Affaire Orpea: quelques leçons sur le management à méditer

Les révélations sur Orpea scandalisent l’opinion publique à juste titre car nous ressentons dans notre chair cette violence physique et symbolique en écoutant les journalistes narrer la maltraitance que subissent des personnes âgées, lesquelles pourraient être nos parents ou nos grands-parents.

 Néanmoins, il serait injuste de faire de cette entreprise un bouc émissaire, une victime expiatoire de notre mauvaise conscience. Combien de personnes parmi celles qui s’indignent sont dignes une fois prises dans les fourches caudines de l’organisation et du management ?

Le modèle managérial qui a pu produire des atrocités chez Orpea n’est que l’expression de certaines régularités que nous pouvons retrouver dans tous les secteurs d’activité qu’ils soient socialement et/ou politiquement sensibles ou pas.

En voici quelques-unes :

  • Il est impossible de manager de manière purement efficace avec comme boussole la seule dimension économique et d’assumer concrètement l’existence d’une responsabilité sociale et environnementale. C’est un truisme de le dire. Cette antinomie, pour une fois, est flagrante avec l’affaire Orpea mais elle existe souvent dans d’autres environnements même si elle peut être partiellement occultée par un storytelling (propagande disait on jadis) de bon aloi. Cependant, les faits sont têtus : entre l’efficacité totale et la vie (les valeurs incarnées dans le réel), il faut choisir. La responsabilité sociale, sociétale et environnementale, c’est avant tout préserver le sens des ensembles. Il y a toujours un prix à payer.
  • Lorsque la machine managériale se déchaîne, outre le pervers sadique qui peut en être le concepteur, l’homme de bonne volonté c’est-à-dire le salarié lambda apporte souvent son concours en connaissance de cause. En, effet, je ne crois ni au manager qui serait intrinsèquement un tordu ni à l’irresponsabilité totale des travailleurs. Le concours apporté par le travailleur ordinaire à un acte repréhensible (moralement et/ou légalement) traduit souvent une stratégie individuelle de défense. En outre, ce travailleur est souvent une victime consentante de ce que j’appelle la malédiction du fait :  lorsque quelque chose devient trop réelle, elle cesse d’être un problème. En l’espèce, à force de maltraiter ou d’assister à de la maltraitance, souvent, nous nous y accommodons. En effet, la puissance qui réveille la pensée est celle qui l’endort disait Charbonneau. Ceux qui ont appliqué ces procédures deshumanisantes chez Orpea, sortis de là, sont pourtant « d’honnêtes femmes » et « d’honnêtes hommes ». En matière de management, le salaud au sens de Sartre, c’est aussi l’homme ou la femme ordinaire.
  • Comme pour tout, ce qui donne du sens au management, c’est la limite. Cette limite n’est jamais extro-déterminée par un discours, par des valeurs proclamées, par le charisme d’un leader…. La limite s’institue in situ, elle se construit par le truchement de délibérations collectives entre travailleurs sur le travail bien fait. Les délibérations portent bien-sûr sur les règles techniques du travail mais aussi sur les valeurs. Réduire ou supprimer les espaces de délibérations par une séparation nette entre conception et exécution avec des environnements de travail non capacitants, c’est isoler les travailleurs les uns les autres et laisser le champ libre au règne de la procédure (de la force) sans âme donc sans limite.
  • Tout ce qui est mis en management quelle que soit la forme (entreprise, association…) ou la finalité (prendre soin des personnes âgées, soigner des malades, produire des biens et des services de première nécessité…), sans esprit de renoncement (la fameuse éthique de la non puissance de Jacques Ellul), ou pour le dire au sens Rousseauiste du terme, sans pitié, se transforme de fait en élément d’une machine et devient un rouage de la machine. La pitié, « bien que naturelle » nous dit Rousseau, est « cœur de l’homme » mais « resterait éternellement inactive sans l’imagination qui la met en jeu » car « celui qui n’imagine rien ne sent que lui-même ; il est seul au milieu du genre humain ». Seule cette pitié, dont la source est la peur dont nous parlait Hans Jonas peut nous permettre de prendre nos responsabilités et ainsi sortir du diktat infernal de la machine managériale car le management n’est pas neutre, il est aveugle.

L’affaire Orpea est un cas d’école pour ceux qui s’intéressent aux dérives managériales. Elle nous apporte une preuve de plus que lorsque l’efficacité devient la seule finalité, tout devient moyen y compris des personnes âgées sans défense ayant dévouées leurs vies à construire la nôtre. Orpea ne doit pas devenir un bouc émissaire car elle est juste une très bonne élève d’une idéologie gestionnaire. La mère des batailles consiste à   s’attaquer intellectuellement à l’ignorance qui produit ce management paresseux qui met en péril non seulement le « travaillé ensemble », les métiers mais aussi une certaine conception de l’homme et de la société. En effet, comme le pointait Emmanuel Mounier, l’accumulation de beaucoup de désordres secrets finit toujours par produire une maladie publique. Le management est plus que jamais un sujet politique.

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