L’analyse organisationnelle par Marc Bloch

Marc Bloch en 1940 a passé en revue tous les poisons qui mènent à l’effondrement d’une organisation, à lire par tout manager!

Un étudiant en management ne croisera hélas pas le livre « L’étrange défaite » de Marc Bloch (1886-1944) dans son cursus pour cause de spécialisation. Officier et historien, il y analysa les raisons de la défaite de l’armée lors de la bataille de France pendant la seconde guerre.

Pourtant son « diagnostic organisationnel » dirait-on aujourd’hui, n’a pris aucune ride et semble étrangement décrire ce que nous pouvons aujourd’hui observer dans certaines organisations :
culte de la procédure, rivalités entre chefs, poids de la « politique », foisonnement des comités, lignes hiérarchiques qui diluent la responsabilité, strates organisationnelles qui agissent comme des « organes de retardement », enjambeurs qui méprisent le travail réel…

Extraits :

« on s’était habitué, dans les écoles du temps de paix, à accorder une foi excessive au thème de manœuvre, aux théories tactiques, au papier, en un mot, et à se persuader, inconsciemment, que tout se passerait comme il était écrit ».

« Attisées par les clientèles qui, fatalement, ourdissent autour de chaque « patron » tout un réseau de dévouements et d’intrigues, le déplorable foisonnement des organes du commandement ne leur avait que trop bien préparé le terrain. Avons-nous jamais compris, dans l’armée française, que plus l’ordre ou le renseignement ont à traverser de sédiments successifs, plus ils risquent de ne pas arriver à temps ; que, pis encore, là où le nombre de chefs superposés est trop grand, la responsabilité se dilue entre eux au point de cesser d’être vivement sentie par aucun ? Cette tare de notre bureaucratie militaire sévissait à tous les niveaux. J’ai déjà indiqué que si, dans le service de l’essence, nous avions observé, à la lettre, le règlement, un escalier à triple degré eût séparé, des exécutants, le représentant de l’Armée. Entre le commandant d’un régiment d’infanterie et la division, l’état-major de l’infanterie divisionnaire fait écran : « organe de retardement », disions-nous, au temps où j’étais moi-même fantassin ».

« Le 3e bureau, qui est l’asile des stratèges et que les mauvaises langues, chez nous, avaient surnommé le «trust des cerveaux », fait, ordinairement, figure de saint des saints. Fiers de leur rôle qui est, en effet, entre tous important et délicat, les officiers dont il se compose ne s’astreignent pas toujours à collaborer assez étroitement avec leurs camarades plus éloignés de la pure source de l’art militaire. Ils semblent, quelquefois, mépriser un peu trop des activités sans lesquelles cependant les plus belles flèches tracées sur la carte des opérations resteraient de vains signes ».

« …la peur des « histoires », le souci de diplomatie qui, chez des hommes en mal d’avancement devient une seconde nature, la peur de mécontenter un puissant d’aujourd’hui ou de demain ».

Les poisons de l’organisation semblent rester les mêmes!

La force d’un bon diagnostic

P. Drucker, par l’anecdote pédagogique ci-après que nous fait découvrir Roland Caude, dans son ouvrage «  l’organisation scientifique du travail au management des entreprises » publié, il y a plus de 50 ans, montre ô combien, le diagnostic organisationnel n’est pas un jeu d’enfant malgré les apparences.

« Dans les solitudes de l’Afghanistan, la grosse voiture d’un touriste américain tombe en panne; on convoque le concessionnaire de la capitale mais il ne peut rien faire et le touriste est prêt à rentrer chez lui lorsqu’on lui signale qu’un vieux forgeron des environs avait bricolé dans sa jeunesse des moteurs américains. En désespoir de cause, le touriste l’envoie chercher et, trois jours plus tard, le vieil homme apparaît sur sa mule, jette un coup d’œil à la voiture et demande un marteau. Il tape délicatement deux ou trois petits coups sur la voiture à un endroit précis puis il dit « faites la repartir »; le moteur ronronne doucement comme au sortir du garage. « Qu’est-ce que je vous dois ? », demande le touriste reconnaissant. « Cent dollars. » « Quoi, cent dollars pour deux coups de marteau ? » « Oui, voici le détail de la facture : deux coups de marteau, dix cents. Savoir où les donner, 99 dollars et 90 cents! »

Morale de l’histoire : lorsqu’un diagnostic est bien fait, les « solutions » émergent d’elles mêmes. Ce travail de diagnostic est souvent bâclé faute d’avoir les outils adéquats pour saisir les réalités humaines et sociales qui se cachent derrière le plexiglass des apparences ou simplement faute d’avoir les bons professionnels (les deux étant souvent liés).
On ne s’improvise pas spécialiste du diagnostic organisationnel. Hélas, dans les grands cabinets de conseil ou en interne, cette tâche peut être dévolue à des professionnels peu expérimentés. Ce qui donne souvent ce que Francois Dupuy appelle le syndrome de Pénélope : on tricote et on détricote jusqu’à avoir le tournis faute de saisir les raisons des vraies difficultés. On dépense ainsi beaucoup d’argent et d’énergie pour de piètres résultats.

Contrairement aux idées reçues, le « bon » manager ne se forme dans aucune école

Un dirigeant me demandait récemment si nos écoles et nos universités formaient de « bons » managers.
Ma réponse fut de lui dire que contrairement à ce que l’on croit, aucune école ne forme au « bon management » ! Est-ce un paradoxe ? Ma réponse est non!

En effet, la difficulté du management réside dans le fait qu’il ne se résume ni au bon sens ni à une concaténation de techniques et d’outils.
Manager, ce n’est pas juste trouver des solutions à des problèmes mais c’est très souvent trouver des problèmes pour ses solutions.

Pour ce faire, une des qualités majeures d’un manager réside dans sa capacité à faire de la bissociation c’est à dire relier, rapprocher, allier des idées à priori sans liens entre elles pour faire émerger de nouvelles idées : manager c’est créer à l’instar du poète. Le management est donc une œuvre de l’esprit qui se matérialise dans le réel du travail.

La création du manager, sauf exception, n’est bien sûr pas aussi spectaculaire que peut l’être celle du poète alors que les mécanismes qui sous-tendent toute création sont les mêmes. Le cours de poétique (création) donné par Paul Valéry au collège de France en atteste.

Manager, c’est faire œuvre d’imagination et de sensibilité dans un réel qui ne pardonne aucune erreur de la théorie. D’ailleurs, même l’action de décider peut être assise ou pas sur l’imagination : souvent, décider en faveur du chemin convenu peut être plus sûr mais moins porteur d’aventures et donc d’avenir pour l’entreprise.

Manager, c’est assurer une conjonction entre des outils, des techniques et l’implexe que Paul Valéry définit comme étant la production spontanée de la sensibilité. L’implexe ne se prescrit pas.

On peut donc apprendre les techniques managériales, l’histoire du management, l’histoire des grands managers etc. mais certainement pas comment être un « bon manager ». Au mieux, cela fait de vous, un bon préposé au management. Un tel constat est valable pour tous les métiers de création : poésie, chanson, peinture…

Les techniques de management s’apprennent à l’école mais le « bon management » est toujours situé dans l’espace et le temps et ne peut être que le fruit d’une éducation générale (techniques de management, éducation à la sensibilité et à l’imagination par la culture générale, éducation familiale et sociale qui forge la personnalité…), avec comme juge de paix le réel.

Le bon management est indissociable d’une vie de femme ou d’homme. Les managers sont les femmes et les hommes qu’ils sont.
Aucune école ou université ne forme un bon manager comme aucune école militaire ne forme un bon général. Le jugement correct ne se prescrit pas.
Maurice Gamelin pourtant sorti major de saint-Cyr, est considéré comme celui qui a conduit la France au désastre en 1940.

« Le maximum d’efficacité justifie le minimum de liberté ».

Un quota de 3 à 4 vols (en avion) par personne dans toute une vie ? voilà ce que propose l’ingénieur Jean-Marc Jancovici.

Cette sortie de Jean-Marc Jancovici me fait penser à la mise en garde que nous avait fait Bernard Charbonneau, comparse de Jacques Ellul et, ironie de l’histoire, un des premiers précurseurs de l’écologie en France. Il avait vu le danger fondamental que représentait la recherche sur tout sujet de la méthode absolument la plus efficace, d’ailleurs, quelles que soient les motivations de l’auteur :

« Le maximum d’efficacité justifie le minimum de liberté ».

Cette mise en garde, je me la suis faite mienne dans ma pratique professionnelle car elle valable aussi bien dans la sphère publique que dans les entreprises. La méthode absolument la plus efficace, l’efficacité immédiate dans une organisation, est toujours antinomique avec un environnement capacitant dans laquelle chacun se reconnaît dans ce qu’il fait en contribuant positivement comme « acteur » à l’action collective. En effet, toute la difficulté du management réside dans le bon dosage entre efficacité et « droit de cité ».

Concernant l’écologie, Bernard Charbonneau rajouta dans une chronique publiée, il y a presque 50 ans, ces quelques lignes prémonitoires :

« Entre la nature et la civilisation totales, entre la forêt vierge et le terrain vague plus ou moins planté de prunus, il nous faut dégager une voie qui est sans doute celle de la forêt volontairement conservée, naturellement régénérée parce qu’entretenue. Mais évidemment c’est moins simple que de suivre la logique mécanique d’une idéologie progressiste ou naturiste, c’est affaire de conscience et de jugement : de liberté, sans cesse à reprendre….

…Nous sommes sortis de la forêt vierge primaire, mais une forêt secondaire faite de broussaille repousse dix fois plus fort dans le trou de l’écobueur. Nous avons vaincu, semble-t-il, la nature (donc pour une part nous-mêmes ne l’oublions pas), mais cette victoire, notre liberté l’a chèrement payée d’un renforcement de l’organisation sociale. Ce n’est plus la forêt vierge qui menace de nous engloutir, mais une Amazonie technique, bureaucratique, scolaire, policière, etc. qui recouvre invisiblement notre terrain vague pétrifié par le soleil ».

Bernard Charbonneau, Chronique du terrain vague, 22, (La Gueule ouverte n° 61, juillet 1975)

Chronique entière à retrouver notamment sur l’excellent site « la grande mue » consacré à l’œuvre de Bernard Charbonneau.

Le dilemme de Jay ou dilemme du manager

Dans une organisation, peut-on être loyal à la fois envers son équipe et envers ses chefs ? La réponse à cette question n’est pas anodine. Si la réponse est non, elle est l’indice d’un environnement peu capacitant et des conditions de travail probablement délétères.

Antony Jay en 1968, décrit magistralement ce dilemme que vivent beaucoup de managers dans son fameux ouvrage : «  Machiavel et les princes de l’entreprise ».

Parlant des jeunes managers, je pense que c’est valable pour tout manager, il dit ceci :

Un manager « peut christalliser autour de sa personne une certaine dose de crédit et de bonne volonté, mais plus il reçoit de ses inférieurs moins il est obtient de ses supérieurs. S’il exécute tous les ordres et reçoit sans broncher les consignes, ceux-ci vont penser qu’il est un remarquable élément, mais ses subordonnés dont toutes les requêtes sont rejetées et les idées refusées sans discussion, qui voient les départements rivaux croître à leur dépens et leurs collègues obtenir de meilleures conditions de travail et des salaires plus élevés, vont penser qu’il est faible, un minus. A l’inverse s’il met en accusation toute règle reçue, s’il règle réclame sans cesse plus de liberté et d’argent pour ses hommes et ne considère jamais comme définitive une réponse négative, des subordonnés le porteront aux nues et ses supérieurs le considèreront comme un trouble-fête ».

Un organisation incapable d’instruire ce qu’on pourrait appeler le dilemme de Jay c’est à dire les conflits de perceptions, d’opinions, de règles…est une organisation dans laquelle le niveau de coopération est peu susceptible d’engendrer un travail de qualité, producteur de santé et de performance à long terme.

Le feuilletonnage en termes de générations (Y, Z, Alpha) : tout sauf ancré dans le réel!

Le rapport ambivalent des jeunes avec les grandes entreprises et à une certaine façon de travailler (le travail rationalisé ou en « miettes » diront certains) ne date pas d’hier nonobstant le feuilletonnage en termes de générations (Y, Z, Alpha) dont la presse et certains « experts » ont le secret.

Pour preuve, ce passage du fameux ouvrage d’Antony Jay, « Machiavel et les princes de l’entreprise » publié en 1968 :

Extrait:

 « …l’industrie n’est pas intrinsèquement repoussante pour les jeunes intellectuels; le drame vient de la différence entre ce qu’ils veulent et ce qu’on leur offre. La société dit en effet : « venez chez nous. Nous avons des quantités de situations intéressantes pour des jeunes gens comme vous. Nos activités en matière de recherche vont de la métallurgie à l’astrophysique en passant par la biologie moléculaire; nous avons des bureaux et des usines dans tout le pays et à l’étranger; il y a bien une niche quel que part pour vous. Nous vous offrons une carrière bien payée, sûre, avec des avantages sociaux. Nos actions sont cotées très haut, notre courbe de croissante est impressionnante, notre nom est synonyme de qualité tout autour de la terre ».
En fait, ce n’est pas une question de désirer plus, au contraire. Ces jeunes ne sont pas en général intéressés par la sécurité, les retraites et l’ascension professionnelle, ils sont passionnés par le travail précis qu’ils accompliront lorsqu’ils débuteront. Et c’est la seule chose dont on ne leur parle jamais. On leur demande de se donner pour la vie à une institution sans savoir avec qui ils travailleront, ni ce qu’ils feront, et ils sont trop malins pour être abusés par les adjectifs publicitaires du genre « excitant », « provocant », « élargissant », qui parsèment les communiqués de presse.
Je connais un jeune agrégé intelligent, vif, entreprenant, qui méprisa toutes les grosses sociétés pour se joindre à une équipe de 4 quatre personnes. Celle-ci lui offrait ni pension, ni avantages, ni même l’assurance que l’affaire passerait le cap des six mois. Mais on lui a dit avec précision ce qu’il allait faire : créer de toutes pièces et gérer le département des ventes, et il entrevit comment il pourrait s’y prendre ».

Visiblement, par rapport au travail, la rupture entre les anciennes générations et les nouvelles, n’est peut-être pas aussi criante qu’on pourrait le penser.
En effet, le dénominateur commun de toutes les générations depuis celle née juste après la seconde guerre mondiale jusqu’à aujourd’hui n’est-il pas la « passion du travail précis » pour reprendre l’expression d’Antony Jay ?

En tout cas, à l’ère de « l’emploi bidon » (notion théorisée par Bernard Charbonneau dès 1975) et des bullshit jobs (version anglo-saxonne), une telle passion n’a par contre jamais été autant d’actualité même si le réel insiste toujours (nécessite de gagner sa vie).

Pourquoi en France, les chefs ont tendance à être « omnipotents, omniprésents, hommes orchestre et chefs d’orchestre » ?

Pourquoi la subsidiarité (décentralisation des pouvoirs de décision) est souvent un vœu pieux en contexte français ?

Voici l’analyse de Octave Gelinier, ancien président de la Cegos, dans son ouvrage « Le secret des structures compétitives : management ou bureaucratie » publié en 1966 et dans le quel il introduisit le premier le mot « management » en France.

Gelinier anticipait déjà le fait que le management se heurterait à la forte tendance française à la centralisation, antinomique avec la « bonne gestion ».

Décoiffant !

Extraits :

« Pour comprendre la physiologie des structures bureaucratiques de type français, il faut remonter au but que servaient les premières administrations. Ce but n’était aucunement économique, mais politique. Il était de transmettre en tous lieux les ordres du monarque, fidèlement et sans distorsion; de rapporter les informations locales; et de rester sous le contrôle absolu du chef….

…L’erreur de Colbert et de ces successeurs fut d’utiliser le même schéma de fonctionnement à la gestion d’activités économiques : d’appliquer à la gestion d’une manufacture la physiologie d’un corps de police »…

« Dans les structures bureaucratiques (à la Française), les décisions importantes (fixant l’organigramme, les règlements, l’orientation des activités, les investissements, les innovations, etc..) » sont « hyper-centralisées et confiées à des organes lointains situés à l’extérieur de la structure elle-même. Il s’agit d’une caractéristique générale : la séparation entre la machine et l’appareil….
Le microcosme de l’appareil confisque les pouvoirs de décisions pour garder le contrôle total sur la machine bureaucratique… Dans les entreprises bureaucratisées, l’appareil se réduit parfois à un seul homme qui confisque tous les pouvoirs…
…Pour les membres de l’appareil, l’inefficacité a pour cause la stupidité de la machine et la sclérose de son encadrement. Pour les cadres mandarins de la machine l’inefficacité provient évidement des décisions erronées prises par un appareil incompétent et loin des faits…

…Le système bureaucratique qui permet au microcosme de l’appareil de téléguider des puissantes machines aux ramifications multiples, est l’instrument naturel du pouvoir absolu. Pratiqué par tous les dictateurs, il a été établi en France par les dictateurs qu’étaient Louis XIV et Napoléon 1er. Et il est entretenu par tous les petits seigneurs qui veulent avoir la machine « à leur botte ». Comme nous l’avons vu, c’est un instrument d’action politique, que l’on a tenté d’adapter à la gestion économique ».

On comprend mieux avec cet éclairage de Gelinier, pourquoi il est si difficile de transformer, en France, les organisations vers plus de subsidiarité. Les causes semblent venir de loin et sont ancrées dans la culture nationale!

L’efficacité immédiate : les habits neufs de la magie !

Je dis toujours aux dirigeants de savoir perdre du temps en amont pour en gagner davantage en aval car je pense qu’un tel rapport au temps est un des fondamentaux de la bonne gestion.

L’efficacité immédiate dans une entreprise consistant, souvent à essayer de devancer le réel ou de le contourner, est aussi nuisible que de le nier tout court. En effet, il y a toujours un prix à payer pour l’immédiateté.

Un management à effet immédiat est toujours un management « hors sujet » pour reprendre l’expression de Nicole Aubert, c’est-à-dire un management qui ne prend pas en compte « ce qui, dans les individus sur lesquels il s’exerce, fait d’eux des sujets autonomes et singuliers ». C’est donc souvent un management qui nie à minima l’instinct de participation dont la satisfaction conditionne le travail bien fait, la santé et la performance de long terme. Une transformation à effet immédiat, c’est du transformisme c’est-à-dire ce que le ravalement de façade est au renforcement des fondations d’un batiment. Dans le cas du management, comme dans le cas de la transformation, passé l’effet « waouh » de la magie, le réel est toujours là, et parfois, plus cruel.

« Immédiat » voulant dire « sans intermédiaire », l’efficacité immédiate est une efficacité sans intermédiaire, car comme le dit Mauss au sujet de la magie, entre « le souhait et la réalisation, il n’y a pas, en magie, d’intervalle ». Nourri par l’illusion absolutiste, le manager-magicien, veut tout, hic et nunc, ici et maintenant. D’ailleurs, « c’est l’idée même de la magie, de l’efficacité immédiate et sans limite, de la création directe », selon Mauss.

Alors, qu’on ne se fasse pas d’illusions :
– On ne transforme pas les habitudes avec un ou deux séminaires ici et là, je ne parle même pas d’une culture
– On ne fait pas évoluer des situations de travail problématiques en « traitant » les individus ; Un tel traitement peut avoir un effet immédiat sur les personnes (le pouvoir de la force) mais peu d’effets sur les situations de travail
– Un collectif de travail ne se construit pas dans l’immédiateté d’un changement de manager, il faut le temps nécessaire pour entremêler les expériences et créer les liens
– La coopération, même lorsque les conditions sont réunies, ne se fait pas ipso facto
– Une prise de parole même avec un talent pur de sophiste ne permet pas de transmettre le sens, les individus donnent du sens à leur expériences en fonction des conditions dans lesquelles ils sont, ce n’est pas à effet immédiat.

Si « tout chimiste doit combattre en lui l’alchimiste » comme le dit Bachelard, tout manager doit combattre le magicien qui sommeille en lui.

Le manager qui a du mana (« pouvoir de sorcier » selon Mauss), c’est dans les « comptes » de fées car « l’expérience sensible n’a jamais fourni la preuve d’un jugement magique », nous dit à juste titre Mauss. Le réel n’est pas un concept!

Gaston Berger, le philosophe à qui l’entreprise doit beaucoup!

Il est de bon ton de parler « des philosophes » comme de parfaits théoriciens, déconnectés de la vie réelle. C’est un parfait cliché pour qui ne connaît pas véritablement la philosophie.

Vous serez donc, peut être surpris, de savoir que le monde de l’entreprise en France doit beaucoup à un philosophe qui fut entre autres, professeur de philosophie à l’université d’Aix-Marseille, directeur général de l’enseignement supérieur, membre de l’académie des sciences morales et politiques (section philosophie) …

Ce philosophe, c’est Gaston Berger (1896-1960). Il est à l’initiative de la création des IAE en 1955 pour former des managers et ainsi rapprocher l’université du monde de l’entreprise. Deux ans plus tard, il cofonda le premier INSA de France, l’INSA Lyon pour former des ingénieurs et des techniciens. Il est aussi à l’origine du centre d’études supérieures de la Renaissance (CESR)

Gaston Berger aimait dire que le chef d’entreprise est un « philosophe en action ». Comme le philosophe, il veut la clarté (le philosophe pour comprendre et expliquer, le chef d’entreprise a besoin de renseignements pour voir clairement), ils ont besoin, tous les deux, de l’analyse, d’avoir une vue synoptique des choses. Le philosophe comme le chef d’entreprise, disait-il, s’adresse à des hommes mais le philosophe doit justifier ses affirmations. Le chef d’entreprise même s’il est obligé parfois d’imposer sa volonté, « il est tout de même amené dans bien des cas, (et de plus en plus), à justifier ce qu’il fait ».

Celui qui fut aussi chef d’entreprise dans sa jeunesse, avait une véritable théorie du management de l’entreprise. Pour lui, le chef d’entreprise « ne façonne pas simplement des objets, il construit le destin des hommes ». Son pouvoir de « transformer les sentiments des hommes » s’accompagne donc de facto « d’une certaine servitude » qui passe par le compromis. Il exécrait ce qu’il appelait le « faux paternalisme » de certains chefs d’entreprises : « serrer des mains avec effusion » sans sincérité et donc par duplicité pour manœuvrer l’autre. La sincérité disait-il ne « paie » que si elle « est véritable et entière ».

Gaston Berger nous laisse en héritage outre les institutions crées qui ont participé au développement économique de la France, une œuvre philosophique sur la théorétique, la caractérologie et la prospective.

Il nous laisse également le souci de la rigueur qui, pour lui, passait par une lutte acharnée contre différents fléaux qui, aujourd’hui n’épargnent ni les philosophes, ni les dirigeants ni les managers : succomber aux séductions de la langue (les mots creux ou les mots qui parlent à votre place), être endormi par les habitudes, avoir des points de vue uniques quitte à déformer les faits ou tout simplement nier le réel.

Une université porte son nom dans son pays natal, le Sénégal (sa grand-mère Fatou Diagne était sénégalaise). Gaston berger est le père du grand chorégraphe Maurice Béjart.

Peut-on faire fi de la vérité lorsqu’on veut manager ou transformer une organisation ?

La vérité comme correspondance entre la pensée et la réalité est un régulateur social dans tout collectif humain y compris donc au sein des entreprises. Elle nourrit non seulement l’autorité pour éviter comme le dit Bernard Williams, « que le pouvoir règne seul » mais c’est aussi une condition de la clairvoyance nécessaire à l’action collective afin de penser le pire pour l’éviter.
Cependant l’utilitarisme intrinsèque de la sphère économique tend à substituer cette « conception traditionnelle de la vérité » par ce que Robert Musil appelait des « prothèses de vérité » : à la vérité-réussite et à la vérité-satisfaction dont parlait Bouveresse, on peut ajouter la vérité-utilité, la vérité-préférence, la vérité-sincérité. De telles « prothèses » produisent erreur et illusion, ce qui n’est jamais sans conséquence.
Il est donc important, dans les organisations, de comprendre comment ces prothèses de vérité prennent le pas sur la vérité, quelles sont les conséquences d’une telle prise de pouvoir et comment y remédier.

Les cache-vérités du réel du travail dans les organisations

Outre la phraséologie managériale qui obstrue toute tentative de connaître ou de s’approcher du réel (« Les frontières de mon langage sont les frontières de mon monde » disait à juste titre Wittgenstein dans le Tractatus Logico-Philosophicus ), d’autres dispositions ou dispositifs participent à cette entrave au commerce avec le réel pour accéder à la « vérité » des situations de travail afin de manager, transformer, piloter à bon escient. Ces cache-vérités du réel du travail sont nombreux, en voici quelques-uns :

« L’idéologie de la profession » dont parlait Robert Musil qui fait dire « aux chasseurs qu’ils sont les amis des animaux », et qu’on retrouve dans toutes les professions, tend à « anoblir » le discours des membres de cette profession. Ainsi en entreprise, le comptable pensera que sa vue comptable est la seule réalité et donc in fine, qu’il serait le détenteur de la « vérité », idem pour l’ingénieur production ou le chargé de la qualité etc. Cette idéologie de la profession affecte aussi les managers qui se vivent comme tributaires d’un « droit de tirage » sur « la vérité » car légitimés par le grade.
L’idéologie de la « contrainte » : souvent, « il faut aller vite » car le temps est compté. « Aller vite » suppose d’abréger l’effort indispensable pour favoriser la convergence des points de vue face à une situation. En effet, comme le disait Jean-François Lyotard, « penser » n’a qu’un défaut, fondamental : celui de faire « perdre » du temps même si c’est pour mieux en « gagner ». Ainsi, la contrainte temporelle engendre souvent la contrainte des esprits (la coercition). La persuasion demeure un pari alors que la contrainte est toujours efficace à court terme car rapide à produire des effets. Ceux qui sont contraints se conforment et mettent un voile silencieux sur bien des aspects (souvent critiques) des situations de travail : garder le silence devient ainsi une stratégie de protection.
Le mythe d’une complexité simplifiable : dans les organisations, la complexité se cache souvent sous le masque de la simplicité, de l’évidence et du bon sens. La propension tendancielle à simplifier la réalité n’exprime que notre rationalité limitée. Ainsi, « simplifier » la complexité, c’est souvent simplifier les points de vue, ignorer des pans entiers des problématiques ou simplement surestimer ou sur-interpréter l’impact de faits sur une situation donnée. C’est sans compter sur le réel qui insiste toujours jusqu’à son triomphe.
La métaphysique de la technique : le commerce avec le réel se heurte aux outils et autres procédés techniques car ces derniers sont toujours utilitaristes comme l’a bien analysé Jean-Pierre Séris : « la conception d’un procédé technique est une pensée intéressée, un calcul des avantages et des inconvénients, en forme de bilan. Au savoir qui cherche les causes pour comprendre, répond le savoir-faire, qui obtient, produit et reproduit les effets désirés, qui seuls importent à la poursuite de l’action ». Le but d’un procédé technique n’est ni le bien, ni le juste ni le vrai mais l’efficace. Tout procédé technique est donc un jugement de valeur comme le précise d’ailleurs Séris. Il est toujours un parti pris sur le réel du travail.

Le mythe du travail exact

Ces cache-vérités des situations de travail nourrissent le mythe d’un travail exact sur fond de rapports de pouvoirs. Ce sont des béquilles mentales et/ou concrètes pour augmenter l’efficacité immédiate des organisations en minimisant les coûts et en maximisant les gains. « Minimiser les coûts et maximiser les gains » n’est jamais une opération neutre car elle occasionne concomitamment une simplification de la réalité et un amenuisement de la capacité à accéder à la vérité des situations de travail. Il y a donc un conflit fondamental entre l’apport à court terme des cache-vérités et la nécessité d’ancrer le développement des organisations (l’effort durable des travailleurs) dans le long terme car le réel ne pardonne pas une seule erreur de la théorie disait justement Trotski : minimiser les coûts et maximiser les gains n’est pas synonyme « d’obtenir le plus en sacrifiant le moins », la voie soutenable pour un effort durable.

Une méthode pour augmenter le degré de vérité dans les organisations pour ne pas passer à côté de ce qui doit faire débat ?

La complexité du travail qui se trouve à la confluence du monde objectif, du monde subjectif et du monde social fait que la vérité des situations de travail n’est ni détenue par un expert, un professionnel seul ni par un manager. Elle se construit par le truchement et la mise en perspective de données objectives, de points de vue, de regards croisés sur le travail à faire ou en train de se faire. Il faut donc une méthode.
Bertrand Russell, dans une conférence donnée en 1922 intitulée « Free thought and official propaganda » a dessiné les contours des méthodes permettant d’augmenter le degré le vérité notamment dans la société. Je pense que ces dernières s’appliquent pleinement aux organisations : « Les méthodes qui permettent d’augmenter le degré de vérité dans nos croyances sont bien connues ; elles consistent à écouter toutes les parties, à essayer d’établir tous les faits pertinents, à contrôler nos propres préventions par la discussion avec des gens qui ont des préventions opposées et à cultiver la disposition à écarter toute hypothèse dont il a été démontré qu’elle était inadéquate. Ces méthodes sont pratiquées dans la science et ont construit le système de la connaissance scientifique. […] Dans la science, qui est la seule où on peut trouver une chose qui s’approche de la connaissance authentique, l’attitude des hommes est expérimentale (tentative) et remplie de doute. Dans la religion et la politique, au contraire, […] tout le monde considère comme étant de rigueur d’avoir une opinion dogmatique, que l’on doit soutenir en infligeant la privation de nourriture, la prison et la guerre, et protéger soigneusement de la compétition argumentative avec n’importe quelle opinion différente. Pour peu que les hommes puissent être amenés à une disposition d’esprit qui ferait l’essai d’une attitude agnostique sur ces sujets, les neuf dixièmes des maux du monde moderne seraient guéris ».
Le constat de Russell comme quoi, dans la religion et dans la politique, « tout le monde considère comme étant de rigueur d’avoir une opinion dogmatique, que l’on doit soutenir» s’applique aussi à l’entreprise. Dans les organisations, il s’agit bien sûr moins d’infliger « la privation de nourriture, la prison et la guerre » que d’infliger un travail dans lequel on ne se reconnaît pas, de vivre contre un mur (la vie des chiens disait Albert Camus) c’est-à-dire sans puissance d’expansion pour reprendre l’expression d’Antonin Artaud, ce qui a bien sûr des conséquences certaines sur la santé des travailleurs et donc sur la performance.

Travail réel : posture Louis XIV vs compétition argumentative

Du fait de la pluralité des prismes et des cache-vérités dont nous avons parlé, les organisations n’échappent donc pas à ce besoin de compétition argumentative pour augmenter le degré de vérité dans la compréhension des situations de travail et pour rompre avec ce que j’appelle la posture Louis XIV avec le mythe de la vérité absolue sur le travail qui serait détenue par une personne du fait de son expertise ou de son grade (« L’organisation, c’est moi » remplace « L’état, c’est moi »). Ainsi, la délibération sur les critères de qualité du travail bien fait, les espaces de discussion et de dialogue, l’institution de collectifs de travail en lieu et place des collections d’individus, la prise de décisions au plus près du terrain sont autant de leviers pour faire vivre la compétition argumentative. Ces leviers donnent les moyens pour « écarter toute hypothèse dont il a été démontré qu’elle était inadéquate », et ainsi faire le distinguo entre « les faits et les fables »(Hume). Il s’agit d’asseoir un travail qui permet aux femmes et aux hommes de mieux vivre et donc une performance soutenable. C’est une des conditions de l’ancrage des actions de management et de transformation dans le travail réel car ce dernier est toujours un professeur de sagesse alors que le travail prescrit reste un excitant du dimanche basé sur l’idéal théorique. La compétition argumentative est la condition d’un environnement « travailcitant » (contraction de travail et de capacitant) et reste le meilleur vaccin contre ce que le Roland Caude, dans son ouvrage phare « De l’organisation scientifique du travail au management des entreprises » nommait la maladie de la bureaucratie et dont les symptômes sont : « prendre l’agitation pour de l’efficacité, le règlement pour le rendement, les réunions interminables pour du travail d’équipe et de la coopération, les traditions immuables pour de la sagesse, les procédures et les moyens comme des buts« . La compétition argumentative permet aussi de se prémunir contre les décisions intrinsèquement bonnes mais peu chargées de force et d’adhésion car dans une entreprise, on n’a jamais raison seul : ceux qui font un travail indispensable ayant de fait du pouvoir, trouveront toujours un moyen de poser leurs conditions.
Au moment où le contexte économique et social aidant, le travail se rappelle au bon souvenir des pouvoirs publics et des entreprises, ne pas poser la question de la place de vérité dans les organisations, c’est l’assurance de tomber, après le greenwashing, dans le travailwashing.