problèmes circonstanciels » qui obstruent la qualité du travail et sa soutenabilité, l’Homme n’étant, dans bien des cas, que l’indice du problème.

Désormais, la vision simplificatrice du monde consistant à tout voir en « problèmes » et en « solutions » n’épargne pas les travailleurs intuitu personae. Il faut apporter des « solutions » en oubliant au passage qu’une solution est une réponse qui satisfait pleinement l’ensemble des données d’un problème ; ce qui n’est jamais le cas pour un problème managérial par essence politique (nécessité de ne pas perdre le sens du tout). Ignorant cela ou par la force des choses, les organisations deviennent « traitantes » nonobstant le réel du travail, ce que le psychiatre Claude Veil résume magistralement par cette formule bien trouvée : dans les entreprises, « on s’intéresse plus aux gens qui posent des problèmes plutôt qu’aux problèmes que posent les gens ».

Le traitantisme est donc loin d’être neutre dans les organisations. Il s’exprime par le truchement d’au moins trois dynamiques corrélées :

  • Plus les problèmes sont considérés comme sérieux, dignes d’intérêts et urgents, plus on cherche à les résoudre en traitant l’Homme. Dès lors, plus on traite l’Homme, plus on se désintéresse du travail agonisant ou de toute autre cause organique pouvant expliquer l’origine des problèmes.
  • Plus les Hommes sont traités dans une entreprise, plus l’organisation formelle s’éloigne du travail réel, ce qui engendre plus de « rébellion » et/ou de « déviance » et donc une inexorable augmentation des processus et des procédures avec comme résultat un éloignement encore plus conséquent entre le travail réel et le travail prescrit.
  • Plus le travail prescrit et le travail réel sont éloignés, plus les gens sont « traités » pour déviance et/ou rébellion, plus l’organisation devient abstraite c’est à dire se résumant aux liants structurels au grand dam des liens organiques. La conséquence fondamentale consiste à confondre le collectif de travail avec une collection d’individus n’ayant que le métier et l’intérêt personnel comme dénominateurs communs.

Le traitantisme : entre rapports de pouvoir, réductionnisme causal et humanisme verbal

Le traitantisme est donc d’une part, une manifestation des rapports de pouvoir omniprésents dans les organisations (tantôt on rationalise, on surveille et on punit » tantôt on rationalise, on surveille et on « pédagogise ») et d’autre part, une manifestation du réductionnisme causal, du « sophisme de la cause unique » qui postule qu’il y a une seule cause à un événement ex : penser que la détention de compétences (hard ou soft skills ou les deux) pour une tâche donnée suffit à engendrer du travail bien fait, de la performance au contact du réel. Bien sûr, une bonne méthode mise en œuvre par un nigaud ne pourra pas produire les résultats escomptés. Cependant, le meilleur professionnel disposant des ressources, des compétences et des connaissances adéquates pour satisfaire une tâche mais placé dans un environnement de travail non capacitant ne fera pas de miracles non plus. Il est donc important avant de statuer « définitivement » sur les personnes, de statuer sur le travail et sur le niveau d’encapacitation de l’environnement de travail. Le poème précède toujours le commentaire disait Georges Steiner.

En outre, le traitantisme revêt souvent les habits de l’humanisme verbal pour tromper son monde. Ainsi, on demande désormais aux managers « d’avoir du cœur », d’être « empathiques », d’être des coachs, d’être bienveillants, d’être humbles, d’être dans le « care », d’être des « tuteurs de résilience » comme si de telles prescriptions suffisent pour transformer le travail réel et répondre aux difficultés de fond. Ces prescriptions « traitantisantes » participent de fait, fortement, à l’individualisation et la psychologisation des travailleurs qui masquent le réel du travail.

Le traitantisme est donc, volens nolens, une facilité managériale, un chemin de traverse qui peut se payer au prix fort : c’est un lent poison pour les organisations qui en s’intéressant plus aux personnes qu’aux problèmes qu’ils mettent en exergue, investissent non pas dans l’amélioration continue mais dans l’inertie du système malgré les discours de mobilisation sur la nécessaire transformation face à la complexité de l’environnement. Ce qui non seulement crée une dissonance communicationnelle, rogne méthodiquement la confiance, anéantit les conditions d’un travail efficace dans lequel tout le monde se reconnaît, éloigne de manière inéluctable l’organisation d’une performance productrice de santé et donc soutenable.

Cependant, lutter contre le traitantisme ne sera pas une chose aisée car il est nourri par des croyances fortement ancrées :

  • L’engouement des Hommes pour la réponse technique à l’apparence d’efficacité hic et nunc au détriment des réponses organiques qui ne s’expriment que dans un temps plus long. D’ailleurs, c’est cet engouement pour la technique que la loi de Gabor exprime parfaitement : tout ce qui est techniquement possible sera réalisé.
  • Le mythe d’un réel qui ne serait qu’un « game » (le réel n’est que ce qui se répète), au sens de Winnicott, c’est à dire un cadre formel, un faux self, des règles du jeu bien définies, des liens de causalité modélisables et dans lequel l’Homme serait maître et donc responsable de tout. Ce qui occulte une partie du réel (peut-être même la plus large) à savoir le « play » (le réel qui ne se répète pas) au sein de Winnicott, sans régularité, angoissant, chaotique et dans lequel l’Homme est pris dans un système de relations et de pouvoirs qu’il a même des difficultés à verbaliser, à comprendre et donc a fortiori à modéliser.
  • Le mythe d’un sens qui serait dans les mots et donc qui se « donne », ce qui impliquerait une responsabilité pleine et entière de l’Homme dans son incapacité à faire face au réel, du moment où il a reçu les « bons » mots d’ordre, les « bonnes » prescriptions. Nous oublions ainsi que le sens n’est jamais dans les mots (Wittgenstein) mais à côté des mots car c’est un construit psychologique et social complexe. Difficile donc de trouver des liens de causalité entre ce que le travailleur fait et les résultats de son action dans le temps et dans l’espace.

C’est peut-être à cause de ces croyances que le traitantisme couplé aux intérêts antagonistes, devenu un quasi réflexe, dépasse largement les frontières de l’entreprise : on traite aussi souvent le citoyen au lieu de s’interroger sur les politiques publiques, on traite le chômeur qui refuse certains emplois au lieu de s’intéresser à l’attractivité salariale et aux conditions de travail dans ces secteurs d’activités, face au « law shopping » des grandes multinationales (possibilité pour ces dernières de choisir le droit qui s’applique à elles par le biais des délocalisations), on traite le régime social des salariés en abaissant la sécurité de l’emploi pour « maintenir » l’attractivité des pays au lieu de converger vers une fiscalité mondiale des entreprises, etc.

Le traitantisme comme expédient du mythe du travail exact et fossoyeur de l’innovation et de la performance soutenable

Le traitantisme est une des expressions de ce que j’appelle le mythe du travail exact lequel n’est qu’une ramification de l’utopie de la vie exacte dont parlait Musil. D’ailleurs une autre expression du mythe du travail exact consiste à penser que nous pouvons savoir exactement, à l’avance, de quelles connaissances, de quelles ressources, de quelles compétences nous avons besoin pour faire face au réel, ce qui serait inexorablement la fin de la créativité et de l’innovation voire la fin de la vie tout  court. Sans puissance d’expansion, la vie est indéfendable disait le poète Antonin Artaud.

En effet, l’appareil disciplinaire à l’œuvre dans le traitantisme au sein des entreprises entre en collusion avec les velléités d’innovation, de créativité, de transformation. Curieux paradoxe car souvent dans l’histoire, seuls des Hommes résistants au traitantisme, capables de « décisions arbitraires » au sens étymologique du terme (c’est- à dire des décisions laissées au libre choix des individus), des voyous de la pensée (Gilles Chatelet), ont pu être à la base des plus grandes réalisations humaines; d’ailleurs, dans ce registre, les réalisations scientifiques ne font pas exception comme le note Paul Valéry en 1914 dans ce fameux passage des Cahiers qui n’a pas pris une ride :  » La science n’est pas le résultat nécessaire, immanquable de la raison humaine ni du bon sens ni de l’observation indéfinie. Cette raison et cette observation ont pu exister pendant des siècles sans que la science se fît, ou s’accrut d’une ligne. Mais la science est due à des accidents heureux, à des hommes déraisonnables, à des désirs absurdes, à des questions saugrenues ; à des amateurs de difficultés ; à des loisirs et à des vices ; au hasard qui a fait trouver le verre ; à des imaginations de poètes ». On peut faire l’hypothèse que ce qui est valable pour les réalisations scientifiques le soit pour les réalisations entrepreneuriales et économiques.

C’est pourquoi l’engouement solutionniste actuel autour des soft skills par ceux qui, en filigrane ou in petto, pensent que la compétence suffit pour être compétent (dans le temps et dans l’espace), relève de ce mythe du travail exact, prédictible, programmable.

Néanmoins la bêtise, c’est d’être surpris par une telle conception solutionniste du travail et de l’action collective car comme le dit si justement Valéry, l’illusion est excitation. Le traitantisme n’en est qu’une illustration.

Pour être « compétent », la « compétence » ne suffit pas !

Notre tendance à la formalisation et à l’abstraction a pour objectif de satisfaire notre quête d’efficacité mais aussi de nourrir notre besoin de certitudes.

Les travaux des gestionnaires sur la compétence n’échappent pas à ce double enjeu et aux risques associés. Cependant, les faits sont têtus, pour être compétent, il ne suffit pas d’être compétent, pour plusieurs raisons :

  • La compétence, qu’elle soit dite hard ou soft (si toutefois une telle segmentation puisse être possible dans la réalité), ne s’exprime que dans l’action et dans un contexte donné. Bien souvent, le contexte n’est pas totalement modélisable à priori à cause de l’indétermination de la vie. Le réductionnisme causal a peu de prises sur le réel.
  • Une bonne méthode mise en œuvre par un imbécile (c’est à dire un Homme sans vigueur intellectuelle c’est à dire dans le sens étymologique du terme) ne produira pas les effets escomptés. Un Homme dit « compétent » mais placé dans un environnement non capacitant (voir les travaux des ergonomes comme Pierre Falzon) ne fera pas de miracle non plus, le poème précède le commentaire disait Georges Steiner.
  • La compétence si elle est modélisable ex ante, c’est lorsqu’elle doit s’exprimer dans un réel qui se répète (le « Game » au sens de Winnicott c’est à dire un environnement dont on maitrise l’ensemble des paramètres) avec des règles bien définies et un objectif à atteindre bien précis. Le réel, ce n’est pas seulement ce qui se répète, c’est aussi, surtout ce qui ne se répète pas (le « play » au sens de Winnicott) par essence infiniment variable (donc avec peu de régularités), angoissant et chaotique nécessitant une implication subjective forte. Ce « réel » n’est pas, par définition, maitrisable ex ante.
  • Postuler que la compétence suffit pour agir efficacement, c’est postuler implicitement que les mots, les mots d’ordre contiennent le sens. En effet, les Hommes, au travail comme dans la vie, ne se meuvent à bon escient que par le truchement du sens qu’ils donnent aux choses. Le sens n’est jamais dans les mots (Wittgenstein) mais à côté des mots car il est construit par le biais de processus complexes. C’est pourquoi le grand linguiste Oswald Ducrot définit le sens comme « un grand absent signalé par des présences sensibles ». Il ne peut donc y avoir de relation de causalité entre de supposées compétences et l’atteinte des objectifs en termes d’efficacité mais dans le meilleur des cas un lien de corrélation car l’interprétant c’est-à-dire le travailleur est un acteur non une simple ressource.

Une pédagogie basée exclusivement sur les compétences n’est pas suffisante pour une action efficace dans le temps et dans l’espace. Elle peut même nuire à l’action car l’indétermination de la vie suppose de pouvoir dépasser, critiquer la compétence et la tâche lorsque c’est nécessaire. Dépasser, critiquer la compétence et la tâche passe par l’imagination et la sensibilité lesquelles ne sont pas prescriptibles. Ce que nous pouvons faire, c’est travailler pour ce que j’appelle une culture générale (qui n’est pas la documentation, voir mon article sur le sujet) c’est à dire un ensemble hétérogène de savoirs et donc de rationalités, passés au tamis de l’imagination et de la sensibilité, qui permet de s’orienter dans la pensée et dans l’action. La culture générale est le résultat d’un apprentissage informel par le truchement de la vie familiale, de la vie sociale en général, de la vie intellectuelle… En effet, tout ce qui augmente l’imagination et la sensibilité travaille pour la culture générale. Tout ce qui circonscrit la compétence à l’apprentissage formel travaille contre la culture générale donc in fine contre la performance soutenable.

Pourquoi la culture générale est la véritable soft skill ?

Notre époque ne manque pas de « préposés aux choses vagues », le nom que Paul Valéry donnait à ceux que j’appelle les enjambeurs. Ces derniers ont ceci de particulier qu’ils manifestent peu d’intérêt au réel. La dernière « production » d’une classe d’enjambeurs à savoir des économistes, des chercheurs en management, des spécialistes du recrutement consiste à théoriser les compétences socio-comportementales (ou soft skills) comme des objets de gestion à savoir qu’on pourrait les identifier, les isoler, les développer, les piloter, les manager. Ainsi, comme le notent certains économistes et non des moindres, les soft skills, à l’image des compétences en Français et en mathématiques sont identifiables et évaluables de manière similaire. Hélas, l’obscurantiste est souvent dans la lumière car penser qu’on peut modéliser l’indétermination de la vie, c’est manquer cruellement de soft skills. Je ne reviendrai pas ici sur les raisons qui font qu’une soft skill n’est pas modélisable comme une compétence en mathématiques, j’y ai déjà consacré plusieurs articles (un article dans Le journal Le Monde et un article plus détaillé sur mon blog).

J’aimerais revenir ici sur ce qui représente pour moi la véritable soft skill à savoir la culture générale, en définir le sens et en expliquer les mécanismes.

Tout d’abord, procédons au « nettoyage de la situation verbale » comme nous y enjoint Paul Valéry

La culture générale est un ensemble hétérogène de savoirs et donc de rationalités, passés au tamis de l’imagination et de la sensibilité, qui permet de s’orienter dans la pensée et dans l’action. La culture générale n’est donc jamais statique et ne s’exprime que dans le mouvement. Il y a donc toujours un rapport dialogique entre la culture générale, la pensée en action et l’action sur le monde pour transformer le réel.

Le fort en thème n’est pas pour moi quelqu’un qui a de la culture générale, c’est quelqu’un qui est bien documenté c’est-à-dire qu’il a beaucoup d’informations sur une ou plusieurs questions données. La documentation n’est donc pas la culture générale. La documentation est un stock statique de connaissances qu’on peut conserver en dehors de soi (papier, base de données…) ou en soi par le truchement de la mémoire alors que la culture générale est toujours dynamique et constamment en reconstruction à cause des allers-retours avec le réel. La culture générale est toujours incarnée par un individu dans une certaine culture (culture sociale, culture technique…) pour s’orienter dans un bordel d’idées (Pierre Boulez) ou dans l’action, dans le temps et dans l’espace.  

La culture générale n’est pas de synonyme de « quantité de savoirs ». C’est la culture du savoir dans un milieu donné, que le milieu soit celui des idées ou des faits ou tout simplement celui permettant de faire dialoguer les idées et les faits afin qu’ils s’éclairent mutuellement. La culture générale repose ainsi sur la qualité du savoir, accessoirement sur la quantité du savoir mais surtout sur l’existence de facteurs de conversion face au réel que sont l’imagination et la sensibilité. C’est pourquoi la bêtise est rarement un déficit d’intelligence mais un déficit de sensibilité au réel d’où la mémorable phrase de Clémenceau : « Les polytechniciens savent tout, mais rien d’autre » ou encore la sortie de Bernanos : « dans l’ordre de la technique, un imbécile peut parvenir au plus haut grade sans cesser d’être un imbécile ».

Une fois ces précisions apportées, on peut tordre le cou à trois idées reçues : 

  • ce n’est pas parce que vous maitrisez les humanités classiques ou que vous avez une grande culture littéraire que vous avez une culture générale, vous êtes simplement très documenté car vous pouvez manquer d’imagination et surtout de sensibilité ;
  • ce ne sont pas uniquement « les gens de culture » qui peuvent avoir de la culture générale, en effet, le compagnonnage, les fables, les proverbes, les contes et la vie elle-même peuvent aussi produire un savoir, engendrer de l’imagination et de la sensibilité pour nous aider à nous orienter dans la pensée et dans l’action ;
  • les humanités ou les sciences humaines et sociales en général ne rendent pas plus humain car si c’était le cas, un philosophe illustre comme Heidegger n’aurait pas été nazi, Robert Brasillach en France n’aurait pas collaboré sous l’occupation : on peut bien penser sans penser le bien. En effet, comme le constatait déjà Rousseau, « l’entendement sans règle et une raison sans principe » ne mènent nulle part ou plutôt mènent à la catastrophe.

La culture générale est au service du « jugement correct » dans l’espace et dans le temps

Ce que les enjambeurs en management et en économie appellent soft skills consiste à mélanger plusieurs notions qui prises une à une sont sémantiquement chargées : des traits de caractère, des traits de personnalités, des attributs d’une intelligence sociale, etc… Bref, ils constituent un prêchi-prêcha salmigondesque d’apparence savante qui ne veut absolument rien dire sur le réel. Pour reprendre un exemple de Musil, c’est comme un zoologiste qui mettrait dans la famille des quadrupèdes, les chiens, les tables, les chaises et les équations du quatrième degré. En effet, le culte de l’univocité et de la répétabilité engendre ce type d’illusions, d’espérances creuses qui réchauffent le cœur comme disait Sophocle car il s’agit pour les tenants des soft skills de rendre « gérables » donc prédictibles tout ce qui n’est pas une compétence dure (comprenez compétence métier) quitte à abuser de « confusions linguistiques et sémantiques » et à s’engouffrer dans l’intime des individus avec le risque d’eugénisme (managérial) et de charlatanisme intellectuel. 

« Tout ce qui n’est pas une compétence dure » (nous pouvons par exemple citer : être autonome, savoir s’adapter, avoir de l’esprit critique, avoir une intelligence de situation, avoir le sens du service, savoir gérer son stress, avoir de l’audace, avoir le sens du collectif…) a souvent comme débouché un jugement (si possible correct) que l’acteur fait sur « ce qui est bon ou bien pour… ». Tout jugement, nous dit la philosophe Béatrice Longuenesse, à partir des travaux de Kant, « est synthèse, c’est-à-dire liaison de représentations ; cette liaison a ceci de spécifique, par rapport à la synthèse sensible, qu’elle est liaison de concepts, c’est-à-dire qu’elle a pour moyen « l’unité analytique de la conscience » ». Le « jugement correct » prend sa source dans la culture générale, laquelle est fortement dépendante de l’histoire singulière de chacun, de son imagination et de sa sensibilité comme nous l’avons vu car le réel n’est pas réductible aux faits. « L’art de raisonner n’est point la raison » disait Rousseau.

Dans la quête d’un jugement correct, la variabilité de l’Homme que nous cherchons par tous les moyens à maitriser voire à combattre par des référentiels, des contrôles, des mesures n’est pas, au moins jusqu’à un certain point, un problème. L’imperfection de l’Homme est souvent le gage de sa force et de sa créativité. Vouloir la gommer, c’est oublier cette loi générale dont parlait Emmanuel Mounier : « les grandes forces instinctives, quand elles ne trouvent pas à se satisfaire, basculent sur leur contraire. Le besoin de donner l’être ou l’intelligibilité, de créer, de comprendre, de tirer du néant et de pousser à la lumière, est-il déçu à l’excès, il forme, dans les âmes médiocres ou simplement moyennes, le besoin d’anéantir, de briser, de piétiner ce qui refuse notre maitrise ». Un Homme qu’on met dans une case par abstraction et par formalisme, c’est aussi souvent une occasion manquée pour s’émouvoir, penser, créer, changer, s’enrichir: c’est un être vivant d’un mécanisme mort disait Marx. Oui, il y a quelque chose de mystérieux dans le fait que la « faiblesse puisse avoir raison », la « fragilité puisse être un signe de haute qualité » comme nous le rappelle Emmanuel Mounier. En entreprise, même la vulnérabilité peut être une force au service du travail collectif par le biais du collectif de travail.

Nous pouvons néanmoins agir pour parfaire nos jugements. Cependant, le « jugement correct » n’est pas modélisable a priori, il n’est pas gérable dans le sens qu’il ne peut pas être pensé avant la situation requérant le jugement car il est idiosyncrasique.  Dès lors, la répétabilité n’est pas de mise car le jugement est toujours dépendant d’une situation de travail encastrée dans le temps, dans l’espace et le vécu d’un acteur dans toute sa complexité d’Homme. En effet, concernant les jugements corrects, il y a bien sûr des règles comme nous le dit Wittgenstein mais il précise que ces dernières « ne forment pas un système » car « à la différence des règles de calcul, ce qui est le plus difficile ici est d’exprimer l’indétermination correctement et sans la falsifier ». C’est donc un cruel manque de jugement que de vouloir juger le jugement avant le jugement. A défaut d’être capable de « gérer le jugement », tout ce qu’on peut faire c’est travailler sur les conditions de la culture générale et de son expression afin qu’elle soit au service du raisonnement pratique et du « jugement correct ».

Quelle culture générale au service de l’entreprise ?

Le besoin insistant de soft skills traduit l’atteinte par la pédagogie exclusive par les compétences d’un seuil de retournement, seuil à partir duquel, l’acquisition unique de compétences nuit au développement des organisations car la compétence seule ne permet ni de critiquer (discerner dans le sens étymologique du verbe critiquer) les tâches ni de formuler des problèmes au-delà d’une certaine complexité. Le fait de subordonner l’Homme à la compétence n’est qu’une des expressions du travail de machine dont parlait Norbert Wiener, le père de la cybernétique. Paraphrasant la célèbre phrase de Marx dans « Misère de la philosophie », nous pouvons dire qu’un homme de compétences vaut un autre homme de compétences, l’Homme n’est rien et la compétence devient tout.

Dans une économie d’innovations de plus en plus ascendantes, les entreprises ont « désormais » autant besoin d’Hommes que de compétences d’où les tentatives vaines de rationaliser l’indétermination de la vie pour apporter des « solutions » à un « nouveau problème ». Je pense que seul le développement de la culture générale peut permettre de tirer profit, par le jugement correct, des opportunités (malgré les risques) de l’indétermination de la vie sociale et économique.

Tout ce qui augmente l’imagination et la sensibilité travaille pour la culture générale.

La fameuse expression de Kraus n’a jamais été aussi vraie : « les bonnes idées sont sans valeur, ce qui compte, c’est celui qui les a ». Equiper ceux qui portent les « bonnes idées », développer leur singularité car la culture générale est toujours singulière, passe par une réforme de l’éducation qui cultive la diplomatie des disciplines c’est-à-dire en orchestrant un rapport dialogique entre différentes disciplines concourant à une meilleure compréhension de l’action collective ;  par le développement du goût de la lecture, de la poésie, de la littérature, eu égard à l’effondrement des mythes mobilisateurs, de la disparition des contes, des fables de la vie moderne ;  par un commerce véritable avec le réel en nous méfiant des mots car penser, c’est parler donc difficile de bien s’orienter dans la pensée et dans l’action avec justesse en parlant de manière vague ; par l’acceptation qu’il faut vivre sans certitude car même la culture générale n’arrivera pas à bout de la variabilité du monde réel et de l’instabilité de l’Homme mais simplement la réduire; par prendre conscience que tout ce qui engendre la culture générale engendre une force de contestation car comme le disait Alain, penser, c’est dire non, tout l’enjeu est de savoir si les entreprises ont intérêt à engendrer en leur sein des forces de contestation.

Les entreprises sont-elles prêtes pour laisser s’exprimer la culture générale ?

Dans un moment historique où les moyens de vivre ont pris le pas sur les raisons de vivre, où les intérêts du consommateur, du travailleur et du citoyen n’ont jamais été aussi divergents, ce qui faisait dire à Kraus que tout se passe comme si Dieu avait créé le producteur, puis le consommateur et après l’Homme, la culture générale peut s’avérer subversive. En tout cas, elle est tout sauf neutre pour une entreprise.

En effet, alors que la souveraineté managériale est exercée par une seule partie prenante et que les promesses de responsabilisation sociale et environnementale ne sont que très peu suivies d’effet, travailler sur les conditions d’une véritable culture générale et de son expression est peut-être pour certaines entreprises investir dans l’adversité créatrice (l’adversité quand même) et donc prendre des risques. Les entreprises sont dès lors devant un paradoxe : cultiver les conditions de la culture générale et lui permettre de s’exprimer afin de faire face aux nouveaux enjeux et aux nouvelles problématiques qui se posent à elles avec le risque d’armer les consciences des travailleurs et donc d’outiller les velléités de changement ; chercher à rationaliser la vie par l’abstraction et le formalisme, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus irrationnel qui soit avec les effets délétères sur le corps social de l’entreprise et in fine sur la performance.

Enfin, outre le réflexe pavlovien consistant à tout voir en « problème » et à consentir à y apporter des « solutions » au grand dam du réel, travailler sur les soft skills comme un ingénieur des âmes (référentiels, mesures, évaluations…) c’est aussi asseoir une domination symbolique qui fait du travailleur un adaptant presque inoffensif, jamais un créatif par nature subversif, malgré les odes à la créativité.

Agir en ingénieur de l’âme au sujet des soft skills est une réponse rassurante pour l’entreprise, une réponse implicitement politique car elle ne permet pas de réinterroger les rapports de pouvoir en place. C’est de « l’organization as usual » par le truchement de l’esprit gestionnaire (procédures, maitrise, contrôle) sur des problématiques qui sont tout sauf usuelles (l’indétermination de la vie). C’est aussi une nouvelle manifestation de l’esprit de quantité : à défaut de mettre de l’esprit dans les actes, on assimile l’évaluation des apparences aux jugements véritables sur le réel.

L’indétermination de la vie ne pourra jamais être modélisée ni gérée malgré la puissance de nos outils. Il est donc vain de s’en référer à des référentiels de soft skills. Seule la culture générale, pharmakon par essence (remède et subversive à la fois), permettra d’en maitriser quelques aspects dans le temps et dans l’espace par le « jugement correct » avec des clauses explicites ou implicites de revoyure si les circonstances évoluent. C’est pour cette raison, comme Flaubert, «je ne m’étonne pas des gens qui cherchent à expliquer l’incompréhensible, mais de ceux qui croient avoir trouvé l’explication, de ceux qui ont le bon Dieu dans leur poche ». La culture générale comme soft skill atteindra son firmament lorsque les entreprises accepteront de vivre avec l’incompréhensible et l’incertitude sans le secours de ce qui n’existe pas en s’arc-boutant au maximum sur le réel et sans managérialisation de l’intime à peu de frais mais avec des dégâts incommensurables sur les existences et in fine sur la performance à long terme.