Qu’est-ce que nous apprend l’effondrement (rapide) de l’armée afghane sur les entreprises et les organisations en général ?

1.     Il faut être humble devant la « culture » : L’armée afghane, selon les spécialistes, était gangrenée par la corruption, l’illettrisme voire l’obscurantisme. Cruelle désillusion de penser qu’investir des milliards d’euros dans la formation puisse changer les manifestations d’une « culture » à fortiori la culture elle-même. Une culture est tout sauf « gérable », il est temps pour les organismes étatiques et les entreprises d’en finir avec le doux rêve de transformer une « culture » comme on transforme un local désaffecté.  

2.     Pour « faire tout son possible », la prescription ne suffit pas : L’armée afghane avait été pensée par les plus grands experts militaire US et de l’OTAN. Néanmoins, les structures organisationnelles (processus, procédures…) ne suffisent pas pour forger une communauté de destin, des dynamiques humaines, ni une coopération vertueuse. Il faut être naïf pour penser qu’un militaire puisse aller au combat, se sacrifier parce que les procédures sont de bonne qualité. Idem dans l’entreprise, ce qui donne « une raison de faire tout son possible » n’est jamais dans les procédures mais dans l’organique c’est-à-dire les dynamiques sociales et les valeurs qu’elles véhiculent.

3.      La bourse aux valeurs n’existe pas : quelque soit la grandeur des valeurs qu’un groupe porte, il est illusoire de vouloir les faire accepter aux autres de manière « top down » et à plus forte raison par la force. Les valeurs portées par les militaires US et l’OTAN et plus généralement par la communauté internationale ne peuvent être audibles par les afghans (et donc les militaires) que si elles entrent en résonance avec leur vécu sinon elles restent des slogans. Entre un slogan et une valeur, ce n’est pas une différence de portée mais de nature. Un slogan est une valeur « morte » c’est-à-dire une valeur dont on a retiré l’essentiel c’est-à-dire le caractère motivationnel de l’objectif désirable qui parle à nos sens. Dans toute organisation, on le voit dans les entreprises, travailler à partir du réel et faire émerger les « vraies » valeurs du terrain sera toujours plus fastidieux que de travailler avec des slogans.

Dans toute transformation (armée, entreprise…), ce qu’il faut combattre, c’est « la séparation des esprits et des âmes ». Camus avait encore raison. Pour cela, la seule vision ingénierique ne suffit pas, elle est même souvent contreproductive à moyen/long terme. Il faut fertiliser le regard et les approches avec les sciences humaines et sociales (histoire, sociologie, psychologie…) non pas pour faire « exotique » mais pour comprendre avant d’agir. Comme le dit Francois Dupuy, il n’y a pas d’action efficace et soutenable sans connaissance.

L’entreprise, le management et la romantisation des problèmes.

Si nous nous fions au philosophe Gabriel Marcel, un problème, « c’est quelque chose qu’on rencontre, qui barre la route. Il est tout entier devant moi ».  La solution est souvent technique ou mathématique. Il l’oppose au mystère qui « est quelque chose où je me trouve engagé, dont l’essence est par conséquent de n’être pas tout entier devant moi », ici point de solution technique mais des arrangements non définitifs.

Si nous faisons nôtres ces définitions, penser que l’entreprise serait un ensemble de problèmes à résoudre est un crime contre le réel;  faire du problem solving, la tâche indépassable du manager, en lieu et place de la formulation de problèmes est un crime contre l’esprit.

En effet, la romantisation des problèmes est très vivace en entreprise car le problème y est perçu comme évident dans le sens étymologique du terme c’est-à-dire qu’il se laisse « voir », partout et tout le temps. Au prix de confusions conceptuelles (Wittgenstein), nous réduisons ainsi le réel au visible voire au palpable et pire, au chiffrable : nous nions le caractère multidimensionnel de la complexité et par voie de conséquence le « caractère essentiel de l’inutile’. 

Ce réalisme irréaliste repose sur un savoir paresseux, amputé de l’essentiel et pour lequel « savoir c’est pouvoir », « comprendre, c’est être capable de refaire », « le réel, c’est ce qui se répète ». Cette conception étriquée de l’action n’en est pas moins performative : l’efficacité à la fois moyen et finalité, plus rien n’arrête la force. Dès lors, l’État technique dont parlait Bernanos et  l’entreprise qui nie la complexité du réel partagent le même ennemi : «l’homme qui ne fait pas comme tout le monde» – «l’homme qui a du temps à perdre » – ou encore  « l’homme qui croit à autre chose qu’à la Technique » ».

La singularité ainsi devenue anomalie, il faut la débusquer même dans les subjectivités, la procédure aidant.

Les conséquences d’une telle romantisation du problème sont donc bien réelles.  Ainsi le travailleur est érigé au rang d’abstraction car  transformé en matériel humain répondant à des influx externes. En niant la dimension ontologique et sociale de l’Homme, on fait comme si la  rationalité des réponses aux enjeux, réduits en  problèmes, règlent (définitivement) toutes les questions (existentielles, sociales, sociétales…).  D’autre part, cette pratique abstraite du management fait émerger un discours managérial abscons, comique pédant (schopenhauer) qui engendre à son tour des pratiques managériales hors sol.

A défaut de revenir à une conception politique de l’entreprise apte à préserver  le sens des ensembles (l’Homme, le travailleur, le citoyen) en nous ancrant dans un réel situé, nous serons définitivement condamnés à « bricoler dans l’incurable » c’est à dire à  nous satisfaire de l’humanisme verbal et des vœux pieux au prix d’une entreprise qui divorce de l’homme et de la société.

Qu’est-ce que nous apprend la mise en œuvre du pass sanitaire sur le management et l’entreprise en général ?

Il ne s’agit pas ici d’être pour ou contre le pass sanitaire, chaque citoyen se positionnera.

Ce qui est intéressant à analyser, c’est la dynamique, la métaphysique qui fait souvent plébisciter une solution technique.
Dennis Gabor, prix Nobel de physique en 1971 a verbalisé cette expansion quasi mystique de la technique. C’est la loi de Gabor.
Que dit cette loi ? Cette dernière stipule que tout ce qui est techniquement possible sera réalisé quel que soit le prix à payer. Jacques Ellul ira plus loin avec ce que j’appelle la loi Ellul : plus les problèmes sont pris au sérieux et donc à traiter d’urgence, plus la solution technique sera plébiscitée, plus on se désintéressera de ce qui ne l’est pas.
Ces deux lois sont valables en politique comme en entreprise.
 C’est ainsi qu’en entreprise, pour créer des liens entre les collaborateurs, on préférera organiser des séminaires de team building (balades en forêt, paint-ball…) au lieu d’instituer les conditions de la coopération sur la scène même du travail, tâche autrement plus difficile mais beaucoup plus « réaliste ». En effet, ces séminaires sont importants mais il est tout à fait illusoire de penser que les motivations d’un collectif de travail seraient extrinsèques au travail lui-même. Dans un autre registre, il est beaucoup plus facile d’administrer un questionnaire sur la qualité de vie au travail et d’en déduire des mesures en surplomb du travail que de travailler sur la qualité même du travail afin, qu’au-delà du baby-foot dans le couloir, les collaborateurs, malgré les contingences du réel, continuent à se reconnaître dans ce qu’ils font donc dans ce qu’ils sont (pas de bien-être sans bien faire comme le dit si bien Yves Clot). 
On peut aussi citer les reporting tous azimuts souvent préférés à la confiance (moins coûteuse mais bien plus difficile à instituer) qui ne donnent généralement qu’un sentiment de contrôle et qui finissent par emboliser la capacité à faire des managers en les éloignant du terrain.
On pourrait multiplier les exemples que ce soit en politique avec l’inflation législative (ex une loi par fait divers comme si une loi pouvait éduquer, soigner, accompagner…) ou en entreprise, avec la procéduralisation de tout ce qui peut l’être (le télétravail risque d’en faire les frais si l’on y prend pas garde, à lire : l’étude de Francois Dupuy sur le télétravail à l’ère du Covid).
La loi de Gabor et son corollaire la loi Ellul nous mettent en garde contre deux faits sociaux de notre temps : prendre les symptômes pour les causes, choisir la technique en lieu et place de l’organique par soucis d’efficacité hic et nunc. Ce sont toujours des victoires à la Pyrrhus en entreprise comme en politique car les faits sont têtus et le retour de bâton n’est jamais loin.  # solution technique

Pourquoi le mauvais management sape les fondements de la société ?

Il y a plus de 70 ans, Constance Reaveley et John Winnington, dans leur ouvrage « Industry and Democracy » nous alertaient sur l’irrationalité consistant à « maintenir sa dévotion à un système politique, parce qu’il préserve la liberté, de faire des guerres pour le défendre, et en même temps, admettre un mode d’organisation industrielle qui tend, incessamment et tenacement, à le miner ».

Même si les entreprises d’hier ne sont pas celles d’aujourd’hui, le travail rend toujours malade lorsqu’il est désœuvré de l’œuvre. Jadis comme aujourd’hui, la réalité managériale, dans bien des cas, est loin d’être réjouissante.

En effet, un management, auréolé du romantisme des chiffres, forgé à partir d’un savoir paresseux pour lequel le réel, c’est ce qui se répète, a pris le pouvoir.

Le développement quantitatif des dispositifs de management changeant leur qualité, ces derniers ne sont plus à portée d’Homme, ils le dominent. Le maximum d’efficacité pour préserver la cohérence du tout entraîne inexorablement le minimum de cohésion (éclatement des collectifs de travail, deni des métiers…) ainsi que le minimum de liberté (tarissement des marges de manœuvre).

Sans liberté, il n’y a ni initiatives, ni responsabilisation ni communs et donc point de sentiment de participation à une oeuvre qui nous dépasse.

Le management, en devenant le lit de procuste du travailleur, n’est pas sans conséquence pour la société.

Le premier effet, c’est l’introduction conquérante dans la vie de la cité, de l’intelligence de rapt, excroissance pathologique de la culture de commerçants, dont parlait Nietzsch. Outre la « gouvernance par les nombres », cette pensée instrumentale est érigée en doctrine (le contraire de « l’intelligence de sympathie », ciment d’une société saine): pourquoi cotiser pour la sécurité sociale si je ne suis jamais malade ? Pourquoi défendre les intérêts de la collectivité si je n’y trouve pas mon compte ici et maintenant ?….

Le second effet cristallise le désoeuvrement et le désengagement des travailleurs. Lorsqu’on est minoré dans son travail et esseulé, travail qui phagocyte une part essentielle de son existence, la tentation est grande de surinvestir cette frustration dans des causes totalisantes car de telles causes, portées sans nuance, donnent du sens à la vie comme la guerre peut donner du sens à un peuple meurtri. Celui qui n’a pas de raison de vivre, trouvera toujours une raison de mourir, ne serait-ce que symboliquement.

L’entreprise n’est donc pas juste un outil de production, c’est aussi et avant tout une collectivité humaine et un lieu de socialisation. La société lui confie, pour un temps, une partie de son corps social. A l’époque des raisons d’être « gadgets », ce rappel est plus qu’opportun. Il est illusoire de vouloir construire une société libre et démocratique avec un travail qui asservi. C’est un truisme de le dire.

Science : avec ou sans conscience ?

A l’époque du covid, la science nous « sauve » grâce à la vaccination mais nous « emprisonne» avec le pass sanitaire. Quelqu’un avait mis des mots sur ce phénomène paradoxal avec les mots d’aujourd’hui, il y a 50 ans.  Il s’agit de Bernard Charbonneau (1910-1996), illustre inconnu pour beaucoup de personnes mais non moins illustre, une pensée féconde car en avance sur son temps. Jacques Ellul lui doit beaucoup!
Pour lui rendre hommage en cette période troublée de « gouvernement par la technique » qu’il n’a cessé de craindre, voici un petit extrait de son ouvrage « le système et le chaos » édité pour la première fois en 1973. La lecture des événements actuels qui tendrait à mettre face à face les tenants de la vaccination et les tenants du doute voire du non-alignement n’est que l’écume des choses.

« La science a amélioré la condition des masses mais elle leur ôte chaque jour un peu plus l’autorité et le pouvoir qu’elle concentre aux mains de spécialistes. Tout pour le peuple, rien pour le peuple : telle est la devise de la démocratie scientifique. La science, nous l’avons vu, est toujours en tension avec la liberté parce qu’elle est science de la nécessité ; elle est contradictoire à l’égalité parce qu’elle est le privilège des savants. Si l’on y prend garde, le progrès des sciences aboutira insidieusement à une société où ni les personnes ni le peuple n’auront rien à dire.
La science en effet menace la démocratie dans son fondement même : la liberté et l’égalité de la connaissance. L’individu comme le peuple est libre d’agir parce que libre de connaitre ; mais l’un et l’autre ne se sont libérés de la connaissance révélée que pour mieux se livrer à une connaissance scientifique qui les domine d’encore plus haut. Les progrès de l’instruction, qui devaient permettre à tous d’accéder au savoir, ont couru en vain après ceux de la science. Son énormité, son abstraction et sa complexité grandissante dépassent la personne ; elle ne peut être que le fait d’une humanité impersonnelle. A plus forte raison dépasse-t-elle le petit d’homme ; là est le drame profond d’un enseignement qui doit choisir entre une formation scientifique spécialisée réservée aux meilleurs sujets et une culture générale bâclée donnée au plus grand nombre_ et le choix est dicté d’avance. L’univers moderne se refuse à la personne, en lui refusant tout d’abord le droit de le dominer par une vue synthétique. Penser, (et quelle pensée mériterait ce nom si elle n’était pas libre vue d’ensemble ?) ne peut plus être aujourd’hui que le fait d’un naïf ou d’un fou ; ou encore d’un gauchiste, car l’idéologie totalitaire est le complément des sciences spécialisées. Cette raison que le siècle des lumières avait cru donner à tout homme est aujourd’hui un paradoxe ; et seul est habilité à en user qui éprouve ce paradoxe au plus profond de l’être. En écrivant ce livre, j’ai choisi d’être fou exprès. » (page 30, Edition Sang de la Terre) #covid#science#science#formationThibaud Brière

Pourquoi la pléonexie organisationnelle est un frein majeur à la transformation des entreprises et du management ?

« C’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser » disait Montesquieu dans « De l’esprits des lois ». Ce constat éclairé sur la nature humaine est une des manifestations de la pléonexie c’est-à-dire le fait de vouloir toujours plus que sa part. Dans l’entreprise, vouloir plus que sa part et son corollaire, se penser plus indispensable qu’on ne devrait et dès lors, se croire légitime pour décider pour les autres voire régenter leur vie au travail, c’est ce que j’appelle la pléonexie organisationnelle. En effet, toute personne en entreprise, dans une position de pouvoir ou qui se perçoit comme telle, est portée à en abuser soit pour décider pour les autres soit pour faire à la place des autres.

Une telle attitude est un poison pour toute organisation car elle détruit les liens sociaux et in fine la performance en installant une dysharmonie sociale. La pléonexie organisationnelle ôte au travailleur qui en est affecté sa portion de légitimité grâce à laquelle il assure son développement tout en assurant le développement du collectif. C’est le fossoyeur de la zone proximale de développement (Lev Vygotski) et par voie de conséquence, de la confiance que les individus ont d’eux-mêmes et de leur contribution à l’œuvre commune.

La pléonexie organisationnelle exprime une tyrannie de l’égo, laquelle est constitutive de l’intelligence de rapt. Elle a longtemps été voulue et cultivée chez les travailleurs car elle était vue comme le moteur du dépassement de soi et de la quête perpétuelle de performance sans se poser la question du prix à payer. Le prix à payer, c’est un environnement de travail qui ne tient qu’artificiellement que grâce aux artefacts de la coordination. En effet, aucune coopération n’est possible dans un univers où la pléonexie règne en maitre car les conditions de la confiance n’y sont jamais réunies.

Malgré sa nocivité et le régime d’empoisonnement qu’elle institue chez ceux qui en subissent les conséquences, la pléonexie organisationnelle demeure un impensé dans les entreprises.

Alors qu’il existe des plans de lutte contre les risques psycho-sociaux, il n’y a pas de plan de lutte contre la pléonexie organisationnelle alors qu’elle est souvent une des causes premières de ces risques psycho-sociaux. En effet, la pléonexie peut être verticale ; dans ce cas, elle est incarnée par un manager « omniscient » et « omnipotent » dopé au sacro-saint privilège d’avoir des subordonnés (cf. lien de subordination dans le contrat de travail) et réfractaire au travail réel c’est-à-dire à tout imprévu. La pléonexie crée dès lors une séparation de fait entre conception et exécution et donc une incapacité pour ceux qui la subissent de se reconnaitre dans ce qu’ils font et donc dans ce qu’ils sont. Elle crée une obéissance non par autorité mais par violence symbolique. C’est une obéissance qui asservit. On le sait depuis au moins Simone Weil, la philosophe que « celui qui obéit, celui dont la parole d’autrui détermine les mouvements, les peines et les plaisirs, se sent inférieur non par accident, mais par nature. À l’autre bout de l’échelle sociale, on se sent de même supérieur et ces deux illusions se renforcent l’une et l’autre ». On crée symboliquement et factuellement une société de castes, une caste supérieure qui sait tout, veut tout penser et décider de tout et une caste inférieure qui vit contre un mur car n’étant jamais à l’origine des choses ou au moins une partie des choses : c’est la vie des chiens comme disait Camus.

Lorsque la pléonexie est horizontale c’est-à-dire entre collègues de même niveau hiérarchique, elle est soutenue par la concurrence entre pairs, par des techniques de motivation complètement délirantes ou par simplement le zèle de personnages « as if » ou incapables d’empathie envers l’autre. Une telle pléonexie détricote le sens commun essentiel au travail déontique pour mobiliser les énergies autour d’un ouvrage commun. Les travailleurs sont dès lors éloignés les uns des autres ; ainsi, il ne peut y avoir de collectif de travail ni de travail producteur de santé. Le travail qui est par essence une exigence sur une existence dans un collectif devient un fardeau qu’on porte tout seul. Ce n’est plus du travail mais de l’emploi. Les conséquences sont bien sûr psychologiques et sociales mais aussi économiques car aucune performance ne peut être durable et saine sans collectif de travail.

Les ravages de la pléonexie organisationnelle sont donc bien réels. La victoire de la logique gestionnaire sur toute autre lecture de l’organisation ne facilite pas une telle prise de conscience alors que ses conséquences sont lourdes : elle implique une transformation radicale des rapports sociaux au sein de l’entreprise en positionnant l’oppression psychique et sociale comme ersatz de la coopération. L’oppression peut être extrêmement efficace pour l’action à court terme, jamais à long terme dans le sens où, elle permet certes de minimiser les coûts de transactions mais elle réduit le faire-ensemble à sa plus petite expression : produire. Produire, ce n’est pas travailler. Travailler ne sera jamais produire. L’oppression est un crime contre la puissance d’expansion de l’Homme: c’est donc une impasse gestionnaire. C’est toujours une victoire à la Pyrrhus.

Reformer les entreprises et le management, passer du transformisme à la transformation, c’est être capable, entre autres, de penser les mécanismes et les processus gestionnaires qui permettent d’éviter qu’une forme déterminée d’oppression induite par la pléonexie soit remplacée par une autre. Il ne s’agit donc pas de traiter les manifestations de la pléonexie organisationnelle mais de s’attaquer aux causes premières ou du moins, aux conditions qui la rendent possible. Pour cela, il est indispensable d’agir au moins sur quatre typologies d’actions qui représentent autant de contre-pouvoirs pour minimiser la tendance quasi-naturelle à la pléonexie; il s’agit, comme le conseillait Montesquieu, pour se prémunir des abus de pouvoir, de faire de sorte que “par la disposition des choses”, “le pouvoir arrête le pouvoir”.

 Penser le travail en dehors du lien de subordination : les salariés acceptent un lien de subordination par le contrat de travail (tout salarié a un devoir d’obéissance envers ses supérieurs hiérarchiques) mais chose étonnante, l’article L 1121-1 du code du travail stipule que « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ». L’Homme n’est donc pas un bien meuble lorsqu’il rentre dans l’entreprise. Il garde sa dignité et ses droits fondamentaux. C’est du moins la théorie, en réalité, en plus du quadrillage panoptique par les procédures, il est placé dans un état de néoténie par le « pléonexe » qui s’estime légitime pour penser et décider pour lui. Ainsi, comme le dit un adage sénégalais, un homme à terre qu’on tire par les jambes ne choisit pas par où passe sa tête : on ne peut coopérer qu’entre égaux en dignité et cela n’entrave en rien l’autorité et la légitimité des uns et des autres ; Il est donc difficile de concevoir un management inclusif sans mettre en œuvre les conditions nécessaires au consentement libre et éclairé. Cela passe non pas par la force même si cette dernière peut être juridiquement légitime (légitimité formelle) mais par la délibération entre égaux (légitimité sociale). Dès lors, ne pas débattre sur le lien de subordination et ses effets organisationnels concrets, c’est assurément ne pas traiter une des causes premières de la pléonexie.

Faire du manager un ménageur : Au-delà des discours sur le management bienveillant, le manager est souvent positionné et vécu comme un chef. D’ailleurs, c’est celui qui décide et qui mesure la performance individuelle des membres de son équipe. Il est rarement choisi pour ses compétences humaines, sociales de direction des hommes mais pour son expertise technique ou parce qu’il a le grade. Personne n’oserait donner la direction d’un site nucléaire à un ignare qui ne connait rien à l’ingénierie nucléaire. Qui confiera sa comptabilité à quelqu’un incapable de faire le distinguo entre l’actif et le passif ? Pourquoi confie-t-on des équipes à des individus qui ne connaissent en rien le gouvernement des hommes ? Cela reste une énigme pour moi, à moins de penser que l’Homme est une ressource comme le sont les matières premières. Il est donc indispensable d’acter le fait que tout le monde ne peut pas être manager car la responsabilité d’un manager, un vrai, est comparable sous certains aspects à la responsabilité d’un médecin notamment sur la nécessité de veiller au bien être psychique et physique des personnes dont ils ont la responsabilité. Ce sont tous les deux des ménageurs. Ménager, c’est préservé du dommage selon le littré ; Ménager quelqu’un, c’est user modérément des avantages qu’on peut avoir sur lui. Ménager, c’est préférer le traitement horticole au traitement pastoral de l’Homme (André-Georges Haudricourt) : l’éleveur mène son troupeau de moutons en usant de la force (le bâton, les chiens) tandis que le jardinier cultive les plantes, fertilise la terre, irrigue ; il n’impose pas de voie de développement mais se contente de contrer certaines voies. La tentation pléonéxique est ainsi limitée par la recherche d’une harmonie entre les moyens et les fins. 

S’appuyer sur une nouvelle fonction incarnée par le managementiste : le managementiste est au management ce que l’économiste est à l’économie. Il a pour rôle d’incarner la doctrine managériale et de s’assurer de l’alignement des démarches managériales aux besoins des transformations, garantir la réceptivité sociale et lutter contre le mille-feuille prescriptif. C’est un garde-fou contre la pléonexie organisationnelle. Il a pour objectif d’aider à ancrer les systèmes de management de l’entreprise dans le réel, en veillant à leur caractère coopératif et à leur soutenabilité dans le temps et dans l’espace. Son rôle ne se confond pas avec le rôle de manager. Il est le garant de la réceptivité sociale et dans cette optique, il mobilise et met à disposition l’ensemble des moyens nécessaires pour faire émerger les conditions de possibilité de la coopération. C’est le gardien de l’entreprise contre la pléonexie organisationnelle.

Ouvrir les comités de direction au dialogue avec les salariés : En attendant la mise en œuvre d’un bicamérisme économique porté par Isabelle ferreras avec « une Chambre des représentants des apporteurs en capital, une Chambre des représentants des investisseurs en travail, un gouvernement responsable devant les deux Chambres », il me semble évident qu’une voix intermédiaire consiste à faire entrer (par roulement) des représentants des salariés dans les comités de direction. Le travail ne peut se penser sans les travailleurs. Permettre à des ouvriers, des agents de direction ou toute autre catégorie professionnelle de siéger ponctuellement au sein des comités de direction, c’est d’une part rapprocher les décisions du terrain, d’autre part, rapprocher ceux qui s’approprient le travail (souvent dans les deux sens du terme) par le truchement des indicateurs avec ceux qui se « corpsproprient » le travail au quotidien. On passerait ainsi des « shadow comex » qui sont bien souvent des gadgets de communication à des comités de direction véritablement inclusifs même s’il faudra inventer des mécanismes juridiques pour protéger la liberté d’analyse, de parole et de décision de ces salariés. Un comité de direction inclusif peut forger un commerce de la considération et ainsi aider à lutter contre la pléonexie verticale.

Penser la pléonexie organisationnelle, c’est donc penser un des moteurs invisibles de la dysharmonie du corps social de l’entreprise et de l’oppression gestionnaire. L’insoutenabilité du modèle mainstream de gestion et de management des entreprises a fait naître beaucoup d’espoir quant à une refondation des entreprises couplée d’une réforme du management. Pour éviter que la montagne n’accouche d’une souris, vous aurez compris que le rafistolage par le biais d’innovations managériales incrémentales ne suffira pas. Il est nécessaire de reconstruire l’épistémè de l’entreprise et les systèmes de représentation notamment la nécessité de passer du pouvoir de la force à la force civilisatrice de la limite.  C’est ainsi que l’entreprise (re)deviendra un lieu de socialisation à défaut d’être un lieu d’apprentissage et de pratique de la démocratie.

Education : en finir avec les « têtes bien faites » et autres forts en thème

Article publié sur Forbes.fr https://www.forbes.fr/business/education-en-finir-avec-les-tetes-bien-faites-et-autres-forts-en-theme/

Les outils transforment le savoir, l’Homme du savoir et la société à l’origine du savoir. Lorsque Montaigne prononce sa célèbre phrase “Mieux vaut tête bien faite que tête bien pleine”, il ne faut pas juste y voir une affaire de goût. Ce qui est à comprendre, c’est un bouleversement fondamental dans la manière d’acquérir et d’accueillir le savoir et donc de faire société. En effet, avant l’invention de l’écriture, les têtes devaient être pleines non pas par pédanterie mais par nécessité. La mémoire humaine était la seule source de sauvegarde du savoir qui se transmettait oralement.

L’invention de l’imprimerie a permis le stockage du savoir et l’augmentation des possibilités de diffusion. Plus besoin d’avoir une tête bien pleine lorsqu’on est capable d’aller chercher les bonnes informations là où elles sont et de les exploiter à bon escient. La tête bien faite suffit à la tâche.  Le savoir change dès lors de nature y compris la société dans laquelle git ce savoir.  
Aujourd’hui, le numérique de masse apporte son lot de changements. Ces changements sont paradigmatiques. Ce qui se joue est une transformation profonde du lien avec la matérialité du monde. Le graal, cette chimère d’une tête sans corps serait presque à portée de rêve.  Concomitamment, le savoir est plus que jamais devenu compétence pour armer les soldats de la « guerre saine » : l’économie. Les compétences deviennent ainsi l’étalon du savoir, l’enseignant devient le représentant de commerce d’un savoir paresseux, un « facilitateur » pour tête bien faite.  

Cette tête bien faite qui n’a pas vu arriver l’anthropocène

Voilà que l’anthropocène nous rappelle à nos responsabilités c’est-à-dire le rôle central de l’action humaine dans la détérioration de l’environnement et les crises écologiques. Les entreprises sont directement mises en cause quant à la détérioration de l’environnement et le dérèglement climatique. Elles auraient causé à elles seules 71% des émissions mondiales de gaz à effet de serre depuis 1988 selon un rapport de la Carbon Disclosure Project (CDP). L’environnement ne ment pas, il ne donne que ce qu’il est capable de rendre eu égard aux conditions qui l’affectent. Les entreprises et les états doivent s’engager à reformer leur rapport à un environnement durablement cabossé, meurtri par une intelligence de rapt qui transforme en ressources tout ce qui peut faire marchandise.
En janvier 2020, le rapport annuel Global Risks publié par le World Economic Forum (Davos) (basé sur l’avis de plus de 750 experts) met en exergue une augmentation des « confrontations économiques » et la « polarisation politique intérieure ». Il préconise une approche plurilatérale pour atténuer les risques. Pour la première fois dans les perspectives à 10 ans de l’enquête, les cinq risques les plus importants en termes de probabilité sont tous environnementaux. Les têtes bien faites n’ont pas vu arriver le seuil de retournement : l’exploitation intensive de l’environnement ne pouvait se faire sans en payer le prix.

Une tête bien faite, aveugle au dérèglement économique et ses conséquences sociales

Le dérèglement économique n’est pas synonyme d’un état économique passager mais d’un mode de fonctionnement nominal. L’économie devenue chrématistique ne s’enquiquine plus de sa fonction originelle : permettre aux hommes de mieux vivre. Elle est devenue en soi une économie « spectaculaire » dans laquelle la marchandise est non seulement un moyen mais une finalité. Concomitamment, le travail nourri de moins en moins son homme. En 2017, le FMI estimait dans les perspectives de l’économie mondiale que dans les pays avancés : « la portion du revenu national versée aux travailleurs a commencé à baisser dans les années 1980. Elle a atteint son plus bas en 50 ans juste avant la crise financière mondiale de 2008–09, et n’est guère remontée depuis lors. Elle est maintenant inférieure de 4 points de pourcentage à son niveau de 1970 ».
Ces dernières années, l’économie « à la papa », vestige du compromis fordiste (économie qui n’était d’ailleurs pas exempte de critiques) est concurrencée et méthodiquement remplacée par l’économie startup :  les têtes bien faites sont désormais « startupers ». Qu’elles aient été formées à la physique nucléaire, aux sciences vétérinaires, à la médecine etc… grosso modo pour servir la société, les têtes bien faites rêvent désormais de créer l’application de rencontre du siècle ou le site ventes d’objets de seconde main qui va venir détrôner les leaders du marché ; leur ambition ultime est  bien souvent de « disrupter » un secteur d’activité pourvoyeur de dizaines de milliers d’emplois pour les remplacer par une dizaine de jeunes qui ne se posent aucune question quant à la soutenabilité du système de sécurité sociale si l’emploi s’effondrait par leur truchement. Ironie de l’histoire, ces startups seront en partie financées par les impôts de ceux qui seront peut-être privés d’emplois demain. D’ailleurs, certains « startupers » se sont choisi le surnom « barbare » : un barbare par définition prend sans comprendre et ne comprend que pour prendre, ce qui n’est d’ailleurs rien d’autre qu’une rationalisation de la barbarie comme nous le rappelle Bertrand de Jouvenel.

Une tête bien faite spectatrice et actrice d’un dérèglement managérial couteux pour la société

L’économie chrématistique a créé une société pour l’Homme et un Homme pour la société. Dans cette société où les finalités sont remplacées par les moyens, l’entreprise est devenue l’institution par excellence, le management sans feu ni lieu, la grammaire des relations sociales. Ce management chrématistique ne se laisse pas distraire par la dimension sensitive, sociale, citoyenne de l’Homme. Ce qui l’intéresse, c’est l’Homme travailleur, rien que l’Homme travailleur.  Cet Homme expurgé de lui-même c’est-à-dire devenu un Homme sans qualité, se mue en manager et en managé, qu’importe l’ordre des deux car il est à la fois bourreau et victime. La vengeance du réel n’est cependant jamais loin car un homme ne vit pas uniquement comme un arbre ou un lapin disait Georges Canguilhem. Le malaise dans l’entreprise ne fait donc que grandir. Au fur et à mesure que les injonctions paradoxales deviennent insupportables, apparaissent sur le marché des théories, des méthodes ou des injonctions managériales, soit fantaisistes, soit qui ne répondent pas aux problèmes causaux : entreprise libérée, injonction au bonheur au travail avec les « chief happiness officers », management participatif sans véritable connaissance des métiers voire se construisant contre les métiers (cf. travaux de Nathalie Jeannerod-Dumouchel). L’idéologie managériale chrématistique n’en a cure de l’humanisme, elle se veut d’abord efficace, tellement efficace qu’elle phagocyte désormais l’intimement humain et le social : on gère dorénavant ses émotions, son deuil, ses enfants… Les têtes bien faites ont accompagné et institutionnalisé un management sans ménagement c’est à dire un management qui fait jouer aux hommes le rôle des choses et aux choses le rôle des hommes !

Avec un tel bilan, doit-on continuer à louer les têtes bien faites ?

Ni la qualité (tête bien faite) ni la quantité (tête bien pleine) ne sont des finalités. Elles doivent être au service du jugement, encore faut-il savoir ce que “juger” signifie et comment “juger” . Savoir juger (correctement) nécessite une « mentalité élargie » (Kant) afin de se mouvoir dans « l’espace public mental » en mettant en perspective nos propres jugements par rapport aux différentes possibilités de jugements venant d’autrui. C’est être capable de parler avec d’autres que soi dans sa tête, à égale dignité.
D’ailleurs Robert Musil ne s’y était pas trompé. La pire des bêtises n’est pas commise par l’homme qui a des problèmes de faculté, celui qu’on appelle communément un fou (« bêtise bénigne ») mais par celui qui a un problème de jugement (bêtise qui repose sur une « faiblesse générale de l’entendement »). Ce type de bêtise qui « peut même être un signe d’intelligence », est la pire des bêtises car « c’est la vie même qu’elle menace ». En effet, il révèle d’une « disharmonie entre les partis pris du sentiment et un entendement incapable de les modérer » et peut « facilement entraîner une bêtise constitutionnelle de la communauté » et engendrer une « société affligée de certains défauts mentaux ».  L’intelligence seule ne saurait garantir le bon entendement comme une idée vraie n’est pas nécessairement une idée juste. On comprend mieux alors la célèbre boutade de Clémenceau : « Les polytechniciens savent tout, mais rien d’autre ».

Face à une « crise de la pensée », « la tête bien faite doit être refaite »

Je partage pleinement l’analyse de Bachelard lorsqu’il dit que « les crises de croissance de la pensée impliquent une refonte totale du système du savoir. La tête bien faite doit alors être refaite. Elle change d’espèce. Elle s’oppose à l’espèce précédente par une fonction décisive ». La crise de l’anthropocène, la crise économique et la crise managériale révèlent une crise plus profonde. Il s’agit d’une crise de l’éducation caractérisée par la mise au ban de toute connaissance qui ne peut pas être traduite en langage de machine ni transformée en compétence. Une telle éducation instrumentale (servile disait-on jadis), fait perdre de de vue que le savoir, c’est d’abord ce qui donne de la saveur, ce qui éclaire le jugement. C’est ce qui permet d’agir dans le temps et dans l’espace en prenant en compte la complexité de l’être et de son écosystème. C’est ce qui permet de bifurquer, de penser, comme disait Bernard Stiegler. La compétence ne permet quant à elle que de s’adapter à une tache donnée. Ainsi, lorsqu’elle devient le déterminant absolu de l’éducation, elle en devient silencieusement son fossoyeur.
Face à cette crise contemporaine de la pensée et donc du jugement, il faut une vraie rupture dans le choix des modèles pédagogiques. L’heure n’est plus aux querelles de chapelles pédagogiques :   modèle vertical (l’information circule verticalement, de l’instructeur à l’apprenant) vs modèle horizontal (l’information circule horizontalement entre apprenants dont la capacité d’apprentissage doit être stimulée afin qu’ils acquièrent des compétences). Il faut aller vers des modèles transpositionnels, circulationnels s’appuyant sur la diplomatie des disciplines, modèles qui nécessitent à la fois une approche verticale, une approche horizontale mais pas seulement : il s’agit aussi, de penser en surplomb et en tréfonds afin de confronter la théorie à la pratique, les faits aux idées, le passé au présent, l’Homme aux dispositifs, l’être et la société, les moyens et les finalités… C’est une voie étroite mais fertile pour réconcilier les différents contours de l’homme (être sensitif, social, citoyen et travailleur), pour réconcilier l’homme et la société mais aussi l’homme et son écosystème environnemental.  C’est ainsi que nous passerons d’une tête bien faite à une tête qui donne de la saveur car comme le disait Rousseau, un « entendement sans règle » et une « raison sans principe » ne peuvent mener qu’à des catastrophes. Une éducation morte ne peut qu’une chose : écrire l’oraison funèbre d’une société dans laquelle les Hommes sont devenus des choses voire moins que des choses. 

À quand une véritable réforme de l’enseignement du management ?

Article publié sur Forbes https://www.forbes.fr/management/a-quand-une-veritable-reforme-de-lenseignement-du-management/

Dans le tourbillon médiatique sur le travail à l’ère de la Covid, nous avons eu droit à d’innombrables analyses dans la presse généraliste comme sur les réseaux sociaux sur la nécessité de repenser le travail et le management des entreprises. J’ai moi-même au fil de mes articles, mis en exergue les maux du « travail » et préconisé une réforme profonde du management pour un meilleur « travailler ensemble ». Nombreux sont ceux qui découvrent avec la crise sanitaire actuelle, non sans étonnement, que ce que nous appelons « travail » est au mieux une « production réglée » drapée dans une « hyperactivité quotidienne soutenue » pour reprendre l’expression de Georges Devereux. C’est donc tout sauf un « travail », producteur de santé et permettant aux Hommes de mieux vivre.

Néanmoins, ne nous berçons pas d’illusions : sans une remise en chantier de l’enseignement du management et du corpus de connaissances associé, dans nos écoles et dans nos universités, nous continuerons à nous sublimer à longueur d’articles et d’ouvrages sur une hypothétique réforme du management. Je suis cependant conscient qu’une telle réforme de l’enseignement du management et du corpus de connaissances associé ne sera pas une chose aisée, en voici quelques raisons :

Il est plus facile d’enseigner la production que le travail : le management moderne tel qu’il est devenu aujourd’hui c’est-à-dire expurgé de tout ce qui ne s’objective ni dans un outil, ni dans le calcul ni dans une formule (attention, soin, éthique, esthétique, contexte…) exprime une pure rationalité instrumentale, synonyme de savoir-force. Le propre du savoir-force est de faire fi des finalités. Dans le moment instrumental que nous vivons, produire un bien ou service est la finalité des finalités. Celui qui doit produire est un artefact. Chosifier le « moyen de production » est beaucoup plus « efficace » à court terme que lui prêter l’oreille. Tout d’abord, c’est du temps mobilisé dans le cycle de production donc un « coût » et d’autre part, l’écouter, c’est prendre le risque de l’entendre : le facteur humain peut se relever plus “humain” que “facteur” et contrarier nos plans (de charge). En effet, la production n’a pas d’affects mais des effets. Le travail lui, nécessite un commerce d’humanité. Enseigner le travail, c’est enseigner l’Homme au travail mais pas seulement : c’est enseigner l’Homme tout court. Cela nécessite un savoir visqueux qui ne s’enquiquine pas de « bonnes pratiques » exceptée celle consistant à instituer le contexte, les circonstances, l’initiative et la responsabilité. Enseigner la production, c’est enseigner des techniques, des consignes : cela sera toujours plus aisé que d’enseigner la variabilité et l’instabilité de l’Homme. Il est plus facile pour un enseignant de se muer en « connaisseur professionnel » avec un savoir instrumental facilement capitalisable (la production par exemple) mais de fait incapacitant que d’enseigner, à la lumière de l’œuvre de Jacotot, ce qu’il ignore lui-même (le travail restant une énigme même pour celui qui travaille).

La minorité créative chez les enseignants chercheurs en management reste très souvent au stade de la critique : au fil des années, il y a un nombre grandissant d’enseignants chercheurs en gestion/management qui critique ouvertement ce qu’est devenue cette discipline. Néanmoins, ces derniers dans leur majorité, continuent au sein de leurs institutions à dérouler le programme « officiel » comme si de rien n’était : ils continuent d’enseigner la pyramide de Maslow au 21ieme siècle comme l’échelle par excellence d’hiérarchisation des besoins de l’Homme et même la qualité du travail comme notion objective pouvant découler de prescriptions. Ils font ainsi fi de plus de cinquante années de recherches dans les sciences humaines et sociales dans leur pratique d’enseignants. Ne dit-on pas qui accroît sa science accroît sa douleur ? Dispenser un enseignement dont on mesure amplement les méfaits, cela s’appelle l’acrasie. L’acrasie, faire le contraire de ce qu’on pense devoir faire, c’est un des principaux maux du management.  Des enseignants chercheurs en management qui souffrent des maux du management : curieuse farce de l’histoire. Cette minorité créative, bien souvent, ne traduisant pas ses convictions en actions, rate une bonne occasion de porter l’estocade au savoir managérial hémiplégique.  Nous le savons, l’effet Faber nous le rappelle, la bonne volonté ne suffit ni pour reformer l’entreprise ni pour reformer l’enseignement, il faut surtout être capable de mettre en œuvre les conditions de possibilités. Il est indispensable de développer un savoir nouveau non pas en surplomb pour alimenter les tribunes dans la presse ou les articles dans les revues spécialisées mais en réponse et en miroir du savoir managérial paresseux transmis aux impétrants. En l’espèce, le courage ne sera pas de trop pour réussir le combat managérial au sein de ces institutions.

Il n’est pas aisé d’apprendre un management ancré dans le réel sans une expérience avérée du travail : enseigner le management à un élève sorti de classe préparatoire ou à un étudiant de première année d’université qui n’a pas une longue et signifiante expérience du travail n’est pas une chose aisée. Manager, diriger, gérer, c’est être en contact avec une certaine réalité humaine et sociale qui rentre en dialogue avec soi (l’autre est un autre moi-même). Manager, ce n’est pas juste donner des instructions et/ou résoudre des problèmes, c’est affronter ses propres limites et la représentation de soi-même dans l’acte même de manager. Cela demande bien-sûr de connaitre et de digérer des concepts mais cela demande surtout un retour sur soi-même, une remise en perspective de son expérience de travailleur, retour difficile lorsqu’on ne connait « le travail » par que le truchement des études de cas. Des études de cas qui paradoxalement, au lieu de vous ancrer dans le réel du travail, vous transportent dans un réel fantasmé dans lequel tout est problème donc tout à une solution. Un manager ainsi formé, est un solutionneur, il s’approprie tout mais ne se « corpsproprie » rien.  Seule l’expérience réflexive du travail dont est généralement dépourvu un bachelier peut aider à comprendre que la « perfection de l’homme, c’est sa perfectibilité » (André Neher). Un homme jeune formé à l’abstraction managériale est un automate sur pattes, un ersatz de gouverneur pour qui le moyen est une fin. Il a été formé au maniement de la force et il est prompt à l’utiliser, dans sa forme la plus aboutie, c’est-à-dire comme le disait Simone Weil, la philosophe, la force qui ne tue pas…encore mais qui a cette qualité prodigieuse de faire une chose d’un homme qui reste vivant car il a une âme mais est pourtant une chose.

Rompre avec le bluff managérial de l’hybridation des disciplines, c’est constater que le roi est nu : aujourd’hui, dans l’enseignement du management, l’heure est à l’hybridation des disciplines. C’est plus un slogan marketing qu’une réalité. D’ailleurs, depuis le temps qu’un tel slogan fait florès, nous attendons toujours l’analyse de l’impact des « diplômés hybridés » sur le cours de l’histoire managériale. Plus sérieusement, comme je le rappelle souvent, si toutes les disciplines sont hydrides, il n’y aura plus de disciplines, c’est donc une douce utopie car tout ne peut pas être dans tout.  L’homme avec sa rationalité limitée a besoin de segmenter pour comprendre mais le risque, sans « reliance » pour faire émerger le sens, c’est de former des individus qui savent de plus en plus de choses à l’extrême et qui finiront par tout savoir sur rien. Cette « reliance » ne passe pas par une hybridation fictive des disciplines mais par une diplomatie des disciplines : déconstruire les fictions managériales à la lumière des corpus de connaissances disponibles dans les autres sciences traitant de l’action collective : sociologie, en psychologie du travail et des organisations, en anthropologie… Rompre avec la fiction d’une hybridation des disciplines, c’est constater que le roi est nu et aller inexorablement vers une remise en chantier du corpus de connaissances en management dont ne veulent peut-être pas tous leurs « clients » : les entreprises.

En conclusion, comme le disait Jacques Ellul, il est illusoire de vouloir une société libre avec des moyens d’esclaves. De même, il est illusoire de vouloir un management reformé avec le corpus de connaissances qui est à l’origine de « l’indoxication » de tant d’esprits avec les conséquences que nous connaissons.  En effet, il n’y a pas de réforme du management sans une participation active des écoles de commerce et des universités. Une telle réforme passera par une véritable mise en dispute du corpus de connaissances disponible à date. Les quelques points que j’ai tenté de mettre en exergue plus haut montrent que ce travail ne sera pas une chose aisée malgré les velléités de transformation d’un management devenu synonyme des maux du travail. Nous continuons de mettre sur le “marché”, tous les ans, des cordées de « managers » hémiplégiques.

Il est aujourd’hui important de mettre les questions fondamentales sur la table et d’y apporter des réponses : Quel corpus de connaissances pour un management renouvelé ? quelle diplomatie des disciplines ? Comment faire émerger des écoles et universités reconnues et dispensant un management renouvelé au-delà des options « alternative management » qui n’octroient qu’un label « bonne conscience » ou d’intellectualisme ? Doit-on continuer à enseigner le management à des étudiants qui n’ont pas une expérience significative du travail ? Les formations en management doivent-elles être accessibles à des étudiants qui n’ont pas été antérieurement formés à une autre discipline (Licence d’histoire, de mathématique, de sociologie…) ? Comment organiser une filière d’entreprises en phase avec ce renouveau du savoir managérial ? etc…

A défaut d’agir concrètement là ou sont formés les esprits au « management », nous continuerons à magnifier « l’hybride » qui n’est rien d’autre, comme le rappelle Cheikh Hamidou Kane, qu’une métamorphose inachevée.

L’effet Faber ou les limites de la bonne volonté dans la gestion des entreprises

Article publié sur Forbes https://www.forbes.fr/management/leffet-faber-ou-les-limites-de-la-bonne-volonte-dans-la-gestion-des-entreprises/

Le compromis fordiste qui acta « l’acceptation » de l’organisation scientifique du travail et de ses inconvénients par les salariés, qui symboliquement mais aussi concrètement donna pendant plusieurs décennies un blanc-seing aux dirigeants et aux actionnaires, le pouvoir de présider seuls aux destinées des entreprises avec comme contrepartie un certain nombre d’avantages (« partage » de la valeur et plus tard, l’assurance chômage et quelques garanties spécifiques), a fait son temps.

Ces dernières années, les dérives de certaines entreprises (licenciements boursiers, exploration intensive des ressources naturelles, law shooping ou la possibilité pour les entreprises de choisir pour investir ou pour se protéger de poursuites un Etat en fonction de sa justice …) couplées à la crise écologique, aux évolutions sociales et sociétales, aux disparités de revenus dans les pays développés comme dans les pays en voie de développement, battent en brèche l’absolutisme d’une entreprise sans feu ni lieu et d’un management comme « technique de pouvoir du propriétaire ». Désormais, les desseins d’une entreprise socialement et sociétalement responsable émergent et dessinent les contours d’un nouveau paradigme économique et managérial. Il s’agit d’une entreprise qui jouerait enfin pleinement son rôle institutionnel c’est-à-dire « politique » dans le sens premier du terme, celui qui l’enjoint à se situer et à agir dans un contexte économique, social, sociétal et environnemental afin de « ne pas perdre le sens des ensembles ». Dans cette optique, la mise en œuvre d’une gestion située qui laisse aux communs et à l’incalculable une juste place devient une exigence difficilement négociable.

Ainsi, nous avons vu apparaitre une sorte de concours Lépine de la bonne volonté pour transformer les entreprises et le management. Ces « belles » et « bonnes » idées sont rarement performatives car la bonne volonté ne suffit pas pour changer le réel. L’acte en soi de gouverner les hommes n’a que rarement des effets directs sur le réel. C’est un acte médiatisé. Une médiation à bon escient requiert de penser les conditions de possibilités qui rendent le terreau favorable.  Lorsque les conditions ne sont pas réunies, les velléités d’action voire de transformation sont inexorablement vouées à l’échec.

Voici quelques illustrations de ce que j’appelle l’effet Faber c’est-à-dire les limites de la bonne volonté ou l’absence de réflexion et d’action sur les conditions de possibilités. L’affaire Danone avec l’éviction du PDG charismatique de l’entreprise Emmanuel Faber sous la pression de fonds d’investissement n’est pas juste une illustration des péripéties, des tribulations du jeune statut d’entreprise à mission, elle est selon moi, une illustration parfaite des limites de la bonne volonté en entreprise, instrument qui s’avère insuffisant face à un réel de plus en plus complexe et inhospitalier pour les vœux pieux. 

  • Le statut d’entreprise à mission ne suffit pas pour rendre l’entreprise responsable: Quoi de plus normal que de commencer ce « hall of fame » de l’humanisme verbal par ce qui a inspiré cet article. Ne nous méprenons pas, le statut d’entreprise à mission est bien sûr une vraie avancée dans la prise en compte par les entreprises de leur rôle politique comme une des institutions centrales dans la société. Néanmoins, il serait bien naïf de croire qu’un statut aussi symbolique qu’il soit, suffit pour changer les fondamentaux de l’entreprise. Ceux qui doivent être convaincus, ce sont les actionnaires actuels et futurs de l’entreprise. Comment une entreprise peut-elle être responsable sans que les actionnaires présents et futurs le soient ? Comment convaincre les actionnaires d’être responsables sans un état qui prend ses responsabilités par exemple en incitant fortement à l’utilisation d’une comptabilité inclusive c’est-à-dire une comptabilité qui intègre les enjeux environnementaux et sociaux dans les bilans comptables ou en mettant en place des protections juridiques appropriées contre les potentiels raids d’investisseurs « non-éthiques » ? L’histoire du statut d’entreprise à mission n’est pas encore totalement écrite mais je ne doute pas que sa pérennité et son efficacité passeront par la mise en œuvre des conditions effectives de « production » d’une entreprise responsable, fruit d’une conjonction de volontés mais aussi d’instruments juridiques et organisationnels non optionnels.  Cela devrait permettre à l’avenir de contrer cet effet Faber qui aura néanmoins marqué une prise de conscience des pouvoirs publics et des citoyens du chemin restant à parcourir pour mettre en œuvre les conditions de possibilités d’une entreprise réellement responsable.
  • La volonté répétée de transformer l’enseignement dans le supérieur pour « reformer » les esprits face à la crise du capitalisme reste un vœu sans suite : Depuis au moins la crise financière de 2008, reformer l’enseignement dans le supérieur pour mieux former les étudiants, futurs acteurs de l’entreprise, aux défis actuels et à venir, est un objectif louable mais la volonté seule ne suffit point. En effet, comment reformer l’enseignement en continuant et en accélérant la mise en œuvre de la pédagogie par la compétence ? N’oublions pas que la compétence, c’est « la possibilité, dans le respect des règles d’un code, de produire librement un nombre indéfini de performances imprévisibles, mais cohérentes entre elles et adaptées à la situation » (Olivier Reboul). Dès lors, la compétence n’est rien d’autre que le potentiel pour satisfaire une tâche donnée dans le respect des instructions. Ainsi, la compétence est un artefact qui continue une certaine logique taylorienne par d’autres moyens. Il semble bien difficile de reformer les esprits, de les rendre plus libres pour soutenir, penser des actions situées par des moyens qui annihilent toute puissance d’expansion : pour penser, il faut être capable de discernement, de « critiquer » la tâche, c’est-à-dire ne pas s’y adapter mais la dépasser en la mettant en perspective dans un environnement situé (économique, politique, social) sans oublier les visées axiologiques et éthiques. Penser, c’est bifurquer disait feu Bernard Stiegler. Toujours, dans cette velléité de reformer l’enseignement dans les écoles du supérieur, un nouveau mantra a vu le jour : hybridation des disciplines. L’hybridation des disciplines est pour moi un non-sens car lorsque toutes les disciplines seront hybrides, il n’y aura plus qu’une seule discipline : c’est de la dialectique élémentaire. C’est illusoire. L’esprit humain a besoin de partitionner pour finement analyser et de relier pour comprendre (la fameuse reliance si importante pour Edgar Morin). La reliance, ce n’est pas une hybridation des disciplines. C’est la diplomatie des disciplines. En management par exemple, la diplomatie des disciplines permet d’une part, de déconstruire les fictions managériales à la lumière des corpus de connaissances disponibles en sociologie, en psychologie du travail et des organisations, en anthropologie, bref tout corpus de connaissances pouvant éclairer l’action collective ; d’autre part, d’enrichir le corpus de connaissances en management (charge sémantique, symbolique et concrète). Une telle entreprise a un double objectif : réintroduire de la complexité c’est-à-dire la réalité dans la compréhension de l’action collective en entreprise ; User de cette complexité non pas comme un frein à l’action mais comme le lit de toute action ancrée dans le temps et productrice de sens. On est bien loin d’une initiation à la philosophie ou à la sociologie (pour ne citer que ces disciplines) estampillée « hybridation des disciplines ».
  • Malgré les appels à la responsabilisation des collaborateurs, ces derniers continuent de se heurter à des dispositifs de gestion castrateurs : Face à une capacité d’innovation qui est de plus en plus ascendante (les salariés ou les utilisateurs d’un service/produit peuvent être porteurs d’innovations profitables) et à l’exigence de sens dans le travail, responsabiliser les collaborateurs est devenu le leitmotiv d’une volonté réformatrice des rapports sociaux, organisationnels au sein des entreprises. Comme le dit la philosophe Simone Weil, « l‘initiative et la responsabilité, le sentiment d’être utile et même indispensable, sont des besoins vitaux de l’âme humaine…. La satisfaction de ce besoin exige qu’un homme ait à prendre souvent des décisions dans des problèmes, grands ou petits, affectant des intérêts étrangers aux siens propres, mais envers lesquels il se sent engagé. Il faut aussi qu’il ait à fournir continuellement des efforts. Il faut enfin qu’il puisse s’approprier par la pensée l’œuvre tout entière de la collectivité dont il est membre, y compris les domaines où il n’a jamais ni décision à prendre ni avis à donner. Pour cela, il faut qu’on la lui fasse connaître, qu’on lui demande d’y porter intérêt, qu’on lui en rende sensible la valeur, l’utilité, et s’il y a lieu la grandeur, et qu’on lui fasse clairement saisir la part qu’il y prend. Toute collectivité, de quelque espèce qu’elle soit, qui ne fournit pas ces satisfactions à ses membres, est tarée et doit être transformée ».  Néanmoins, en entreprise, une fois de plus, la seule volonté ne suffit pas pour responsabiliser les collaborateurs. En effet, concomitamment à cette velléité de responsabilisation, les collaborateurs n’ont jamais été aussi corsetés par des processus, des procédures, des consignes. L’abstraction est à son firmament, le travail prescrit phagocyte la complexité du réel du travail. La résistance du réel pourtant théorisée dans bon nombre de disciplines dans les sciences humaines et sociales est balayée d’un revers de main par la simplicité prescriptive et par un pragmatisme qui n’est que pure abstraction malgré le prix à payer : activité empêchée, non reconnaissance de soi dans le travail exécuté, non accomplissement de soi, problèmes de santé mentale… La rationalisation des gestes avec le travail organisé de la matière est désormais complétée par la rationalisation de la subjectivité (Joyce Durand-Sebag). Comme jadis avec le taylorisme matériel, la responsabilisation est antinomique avec le taylorisme immatériel. L’infantilisation des collaborateurs dans beaucoup d’entreprises est un truisme.
  • Des valeurs (de l’entreprise) proclamées à cor et à cri mais qui continuent de surplomber le travail effectif ont comme destin d’avoir toutes les qualités sauf celles d’exister: Rares sont les entreprises qui disent ne pas agir suivant des valeurs.  La proclamation des valeurs semble être aujourd’hui une des réponses au désengagement des travailleurs voire le ras-le-bol managérial, pointé par bon nombre d’études ces dernières années alors même que les entreprises s’évertuent à améliorer les conditions de travail. Cependant, très souvent, les valeurs sont proclamées dans une optique performative comme s’il suffisait d’exhiber des valeurs pour légitimer toute entreprise de production de biens et de services nonobstant la qualité éthique, écologique, sociale présente dans l’exécution des actions de production. Une telle utilisation des valeurs est problématique à plus d’un titre.  D’une part, il serait naïf de penser qu’une quelconque proclamation de valeurs serait performative au-delà du discours. La volonté d’afficher des valeurs ne suffit pas à matérialiser lesdites valeurs et à les faire exister dans la pratique. Les valeurs n’émergent que dans l’action. Des valeurs déconnectées de la pratique ne sont rien d’autres que les attributs d’une propagande qui ne dit pas son nom, pardon d’un storytelling, vocable souvent préféré de nos jours à celui de propagande. D’autre part, des valeurs proclamées sans une assise dans les faits, c’est parier sur un certain daltonisme des collaborateurs, ces « grands enfants » incapables d’analyser leurs vécus par rapport aux valeurs portées par les discours. Un tel pari ne peut que soutenir un désengagement franc et net des collaborateurs si ce n’est pas un cynisme amusant et destructeur du lien social et de la confiance, lesquels sont pourtant essentiels pour l’action collective en entreprise.

En conclusion, on peut dire que l’effet Faber ou les limites de la bonne volonté traduit un certain opportunisme méthodologique et un pragmatisme essentiellement langagier, fortement ancrés dans les entreprises. C’est l’expression de la non prise en compte de la systémique qui sous-tend toute activité de gestion mais aussi d’une vision simplificatrice de l’Homme le réduisant à sa seule dimension de travailleur : exit le citoyen, l’être social et l’être sensitif. Aujourd’hui avec des citoyens (et donc des travailleurs) de plus en plus conscients de leur pouvoir d’agir car sortis de l’état néoténique dans lequel les reléguait le compromis fordiste doublé d’un storytelling inspirant mais non incarné, l’entreprise est appelée à assumer de manière concrète son rôle politique. Il s’agit de dépasser la « culture de commerçants » dont parlait Nietzsche et pour laquelle la « question des questions », c’est de savoir « quelles personnes et combien de personnes consomment cela ? » et d’autre part d’engager un travail de décolonisation d’un sens commun en entreprise devenu purement instrumental. Un tel travail incombe à tout un chacun mais surtout aux producteurs « professionnels » de savoirs (l’académie, les prestataires de services intellectuels…). Il est temps de rompre avec l’abstraction pour que le réel devienne réalité en entreprise. Cela passera certainement par un remodelage de l’épistémè de l’entreprise, sans quoi, l’effet Faber a de beaux jours devant lui et nous continuerons à bricoler dans l’incurable.