Pourquoi un management « efficace » est antinomique avec la responsabilisation sociale et environnementale des entreprises ?

une statue avec un masque

Manager, c’est insuffler directement ou indirectement des contributions positives et soutenables dans un environnement donné.

C’est donc un acte politique dans le sens où le manager doit chercher à préserver le sens des ensembles pour satisfaire des objectifs de différentes natures, souvent contradictoires dans un commerce temporel donné : se situer hic et nunc, en se projetant à partir du passé tout en donnant des gages au futur.

Cependant, l’homme est plus prompt aux jugements d’ingénierie (lier les choses, les corréler) qu’aux jugements de conséquences (évaluer les conséquences donc les limites des enchaînements de ses actions) à cause d’un mode de raisonnement linéaire causal imparfait pour appréhender la limite et le prix à payer. 

Ainsi, on peut manager efficacement (à partir d’actions efficaces qui produisent l’effet attendu) sans manager convenablement (d’une manière soutenable qui convient dans le temps et dans l’espace) car on peut être efficace et manquer d’esprit de justesse (Pascal), aveugle aux conséquences de ses actes et à la Médiété.

Comment dépasser cette dualité efficacité – soutenabilité ?

1. Sortir du mythe d’un management neutre en prenant conscience du danger que représente l’acte de manager.

« Le chimiste n’est pas disqualifié en tant que savant parce qu’il est conscient du caractère dangereux des explosifs, par contre est dangereux le chimiste qui n’en est pas conscient » dit Bertrand de jouvenel. Comment ne pas être conscient du danger que représente le management c’est à dire ce qui est devenu l’acte des actes ? Cette agressivité (dans le sens premier du terme) rationalisée apte à créer ou détruire ? Le management est ambivalent car sa force, c’est aussi son poison : plus d’efficacité se paie toujours par moins d’harmonie. En être conscient, c’est commencer en à dompter les limites.

2. Instituer  « l’arrangement » comme acte fondamental du management.

Le mythe de la solution est tenace comme le rappelle Bertrand de Jouvenel car « la solution » éveille en nous les souvenirs de l’école.
Solutionner, « c’est satisfaire pleinement les données d’un problème ». Dans le cas d’un « problème » managérial, les données du « problème » étant de nature différentes et souvent contradictoires, aucune solution ne peut les satisfaire pleinement. Seul un « arrangement » est de mise c’est à dire toute action permettant un compromis acceptable eu égard aux données du « problème », qui respecte les parties prenantes et qui ne sacrifie pas le futur pour le présent.

L’arrangement n’a donc pas « la force irrésistible de l’évidence », il est ainsi rarement définitif, une revoyure pouvant  être nécessaire si les données du « problème » évoluent.

Prendre en compte le danger que représente l’acte de manager et instituer l’arrangement comme acte fondamental du management ne se feront pas du jour au lendemain. Le changement des représentations nécessite une éducation sérieuse. Tant que les lieux de socialisation (l’école mais aussi aujourd’hui l’environnement familial…) continueront de « produire » ce « minimum humain policé » dont parlait Edgar Morin dès les années 60 dont l’esprit est critique que pour mieux se conformer, cet Homme, biberonné à l’intelligence de rapt c’est à dire à « prendre sans comprendre », à « ne comprendre que pour prendre », le management continuera d’être une technique de pouvoir de celui qui l’utilise avec l’injonction de ne décider qu’en fonction des intérêts de ce dernier, laissant de fait peu de place à l’arrangement c’est-à-dire à un management situé, une prise en compte des communs et de l’incalculable quoi qu’il en coûte.

Sans cette hominisation du futur travailleur qui est avant tout un sujet et un citoyen, nous continuerons de nourrir l’illusion qu’une solution technique (statut à mission, comptabilité inclusive, système de bonus-malus…), aussi pertinente et utile qu’elle soit, pourrait à elle seule (ou cumulée avec d’autres solutions techniques), permettre de répondre aux enjeux de responsabilisation sociale et environnementale des entreprises.  C’est un vœu pieux.

La responsabilisation des entreprises ne passera que par la reviviscence de la mise en débat du rationnel et du raisonnable par le truchement d’un management qui assume sa non neutralité et des hommes enclins à une certaine « éthique de la non puissance ».

Manager en 2050 : s’adapter ou se révolter ?

Pour le compte du magazine Recto/Verso d’Eurogroup Consulting, il nous avait été demandé, à David Autissier (Directeur de la Chaire Essec du Changement et de la Chaire Essec IMEO) et à moi même, de dire ce que pourrait être « manager en 2050 ». N’étant pas futurologue, j’ai quand même accepté l’exercice qui nous sortait de l’ordinaire. Voici le résultat :

Qu’est-ce que nous apprend l’effondrement (rapide) de l’armée afghane sur les entreprises et les organisations en général ?

1.     Il faut être humble devant la « culture » : L’armée afghane, selon les spécialistes, était gangrenée par la corruption, l’illettrisme voire l’obscurantisme. Cruelle désillusion de penser qu’investir des milliards d’euros dans la formation puisse changer les manifestations d’une « culture » à fortiori la culture elle-même. Une culture est tout sauf « gérable », il est temps pour les organismes étatiques et les entreprises d’en finir avec le doux rêve de transformer une « culture » comme on transforme un local désaffecté.  

2.     Pour « faire tout son possible », la prescription ne suffit pas : L’armée afghane avait été pensée par les plus grands experts militaire US et de l’OTAN. Néanmoins, les structures organisationnelles (processus, procédures…) ne suffisent pas pour forger une communauté de destin, des dynamiques humaines, ni une coopération vertueuse. Il faut être naïf pour penser qu’un militaire puisse aller au combat, se sacrifier parce que les procédures sont de bonne qualité. Idem dans l’entreprise, ce qui donne « une raison de faire tout son possible » n’est jamais dans les procédures mais dans l’organique c’est-à-dire les dynamiques sociales et les valeurs qu’elles véhiculent.

3.      La bourse aux valeurs n’existe pas : quelque soit la grandeur des valeurs qu’un groupe porte, il est illusoire de vouloir les faire accepter aux autres de manière « top down » et à plus forte raison par la force. Les valeurs portées par les militaires US et l’OTAN et plus généralement par la communauté internationale ne peuvent être audibles par les afghans (et donc les militaires) que si elles entrent en résonance avec leur vécu sinon elles restent des slogans. Entre un slogan et une valeur, ce n’est pas une différence de portée mais de nature. Un slogan est une valeur « morte » c’est-à-dire une valeur dont on a retiré l’essentiel c’est-à-dire le caractère motivationnel de l’objectif désirable qui parle à nos sens. Dans toute organisation, on le voit dans les entreprises, travailler à partir du réel et faire émerger les « vraies » valeurs du terrain sera toujours plus fastidieux que de travailler avec des slogans.

Dans toute transformation (armée, entreprise…), ce qu’il faut combattre, c’est « la séparation des esprits et des âmes ». Camus avait encore raison. Pour cela, la seule vision ingénierique ne suffit pas, elle est même souvent contreproductive à moyen/long terme. Il faut fertiliser le regard et les approches avec les sciences humaines et sociales (histoire, sociologie, psychologie…) non pas pour faire « exotique » mais pour comprendre avant d’agir. Comme le dit Francois Dupuy, il n’y a pas d’action efficace et soutenable sans connaissance.

L’entreprise, le management et la romantisation des problèmes.

Si nous nous fions au philosophe Gabriel Marcel, un problème, « c’est quelque chose qu’on rencontre, qui barre la route. Il est tout entier devant moi ».  La solution est souvent technique ou mathématique. Il l’oppose au mystère qui « est quelque chose où je me trouve engagé, dont l’essence est par conséquent de n’être pas tout entier devant moi », ici point de solution technique mais des arrangements non définitifs.

Si nous faisons nôtres ces définitions, penser que l’entreprise serait un ensemble de problèmes à résoudre est un crime contre le réel;  faire du problem solving, la tâche indépassable du manager, en lieu et place de la formulation de problèmes est un crime contre l’esprit.

En effet, la romantisation des problèmes est très vivace en entreprise car le problème y est perçu comme évident dans le sens étymologique du terme c’est-à-dire qu’il se laisse « voir », partout et tout le temps. Au prix de confusions conceptuelles (Wittgenstein), nous réduisons ainsi le réel au visible voire au palpable et pire, au chiffrable : nous nions le caractère multidimensionnel de la complexité et par voie de conséquence le « caractère essentiel de l’inutile’. 

Ce réalisme irréaliste repose sur un savoir paresseux, amputé de l’essentiel et pour lequel « savoir c’est pouvoir », « comprendre, c’est être capable de refaire », « le réel, c’est ce qui se répète ». Cette conception étriquée de l’action n’en est pas moins performative : l’efficacité à la fois moyen et finalité, plus rien n’arrête la force. Dès lors, l’État technique dont parlait Bernanos et  l’entreprise qui nie la complexité du réel partagent le même ennemi : «l’homme qui ne fait pas comme tout le monde» – «l’homme qui a du temps à perdre » – ou encore  « l’homme qui croit à autre chose qu’à la Technique » ».

La singularité ainsi devenue anomalie, il faut la débusquer même dans les subjectivités, la procédure aidant.

Les conséquences d’une telle romantisation du problème sont donc bien réelles.  Ainsi le travailleur est érigé au rang d’abstraction car  transformé en matériel humain répondant à des influx externes. En niant la dimension ontologique et sociale de l’Homme, on fait comme si la  rationalité des réponses aux enjeux, réduits en  problèmes, règlent (définitivement) toutes les questions (existentielles, sociales, sociétales…).  D’autre part, cette pratique abstraite du management fait émerger un discours managérial abscons, comique pédant (schopenhauer) qui engendre à son tour des pratiques managériales hors sol.

A défaut de revenir à une conception politique de l’entreprise apte à préserver  le sens des ensembles (l’Homme, le travailleur, le citoyen) en nous ancrant dans un réel situé, nous serons définitivement condamnés à « bricoler dans l’incurable » c’est à dire à  nous satisfaire de l’humanisme verbal et des vœux pieux au prix d’une entreprise qui divorce de l’homme et de la société.

Qu’est-ce que nous apprend la mise en œuvre du pass sanitaire sur le management et l’entreprise en général ?

Il ne s’agit pas ici d’être pour ou contre le pass sanitaire, chaque citoyen se positionnera.

Ce qui est intéressant à analyser, c’est la dynamique, la métaphysique qui fait souvent plébisciter une solution technique.
Dennis Gabor, prix Nobel de physique en 1971 a verbalisé cette expansion quasi mystique de la technique. C’est la loi de Gabor.
Que dit cette loi ? Cette dernière stipule que tout ce qui est techniquement possible sera réalisé quel que soit le prix à payer. Jacques Ellul ira plus loin avec ce que j’appelle la loi Ellul : plus les problèmes sont pris au sérieux et donc à traiter d’urgence, plus la solution technique sera plébiscitée, plus on se désintéressera de ce qui ne l’est pas.
Ces deux lois sont valables en politique comme en entreprise.
 C’est ainsi qu’en entreprise, pour créer des liens entre les collaborateurs, on préférera organiser des séminaires de team building (balades en forêt, paint-ball…) au lieu d’instituer les conditions de la coopération sur la scène même du travail, tâche autrement plus difficile mais beaucoup plus « réaliste ». En effet, ces séminaires sont importants mais il est tout à fait illusoire de penser que les motivations d’un collectif de travail seraient extrinsèques au travail lui-même. Dans un autre registre, il est beaucoup plus facile d’administrer un questionnaire sur la qualité de vie au travail et d’en déduire des mesures en surplomb du travail que de travailler sur la qualité même du travail afin, qu’au-delà du baby-foot dans le couloir, les collaborateurs, malgré les contingences du réel, continuent à se reconnaître dans ce qu’ils font donc dans ce qu’ils sont (pas de bien-être sans bien faire comme le dit si bien Yves Clot). 
On peut aussi citer les reporting tous azimuts souvent préférés à la confiance (moins coûteuse mais bien plus difficile à instituer) qui ne donnent généralement qu’un sentiment de contrôle et qui finissent par emboliser la capacité à faire des managers en les éloignant du terrain.
On pourrait multiplier les exemples que ce soit en politique avec l’inflation législative (ex une loi par fait divers comme si une loi pouvait éduquer, soigner, accompagner…) ou en entreprise, avec la procéduralisation de tout ce qui peut l’être (le télétravail risque d’en faire les frais si l’on y prend pas garde, à lire : l’étude de Francois Dupuy sur le télétravail à l’ère du Covid).
La loi de Gabor et son corollaire la loi Ellul nous mettent en garde contre deux faits sociaux de notre temps : prendre les symptômes pour les causes, choisir la technique en lieu et place de l’organique par soucis d’efficacité hic et nunc. Ce sont toujours des victoires à la Pyrrhus en entreprise comme en politique car les faits sont têtus et le retour de bâton n’est jamais loin.  # solution technique