« L’humain d’abord » ou le syndrome du sacrifié en premier : chronique d’une expression paradoxale

La formule « l’humain d’abord » est devenue un mantra managérial. D’ailleurs, elle se décline à l’envie : management humain, manager humain, gestion humaine, pilotage humain, processus humain… Jusque-là, il n’y a rien d’anormal à magnifier l’humain.

Néanmoins, si nous mettons en parallèle cette omniprésence langagière de « l’humain » et le développement exponentiel des maux du travail (désengagement, stress, burn-out, bore-out et même suicides), nous nous rendons très vite compte qu’il y a quelque chose qui cloche.

En effet, il existe une distorsion entre les appels à l’humain et la manière dont les êtres humains sont effectivement « traités » dans beaucoup d’entreprises. Tout se passe comme si le langage est utilisé pour combler un vide béant laissé par le réel, un réel qui est souvent l’expression d’un « traitement pastoral de l’Homme ». En effet, depuis au moins Machiavel, nous savons que moins une chose existe, plus il faut en parler.

Les organisations ont certes besoin d’humains, c’est une vérité de La Palice, mais elles ont surtout besoin de professionnels. Cependant, la rationalité instrumentale en vigueur en leur sein, sans concurrence aucune avec toute autre forme de rationalité (rationalité axiologique notamment), rend difficile un vécu de professionnel digne de ce nom, au moins pour deux raisons fondamentales :

  • Agir avec humanité ne se décrète pas dans une organisation (dans une entreprise comme dans la société en générale) : la finalité d’une organisation n’est ni le vrai, le beau, le bien mais la capacité à exécuter efficacement l’ordre reçu. Autrement dit, il n’y a pas de sagesse spontanée dans une organisation qui serait la traduction d’une force irrésistible d’humanité. La sagesse organisationnelle n’existe pas car seul un Homme dont les idéaux surpassent les instincts (Paul Valery) et conscient des risques qu’il prend, peut être sage car il y a toujours un prix à payer. Gorges Canguilhem le disait avec ces mots dans un brillant texte dans lequel il compare le corps et la société : « La régulation (dans une société) y est toujours, si je puis dire, surajoutée, et toujours précaire. … Il n’y a pas une sagesse sociale comme il y a une sagesse du corps. Sage il faut le devenir, et juste, il faut le devenir. Le signe objectif qu’il n’y a pas de justice sociale spontanée, c’est-à-dire d’autorégulation sociale, que la société n’est pas un organisme et que par conséquent son état normal est peut-être le désordre et la crise, c’est le besoin périodique du héros qu’éprouvent les sociétés ». Juchés sur les épaules de cet illustre penseur, nous pouvons dire que l’organisation n’est pas un organisme, il faut être un héros dans une organisation pour être sage donc humain car comme nous le rappelle Bernard Charbonneau, des œuvres mortes ne peuvent produire que des œuvres de mort.
  • Une action collective qui fait fi des singularités ne peut qu’engendrer irresponsabilité et impersonnalité, les deux meilleurs ennemis du professionnel : dans une organisation faite de femmes et d’hommes, l’humanité véritable ne peut s’exprimer qu’au travers d’une « puissance d’expansion » par le truchement d’un environnement capacitant leur permettant d’exercer pleinement leurs métiers. Cet exercice plein et entier des métiers est aujourd’hui entravé par plusieurs obstacles : l’amenuisement progressif de la capacité du professionnel à participer activement aux décisions (au moins une partie) qui impactent son quotidien à cause de la pléonexie organisationnelle (le fait de vouloir plus que sa part et son corollaire, se penser plus indispensable qu’on ne devrait et, dès lors, se croire légitime pour décider pour les autres, voire régenter leur vie au travail), la multiplication et la multiplicité des procédures de toute sorte (finalité, moyen et enrôlement), un étalon du savoir-faire quasi exclusivement quantitatif au détriment de la qualité du travail, l’accroissement des outils non conviviaux dans le sens Illichien du terme (Yvan Illich) qui finit par prolétariser les existences.

Alors l’humain d’abord ? Je pense que là où l’humain est proclamé, il y est souvent nié. Le désengagement actuel des travailleurs voire leur cynisme vis-à-vis de discours totalement déconnectés du réel n’est qu’un signe avant-coureur d’une stasis, d’une crise politique et morale de l’entreprise. Il ne suffira pas simplement de formuler une raison d’être, il faut aussi s’interroger sur les raisons de l’être comme sujet et en tirer les conséquences pratiques. Sans un tel travail, l’humain d’abord consistera toujours à le « sacrifier » en premier. La performance devenue souvent fatale, les mots ne suffiront pas à soigner les maux.

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