Pourquoi la culture générale est la véritable soft skill ?

Notre époque ne manque pas de « préposés aux choses vagues », le nom que Paul Valéry donnait à ceux que j’appelle les enjambeurs. Ces derniers ont ceci de particulier qu’ils manifestent peu d’intérêt au réel. La dernière « production » d’une classe d’enjambeurs à savoir des économistes, des chercheurs en management, des spécialistes du recrutement consiste à théoriser les compétences socio-comportementales (ou soft skills) comme des objets de gestion à savoir qu’on pourrait les identifier, les isoler, les développer, les piloter, les manager. Ainsi, comme le notent certains économistes et non des moindres, les soft skills, à l’image des compétences en Français et en mathématiques sont identifiables et évaluables de manière similaire. Hélas, l’obscurantiste est souvent dans la lumière car penser qu’on peut modéliser l’indétermination de la vie, c’est manquer cruellement de soft skills. Je ne reviendrai pas ici sur les raisons qui font qu’une soft skill n’est pas modélisable comme une compétence en mathématiques, j’y ai déjà consacré plusieurs articles (un article dans Le journal Le Monde et un article plus détaillé sur mon blog).

J’aimerais revenir ici sur ce qui représente pour moi la véritable soft skill à savoir la culture générale, en définir le sens et en expliquer les mécanismes.

Tout d’abord, procédons au « nettoyage de la situation verbale » comme nous y enjoint Paul Valéry

La culture générale est un ensemble hétérogène de savoirs et donc de rationalités, passés au tamis de l’imagination et de la sensibilité, qui permet de s’orienter dans la pensée et dans l’action. La culture générale n’est donc jamais statique et ne s’exprime que dans le mouvement. Il y a donc toujours un rapport dialogique entre la culture générale, la pensée en action et l’action sur le monde pour transformer le réel.

Le fort en thème n’est pas pour moi quelqu’un qui a de la culture générale, c’est quelqu’un qui est bien documenté c’est-à-dire qu’il a beaucoup d’informations sur une ou plusieurs questions données. La documentation n’est donc pas la culture générale. La documentation est un stock statique de connaissances qu’on peut conserver en dehors de soi (papier, base de données…) ou en soi par le truchement de la mémoire alors que la culture générale est toujours dynamique et constamment en reconstruction à cause des allers-retours avec le réel. La culture générale est toujours incarnée par un individu dans une certaine culture (culture sociale, culture technique…) pour s’orienter dans un bordel d’idées (Pierre Boulez) ou dans l’action, dans le temps et dans l’espace.  

La culture générale n’est pas de synonyme de « quantité de savoirs ». C’est la culture du savoir dans un milieu donné, que le milieu soit celui des idées ou des faits ou tout simplement celui permettant de faire dialoguer les idées et les faits afin qu’ils s’éclairent mutuellement. La culture générale repose ainsi sur la qualité du savoir, accessoirement sur la quantité du savoir mais surtout sur l’existence de facteurs de conversion face au réel que sont l’imagination et la sensibilité. C’est pourquoi la bêtise est rarement un déficit d’intelligence mais un déficit de sensibilité au réel d’où la mémorable phrase de Clémenceau : « Les polytechniciens savent tout, mais rien d’autre » ou encore la sortie de Bernanos : « dans l’ordre de la technique, un imbécile peut parvenir au plus haut grade sans cesser d’être un imbécile ».

Une fois ces précisions apportées, on peut tordre le cou à trois idées reçues : 

  • ce n’est pas parce que vous maitrisez les humanités classiques ou que vous avez une grande culture littéraire que vous avez une culture générale, vous êtes simplement très documenté car vous pouvez manquer d’imagination et surtout de sensibilité ;
  • ce ne sont pas uniquement « les gens de culture » qui peuvent avoir de la culture générale, en effet, le compagnonnage, les fables, les proverbes, les contes et la vie elle-même peuvent aussi produire un savoir, engendrer de l’imagination et de la sensibilité pour nous aider à nous orienter dans la pensée et dans l’action ;
  • les humanités ou les sciences humaines et sociales en général ne rendent pas plus humain car si c’était le cas, un philosophe illustre comme Heidegger n’aurait pas été nazi, Robert Brasillach en France n’aurait pas collaboré sous l’occupation : on peut bien penser sans penser le bien. En effet, comme le constatait déjà Rousseau, « l’entendement sans règle et une raison sans principe » ne mènent nulle part ou plutôt mènent à la catastrophe.

La culture générale est au service du « jugement correct » dans l’espace et dans le temps

Ce que les enjambeurs en management et en économie appellent soft skills consiste à mélanger plusieurs notions qui prises une à une sont sémantiquement chargées : des traits de caractère, des traits de personnalités, des attributs d’une intelligence sociale, etc… Bref, ils constituent un prêchi-prêcha salmigondesque d’apparence savante qui ne veut absolument rien dire sur le réel. Pour reprendre un exemple de Musil, c’est comme un zoologiste qui mettrait dans la famille des quadrupèdes, les chiens, les tables, les chaises et les équations du quatrième degré. En effet, le culte de l’univocité et de la répétabilité engendre ce type d’illusions, d’espérances creuses qui réchauffent le cœur comme disait Sophocle car il s’agit pour les tenants des soft skills de rendre « gérables » donc prédictibles tout ce qui n’est pas une compétence dure (comprenez compétence métier) quitte à abuser de « confusions linguistiques et sémantiques » et à s’engouffrer dans l’intime des individus avec le risque d’eugénisme (managérial) et de charlatanisme intellectuel. 

« Tout ce qui n’est pas une compétence dure » (nous pouvons par exemple citer : être autonome, savoir s’adapter, avoir de l’esprit critique, avoir une intelligence de situation, avoir le sens du service, savoir gérer son stress, avoir de l’audace, avoir le sens du collectif…) a souvent comme débouché un jugement (si possible correct) que l’acteur fait sur « ce qui est bon ou bien pour… ». Tout jugement, nous dit la philosophe Béatrice Longuenesse, à partir des travaux de Kant, « est synthèse, c’est-à-dire liaison de représentations ; cette liaison a ceci de spécifique, par rapport à la synthèse sensible, qu’elle est liaison de concepts, c’est-à-dire qu’elle a pour moyen « l’unité analytique de la conscience » ». Le « jugement correct » prend sa source dans la culture générale, laquelle est fortement dépendante de l’histoire singulière de chacun, de son imagination et de sa sensibilité comme nous l’avons vu car le réel n’est pas réductible aux faits. « L’art de raisonner n’est point la raison » disait Rousseau.

Dans la quête d’un jugement correct, la variabilité de l’Homme que nous cherchons par tous les moyens à maitriser voire à combattre par des référentiels, des contrôles, des mesures n’est pas, au moins jusqu’à un certain point, un problème. L’imperfection de l’Homme est souvent le gage de sa force et de sa créativité. Vouloir la gommer, c’est oublier cette loi générale dont parlait Emmanuel Mounier : « les grandes forces instinctives, quand elles ne trouvent pas à se satisfaire, basculent sur leur contraire. Le besoin de donner l’être ou l’intelligibilité, de créer, de comprendre, de tirer du néant et de pousser à la lumière, est-il déçu à l’excès, il forme, dans les âmes médiocres ou simplement moyennes, le besoin d’anéantir, de briser, de piétiner ce qui refuse notre maitrise ». Un Homme qu’on met dans une case par abstraction et par formalisme, c’est aussi souvent une occasion manquée pour s’émouvoir, penser, créer, changer, s’enrichir: c’est un être vivant d’un mécanisme mort disait Marx. Oui, il y a quelque chose de mystérieux dans le fait que la « faiblesse puisse avoir raison », la « fragilité puisse être un signe de haute qualité » comme nous le rappelle Emmanuel Mounier. En entreprise, même la vulnérabilité peut être une force au service du travail collectif par le biais du collectif de travail.

Nous pouvons néanmoins agir pour parfaire nos jugements. Cependant, le « jugement correct » n’est pas modélisable a priori, il n’est pas gérable dans le sens qu’il ne peut pas être pensé avant la situation requérant le jugement car il est idiosyncrasique.  Dès lors, la répétabilité n’est pas de mise car le jugement est toujours dépendant d’une situation de travail encastrée dans le temps, dans l’espace et le vécu d’un acteur dans toute sa complexité d’Homme. En effet, concernant les jugements corrects, il y a bien sûr des règles comme nous le dit Wittgenstein mais il précise que ces dernières « ne forment pas un système » car « à la différence des règles de calcul, ce qui est le plus difficile ici est d’exprimer l’indétermination correctement et sans la falsifier ». C’est donc un cruel manque de jugement que de vouloir juger le jugement avant le jugement. A défaut d’être capable de « gérer le jugement », tout ce qu’on peut faire c’est travailler sur les conditions de la culture générale et de son expression afin qu’elle soit au service du raisonnement pratique et du « jugement correct ».

Quelle culture générale au service de l’entreprise ?

Le besoin insistant de soft skills traduit l’atteinte par la pédagogie exclusive par les compétences d’un seuil de retournement, seuil à partir duquel, l’acquisition unique de compétences nuit au développement des organisations car la compétence seule ne permet ni de critiquer (discerner dans le sens étymologique du verbe critiquer) les tâches ni de formuler des problèmes au-delà d’une certaine complexité. Le fait de subordonner l’Homme à la compétence n’est qu’une des expressions du travail de machine dont parlait Norbert Wiener, le père de la cybernétique. Paraphrasant la célèbre phrase de Marx dans « Misère de la philosophie », nous pouvons dire qu’un homme de compétences vaut un autre homme de compétences, l’Homme n’est rien et la compétence devient tout.

Dans une économie d’innovations de plus en plus ascendantes, les entreprises ont « désormais » autant besoin d’Hommes que de compétences d’où les tentatives vaines de rationaliser l’indétermination de la vie pour apporter des « solutions » à un « nouveau problème ». Je pense que seul le développement de la culture générale peut permettre de tirer profit, par le jugement correct, des opportunités (malgré les risques) de l’indétermination de la vie sociale et économique.

Tout ce qui augmente l’imagination et la sensibilité travaille pour la culture générale.

La fameuse expression de Kraus n’a jamais été aussi vraie : « les bonnes idées sont sans valeur, ce qui compte, c’est celui qui les a ». Equiper ceux qui portent les « bonnes idées », développer leur singularité car la culture générale est toujours singulière, passe par une réforme de l’éducation qui cultive la diplomatie des disciplines c’est-à-dire en orchestrant un rapport dialogique entre différentes disciplines concourant à une meilleure compréhension de l’action collective ;  par le développement du goût de la lecture, de la poésie, de la littérature, eu égard à l’effondrement des mythes mobilisateurs, de la disparition des contes, des fables de la vie moderne ;  par un commerce véritable avec le réel en nous méfiant des mots car penser, c’est parler donc difficile de bien s’orienter dans la pensée et dans l’action avec justesse en parlant de manière vague ; par l’acceptation qu’il faut vivre sans certitude car même la culture générale n’arrivera pas à bout de la variabilité du monde réel et de l’instabilité de l’Homme mais simplement la réduire; par prendre conscience que tout ce qui engendre la culture générale engendre une force de contestation car comme le disait Alain, penser, c’est dire non, tout l’enjeu est de savoir si les entreprises ont intérêt à engendrer en leur sein des forces de contestation.

Les entreprises sont-elles prêtes pour laisser s’exprimer la culture générale ?

Dans un moment historique où les moyens de vivre ont pris le pas sur les raisons de vivre, où les intérêts du consommateur, du travailleur et du citoyen n’ont jamais été aussi divergents, ce qui faisait dire à Kraus que tout se passe comme si Dieu avait créé le producteur, puis le consommateur et après l’Homme, la culture générale peut s’avérer subversive. En tout cas, elle est tout sauf neutre pour une entreprise.

En effet, alors que la souveraineté managériale est exercée par une seule partie prenante et que les promesses de responsabilisation sociale et environnementale ne sont que très peu suivies d’effet, travailler sur les conditions d’une véritable culture générale et de son expression est peut-être pour certaines entreprises investir dans l’adversité créatrice (l’adversité quand même) et donc prendre des risques. Les entreprises sont dès lors devant un paradoxe : cultiver les conditions de la culture générale et lui permettre de s’exprimer afin de faire face aux nouveaux enjeux et aux nouvelles problématiques qui se posent à elles avec le risque d’armer les consciences des travailleurs et donc d’outiller les velléités de changement ; chercher à rationaliser la vie par l’abstraction et le formalisme, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus irrationnel qui soit avec les effets délétères sur le corps social de l’entreprise et in fine sur la performance.

Enfin, outre le réflexe pavlovien consistant à tout voir en « problème » et à consentir à y apporter des « solutions » au grand dam du réel, travailler sur les soft skills comme un ingénieur des âmes (référentiels, mesures, évaluations…) c’est aussi asseoir une domination symbolique qui fait du travailleur un adaptant presque inoffensif, jamais un créatif par nature subversif, malgré les odes à la créativité.

Agir en ingénieur de l’âme au sujet des soft skills est une réponse rassurante pour l’entreprise, une réponse implicitement politique car elle ne permet pas de réinterroger les rapports de pouvoir en place. C’est de « l’organization as usual » par le truchement de l’esprit gestionnaire (procédures, maitrise, contrôle) sur des problématiques qui sont tout sauf usuelles (l’indétermination de la vie). C’est aussi une nouvelle manifestation de l’esprit de quantité : à défaut de mettre de l’esprit dans les actes, on assimile l’évaluation des apparences aux jugements véritables sur le réel.

L’indétermination de la vie ne pourra jamais être modélisée ni gérée malgré la puissance de nos outils. Il est donc vain de s’en référer à des référentiels de soft skills. Seule la culture générale, pharmakon par essence (remède et subversive à la fois), permettra d’en maitriser quelques aspects dans le temps et dans l’espace par le « jugement correct » avec des clauses explicites ou implicites de revoyure si les circonstances évoluent. C’est pour cette raison, comme Flaubert, «je ne m’étonne pas des gens qui cherchent à expliquer l’incompréhensible, mais de ceux qui croient avoir trouvé l’explication, de ceux qui ont le bon Dieu dans leur poche ». La culture générale comme soft skill atteindra son firmament lorsque les entreprises accepteront de vivre avec l’incompréhensible et l’incertitude sans le secours de ce qui n’existe pas en s’arc-boutant au maximum sur le réel et sans managérialisation de l’intime à peu de frais mais avec des dégâts incommensurables sur les existences et in fine sur la performance à long terme.

Détrompons-nous, le manager n’est pas un meneur d’hommes !

Les critiques mettant en exergue le caractère hémiplégique du management du fait qu’il ne prend rarement en compte les besoins de l’âme ou son impossibilité d’être pensé en dehors du système économique dans lequel il s’encastre, sont des critiques pertinentes.

Néanmoins, outre ces critiques, je pense que le management est aussi simplement victime de son nom, du caractère vague et performatif de son intitulé.

Vertige « du faire » oblige, il faut bien s’accrocher à quelque chose : le manager comme « meneur d’hommes », légitimé par le grade, devient, volens nolens, une béquille mentale et concrète face à un réel qui résiste aux assauts. Nous savons depuis toujours que les mots créent des réalités, difficile donc au manager d’échapper à son destin « littéral » : celui de meneur d’hommes.

Cependant, lorsque mener des hommes est une finalité, il ne peut se faire que par le truchement de la force car la fin justifie toujours les moyens : on ne mène pas des hommes mais un troupeau. Le troupeau n’a pas d’autre destin que celui d’être mené vers le pâturage ou vers l’abattoir. Ironie de l’étymologie : mener vient du latin minari « menacer » qui, en bas latin, veut dire « pousser, mener les bêtes en les menaçant ». Cela ne s’invente pas !

Le manager n’est donc pas un meneur d’hommes mais ce que j’appelle « un travailleur du divers » dans le sens étymologique du mot divers, c’est à dire qu’il travaille à partir d’un réel « allant dans des directions opposées ou diverses ». Autrement dit, il travaille pour ne pas perdre le « sens du tout », « le sens des ensembles » dirait Emmanuel Mounier. Le sens du tout ou des ensembles s’exprime par le truchement de l’harmonie entre la qualité, la quantité, le respect des délais; l’action au présent tout en préservant les capacités futures; la prise en compte autant que possible des besoins personnels souvent contradictoires des membres de son équipe (personnes âgées, jeunes, femmes, hommes, personnes en situation de handicap car travailler, c’est aussi vivre ensemble; …); l’ajustement nécessaire entre le réel du travail de la direction et le réel du travail de ses équipes, l’arbitrage nécessaire entre les gains hic et nunc et le prix à payer dans le temps et dans l’espace etc…

La tâche fondamentale du manager n’est donc pas de mener des hommes. Conscient que le réel s’oppose à tout héroïsme individuel, son sacerdoce consiste à mettre en œuvre les conditions de possibilité d’un environnement capacitant basé sur la coopération et à même de l’aider à préserver le sens des ensembles avec le moins de violence possible et le plus d’aménité atteignable pour collectivement satisfaire les objectifs.

Pour qu’un manager soit capable de préserver le sens du tout, outre l’outillage technique nécessaire, il faut surtout de l’imagination et de la sensibilité lesquelles ne sont ni prédictibles car ne s’exprimant qu’en situation ni à fortiori formalisables dans les référentiels de compétences (hard ou soft skills). Autrement dit, le manager fait un travail qui n’est pas réductible à la raison ou aux faits.

Comment faire pour l’outiller convenablement ?

À ce jour, nous n’avons rien trouvé de mieux que la culture générale (littérature, histoire, art…) pour pousser les murs de la raison avec de l’imagination et de la sensibilité.

A vos livres, chers managers pour être vos propres lecteurs de vous-mêmes comme nous y appelle Proust.

La responsabilité devant le langage : responsabilité oubliée qui détermine pourtant toutes les autres formes de responsabilités (sociale, environnementale…)

Dans un article précédent, j’ai essayé de montrer les raisons qui font que l’enjambeur est devenu un personnage central dans les organisations de par sa capacité à faire fi du réel, des connaissances minimales sur l’Homme et l’action collective, ce qui, dès lors, permet d’accréditer les pires sottises au grand dam des faits, de transformer l’insignifiance en nécessité absolue et la nécessité en gausserie.

L’instrument clé de l’enjambeur, c’est la phraséologie c’est-à-dire la langue de la « déconnance » (traduction de bullshit par Jacques Bouveresse) : la langue de l’indifférence à la vérité, indifférence pire que le mensonge comme l’avait montré Harry Frankfurt dans son ouvrage « On bullshit ».

Au-delà de la novlangue : la phraséologie

Faite de clichés, remplie d’images, la phraséologie a été finement théorisée par Karl Kraus, écrivain et satiriste autrichien. Ersatz de langue (Kraus distingue d’ailleurs la langue de la phraséologie), autoporteuse, clinique, paresseuse, la phraséologie ne laisse aucune chance à la capacité de penser donc à la complexité du réel. Elle supplante la novlangue managériale dans l’abstrait et l’abscons. En effet, tandis que la novlangue s’illustre par des euphémisations et des paraboles pour faire infuser un système de valeurs et des références afin de contrôler les consciences, la phraséologie managériale arrive en terrain conquis, les valeurs sont déjà intégrées et même professées, elle s’attelle donc à ne rien dire tout en disant quelque chose. Elle est faite, d’une succession de mots sans concepts établis sérieusement voire sans concepts du tout, qui finissent par ne poser de problèmes à personne : « embaucher des personnalités », « piloter la transformation des organisations », « mettre en œuvre le « travail hybride »… L’objectif de la phraséologie managériale est de consolider un double du réel déjà présent dans les esprits et dans les cœurs. Elle est l’instrument de la logistique du dernier kilomètre d’attention… à dérober.

La phraséologie est devenue, depuis de nombreuses années plus que la « langue » du management, elle est devenue le management (en tout cas sa branche mainstream) par le truchement de deux inducteurs : la simplification de l’Homme et du social et l’importation aveugle et partielle de concepts et de théories venant de diverses sciences.

  • La simplification de l’Homme et du social

La simplification de l’Homme consiste à réduire l’humain et le social à leurs parts calculables et assujetissables à des indicateurs, à faire fi de toute singularité possible et à gommer les exceptions. Dans le pays idyllique d’un tel management, le réel, c’est le visible, le social, c’est un ensemble d’agents. Dès lors, ce qu’on ne peut pas comprendre par des chiffres ou à cause d’une non répétition, n’existe pas. Une telle absurdité, c’est ce que postule, en filigrane, le management mainstream qui ne prend au sérieux que les apparences au grand dam du sujet pensant et agissant, intégré dans un système de relations c’est à dire de pouvoirs. Cette réduction de l’Homme à sa dimension objectivable n’est pas illogique car elle est nécessaire pour le traiter en « ressource » humaine. Il s’agit, ni plus ni moins, d’une vaine tentative de programmation de l’Homme alors que la conduite rationnelle de ce dernier est difficilement programmable car elle est toujours un amalgame de différentes formes de rationalités (la rationalité instrumentale n’est qu’une des formes possibles de rationalités). Qui plus est, l’anomal n’est jamais une perturbation ou un bruit mais une ode à ce qui fait l’Homme : sa singularité

  • L’importation aveugle et partielle de concepts et de théories venant de diverses sciences

Pour compenser les « pertes » du sujet simplifié et transformé en ressource (humaine), d’une part, on importe opportunément toute théorie et tout concept provenant d’autres sciences (anthropologie, psychologie, physique, mécanique…) sans en assumer la complétude, les conditions de possibilité, le sens circonscrit et d’autre part, on s’adonne à la généralisation hyperbolique de résultats fragmentaires. L’importation du concept de culture en entreprise en est une bonne illustration. La culture est un objet fondamental pour les anthropologues et les ethnologues (et bien d’autres spécialistes) qui mettent des dizaines d’années à comprendre partiellement une culture. Importée dans le management mainstream donc en entreprise, aucune précaution d’usage n’est alors nécessaire, on y parlera désormais de « plan de transformation de la culture de l’entreprise », de « pilotage de la culture de l’entreprise » comme si cette dernière était un objet de gestion facilement identifiable, modélisable à souhait et perméable à tous les traitements. Idem pour les mesures/indicateurs, les statisticiens savent les utiliser avec précaution car comme le stipule la loi de Goodhart que tout bon statisticien connaît, une mesure qui devient un objectif, cesse d’être une bonne mesure. En entreprise, les mesures deviennent vite des objectifs qu’il faut piloter, ce qui non seulement n’a aucun sens mais conditionne les esprits pour qui la carte devient le territoire avec toutes les manipulations et fraudes à la clé : il est beaucoup plus facile de manipuler la carte que le territoire.

Le management-phraséologie

Dans cette entreprise de construction de l’Homme actionnable par la simplification et l’importation de résultats partiels décontextualisés, la phraséologie devient le management c’est à dire le ciment nécessaire pour agir dans le sens souhaité tout en façonnant les esprits comme l’hypnotiseur qui avec ses tours nous détache de la réalité pour nous faire accepter ses ordres, nous transformant ainsi en comédien d’un spectacle dont on n’a pas lu le scénario. Comme Valery, je pense qu’il y a « quelque chose pire que l’absence de définitions et de noms exacts, c’est l’apparence de définitions et de noms exacts ». A la différence de l’hypnotiseur qui, à la fin de son tour, vous « réveille », la phraséologie agit comme un cancer de l’esprit car le retour en arrière est difficile pour l’esprit contaminé. Elle façonne un type d’homme prêt à enjamber le réel car comme nous l’apprend Emmanuel Mounier, à force d’ignorer, on oublie, à force d’oublier, on nie. La phraséologie, comme l’avait vu Kraus est un meurtrier de l’imagination. Elle est donc tout sauf neutre car elle transforme les Hommes en choses et les choses en Hommes en paralysant complètement l’imagination qui, dans un environnement de plus en plus complexe, demeure l’assurance vie suprême de toute organisation.

Un monde insensible au vrai et à la souffrance d’autrui

Ce qui tue l’imagination, tue l’avenir des organisations nonobstant les discours (marketing) actuels sur « l’intelligence collective ». Il n’y a pas d’intelligence collective, d’intelligence supra-individuelle devons-nous dire pour être rigoureux, dans les entreprises où règne en maître la phraséologie car comme le note François Daniellou, « les mots et les concepts qu’il est possible d’utiliser dans une entreprise, dans un milieu, à un moment donné, constituent aussi une injonction sur les formes de pensée ». On devient l’homme de son uniforme disait Napoléon, nous savons, au moins depuis Kraus, qu’on devient l’homme de sa phraséologie car cette dernière oriente à la fois les pensées et les sentiments. Klemperer l’explique brillamment dans son grand ouvrage sur la langue du 3ème Reich, la langue dit-il « régit tout mon être moral d’autant plus naturellement que je m’en remets inconsciemment à elle…Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelques temps l’effet toxique se fait sentir. Si quelqu’un, au lieu « d’héroïque et vertueux », dit pendant assez longtemps « fanatique », il finira par croire vraiment qu’un fanatique est un héros vertueux et que, sans fanatisme, on ne peut pas être un héros ». Parler et penser sont un, disait Kraus, ainsi, l’absence totale de respect pour le langage s’accompagne d’une absence de respect aussi complète pour l’être humain lui- même (Bouveresse).

Le monde du travail, fenêtre sur la société

Croyant comme d’autres en la centralité du travail c’est-à-dire au rôle éminemment important des entreprises et des organisations pour notre destin comme civilisation, je pense que lorsque le réel est enjambé grâce à la phraséologie, ce que Kraus avait redouté advient inexorablement : des hommes désensibilisés à la réalité (ou du moins ce qui ne les touche pas concrètement) par le récit, avec une insensibilité au vrai comme valeur (Engel et Mulligan).

Dès lors, nous construisons une humanité (composée d’enjambés et d’enjambeurs) qui comme le dit Kraus « ne sent rien jusqu’à ce que l’on touche à sa propre peau, ne perçoit dans la règle que l’exception, ne reconnaît son semblable que sous le concept de son personnage principal, ne réagit à la perte de son voisin que comme aux fluctuations de la chance et de la malchance, et se fait l’effet d’être déjà altruiste quand elle ne tire pas un profit usurier de la misère… ». Nous sommes tous témoins de cela dans les organisations. La duplicité, l’égoïsme, le fayotage, la morale de circonstance, la violence symbolique y sont souvent la norme. Qu’on ne s’étonne donc pas, comme l’avait vu Kraus, que le mélange entre « la toute-puissance du manque de caractère » produite ou induite par la phraséologie « en liaison avec une volonté crapuleuse », produit toujours des calamités. La phraséologie managériale qui arme la guerre économique (comme la guerre tout court, avec la presse, ce qui fut le grand combat de Kraus), transforme aussi l’encre en larmes si ce n’est pas en sang (comme dans toute guerre) avec l’augmentation des maux du travail qui peuvent aller jusqu’au suicide.

La nécessité d’un « nettoyage de la situation verbale » (Valéry) avant toute mise en œuvre d’un engagement

C’est donc une évidence de dire que toute réforme des entreprises et du management passera par une lutte acharnée contre la phraséologie si vous voulons avoir les armes adéquates pour faire face aux enjeux d’une entreprise intégrée dans un écosystème de plus en plus complexe, qui a beaucoup promis à la société (responsable sociale et environnementale notamment) et peu donné pour l’instant. En effet, il n’y a pas de responsabilité sociale et environnementale sans responsabilité devant le langage, la première des responsabilités car elle définit toutes les autres : on ne construit rien de concret et de soutenable sur la fausseté car la responsabilité nécessite toujours de penser sans fard le réel, penser c’est parler disait Kraus.

La lutte contre la phraséologie mérite autant d’engagement que la lutte contre les discriminations, à une différence près : la phraséologie est devenue, dans beaucoup d’entreprises, normale comme l’air qu’on respire car la doxa managériale est devenue une religion. Cependant nous savons avec Valéry que « la foi n’est pas compatible avec la description et la définition précise des choses auxquelles elle ne s’applique ni des formes réelles qu’elle peut prendre ». La tâche sera donc âpre.

Nous pourrons néanmoins nous adosser sur les épaules de Karl Kraus (et bien d’autres), peu connu d’une littérature managériale stérilement féconde mais qui inspira à Adorno, l’un des principaux représentants de l’Ecole de Francfort, cet hommage mémorable : « la non science, l’anti-science de Kraus surpasse la science ». Les chercheurs, consultants et praticiens en management qui veulent s’atteler à la diplomatie des disciplines que j’appelle de mes vœux pour sortir de l’enjambage du réel, gagneraient à étudier son œuvre qui est plus que d’actualité lorsque nous avons à démonter les ressorts de la phraséologie devenue le ciment d’une culture organisationnelle assise sur un « surprenant mélange de sensibilité aux détails et d’insouciance devant l’ensemble » comme l’avait si bien remarqué Musil. En attendant d’organiser la lutte contre cette « catastrophe de la mise en phrases » devenue la norme, « tout homme qui parle doit être arrêté. Il est en état de vagabondage linguistique » (Charbonneau)

Pourquoi les abus managériaux semblent être plus tolérés que les autres formes d’abus dans la société ?

Mintzberg, célèbre professeur de management, a publié sur son blog un article intitulé «#AbusiveBossesToo» dans lequel il met sur le même plan les violences sexistes, racistes et managériales. Pour lui, les violences managériales ne sont pas aussi sévèrement combattues que les autres formes de violence dans la société.  

Mon hypothèse est que la phraséologie managériale n’obstrue pas seulement la capacité de penser, elle peut aussi induire des comportements narcissiques avec des individus incapables de gouverner leur esprit et donc de travailler avec les autres sans violence. Une telle violence est de fait légitimée par l’atteinte des objectifs de l’entreprise, atteinte qui n’est bien sûr qu’une victoire à la Pyrrhus.

Deux mots peuvent illustrer cette dérive d’une phraséologie managériale qui peut engendrer une violence symbolique et la violence tout court : le leadership et le talent.

Le leadership déconnecté du management est devenu un label qu’on décerne à ceux qui ont un pouvoir de décision ou à ceux, par stratégie d’acteur, qu’on propulse sur le devant de la scène managériale auréolée d’une mission bien déterminée. Néanmoins les faits sont têtus. Un leader sans une connaissance du travail réel ne peut fonder son leadership que sur les bons sentiments donc inévitablement sur les mauvais sentiments lorsque les choses ne vont pas dans son sens. La légitimité procédurale que lui confère un tel label peut donc très vite se transformer en arme contre ses équipes avec des mécanismes de violence (harcèlement, pression, emprise…) car pour lui, l’important, c’est l’objectif à atteindre, l’intendance doit suivre, quel que soit le prix à payer.  

Le talent : aujourd’hui, on ne recherche plus des travailleurs ni même des collaborateurs mais des talents. Toute personne réaliste comprendra qu’un tel qualificatif est avant tout un instrument marketing mais gare à ceux qui prennent cela au sérieux.  En effet, paradoxalement, si nous tenons au mot talent, on peut dire que nous ne sommes un talent que dans un collectif car le talent seul est un mythe, la production individuelle de richesse une chimère. Dès lors, lorsque vous vous considérez comme un talent nonobstant le réel, le piège de l’hybris n’est jamais loin. Cet hybris est le terreau pour les comportements déloyaux toujours teintés de violence dans les équipes. Ainsi, du moment où la phraséologie managériale nous fait oublier que le véritable talent, c’est réussir à faire de grandes choses avec les autres, le talentueux par décret a les coudées franches pour asseoir sa légitimité par la force et par la ruse.

La lutte contre la violence dans les organisations doit nécessairement passer par une lutte sans merci contre la phraséologie managériale. L’absence totale de respect pour le langage s’accompagne d’une absence de respect aussi complète pour l’être humain lui-même disait Bouveresse.

Le réel n’étant pas spectaculaire, nous nous racontons des histoires

Depuis quelques mois, nous nous laissons divertir, comme à l’accoutumée, par des buzzwords : grande démission, quiet quitting… Les articles pilules, les « experts » rivalisent d’expertises, le débat fait rage.

Eureka !
Nous venons de découvrir qu’un travailleur peut démissionner lorsque son travail devient une exigence insupportable sur son existence ou à défaut de sauter le pas (il faut bien gagner sa vie), en guise de stratégie d’acteur, il décide de faire le minimum pour préserver tant soit peu sa santé psychique et physique. Quelles découvertes!

Ce qui réveille l’esprit est aussi ce qui l’endort, nous finissons par oublier l’essentiel : les signes avant-coureurs d’une stasis organisationnelle (une sécession symbolique) :

1.    L’impossibilité, dans les faits, de faire passer le travailleur de « ressource » à « acteur » nonobstant les discours « humanistes ». Comme disait Musil, on continue d’agir en commerçant et de parler en idéaliste.

2.    Le culte de la répétabilité et de l’univocité qui annihile toute compréhension de l’action collective et du travail réel malgré les discours sur la coopération

3.    Une souveraineté managériale assumée sans partage par une seule et même partie prenante au sein des organisations nonobstant l’emphase sur les missions de l’entreprise

4.     Le réflexe pavlovien consistant à « traiter » les hommes en lieu et place du « travail » tout en érigeant parallèlement la bienveillance comme philosophie

5.    Une phraséologie managériale et une tyrannie des phrases creuses qui finissent par engendrer, dans le meilleur des cas, du cynisme

6.    Un processus de journalisation de la pensée, pour reprendre l’expression de Bouveresse, qui fait que les vertus d’hier comme la constance dans les idées, le respect des promesses tenues… n’ont plus aucune réalité dans beaucoup d’organisations.

L’exorcisme langagier, friand de buzzwords, est inopérant pour traiter les vrais maux des organisations. Une mobilisation des entreprises, des chercheurs, des consultants, des pouvoirs publics et un sérieux travail de fond sont nécessaires pour traiter les problèmes constitutifs de l’action collective telle qu’elle est appréhendée et vécue aujourd’hui.

Soft skills : engouement justifié ou délire collectif ?

De nos jours, vous verrez rarement une offre d’emploi sans son lot de demandes concernant les soft skills (compétences douces). Passez en revue quelques offres et vous pourrez en faire une liste à la Prévert : être autonome, savoir s’adapter, savoir résoudre des complexes, avoir de l’esprit critique, être créatif, être orienté équipe, avoir de l’intelligence de situation, le sens du service, la flexibilité, l’empathie, savoir gérer le temps, savoir gérer le stress, avoir de l’audace, avoir le sens du collectif… Lesdites soft skills désignent donc des choses tout à fait différentes de nature (des traits de caractère, des traits de personnalité, la capacité de jugement intellectuel, l’intelligence sociale…); il n’est donc pas étonnant qu’il n’existe ni définition stabilisée de la notion ni théorie générale unifiée. Malgré ces limites fondamentales, nous avons néanmoins la sensation que les collaborateurs sont devenus les nouveaux Victor de l’Aveyron et que des docteurs Itard se penchaient sur leur sort. Désormais, le cv semble être has been, des entreprises proposent, clé en main, de fournir des « solutions » permettant de « recruter les meilleures personnalités », d’autres promettent « d’identifier les contextes dans lesquels une personne est efficace ou non dans l’exercice de sa fonction ». On pourrait multiplier les exemples « d’innovations ». Le concours Lépine des soft skills est bel et bien lancé. D’ailleurs, Pole Emploi, dans un article daté de mars 2022 prédit que d’ici à 2030, « les soft skills seront au cœur des stratégies de recrutement des entreprises ».

Les demandes de soft skills : une temporalité qui est tout sauf neutre

Les demandes de soft skills (et l’offre qui va avec) s’inscrivent dans une temporalité particulière. Elles émergent en même temps que l’accroissement de la demande et de l’offre de coaching, laquelle coïncide avec l’atteinte par beaucoup d’entreprises et d’organisations du fameux seuil de retournement, seuil à partir duquel un point de performance en plus produit dans l’organisation, plus de méfaits que de bienfaits, tout progrès de l’organisation s’entourant d’une auréole de désorganisations qui appelle une nouvelle salve de réorganisations et de nouvelles désorganisations et ainsi de suite. Avec les soft skills comme barrières à l’entrée (de l’entreprise ou d’une fonction) et le coaching comme investissement in situ, l’humain devient ainsi le régulateur rêvé d’un système organisationnel détraqué dans lequel le travail prescrit prévaut sur le travail réel avec les conséquences qui en découlent : coopération de survie c’est à dire une coopération réduite au strict minimum et intermédiée principalement par les outils techniques au détriment de la parole, difficultés de faire coexister les égoïsmes, défiance généralisée, sentiment d’être dépossédé de son travail…

La demande de soft skills s’inscrit ainsi totalement dans la philosophie gestionnaire de l’époque : traiter les symptômes en lieu et place des causes, s’intéresser plus à la qualité intrinsèque des individus qu’à la qualité du travail, présupposer que l’abstraction et le formalisme permettent ipso facto l’efficacité.

Les soft skills ne sont donc qu’un puissant leurre et un vrai pansement sur une jambe de bois, pour plusieurs raisons :

  • D’abord, c’est une chose d’avoir le souhait de recruter des individus ayant les soft skills x,y,z, encore faut-il être capable d’évaluer ces soft skills. Il s’est donc développé un business de l’évaluation des soft skills par des techniques et des méthodes diverses (auto évaluation, tests psychométriques…) car bien sûr, il y a une demande donc il faut la combler. Le modus operandi consiste à formaliser des critères d’évaluation définis en dehors des conditions d’exécution desdites soft skills. Le raisonnement peut sembler logique mais demeure profondément erroné. Une compétence (ou une habileté) ne s’exprime que dans l’action. C’est comme juger le courage d’un Homme à son discours sur le courage, on risque d’être déçu. De plus, la performance dans la réalisation d’une tâche dépend entre autres, de l’intérêt que vous y trouvez ou pas (facteurs psychologiques) mais aussi de facteurs physiologiques qui sont des réponses de l’organisme à la situation de travail (expression des émotions par exemple). Il est donc difficile pour un test d’évaluation de soft skills réalisé en dehors du contexte effectif de donner des résultats probants. En outre, ce n’est pas parce qu’une compétence s’exprime dans l’action qu’elle est verbalisable donc modélisable. Le travail reste un mystère car à la croisée de 3 mondes : le monde objectif, le monde psychique et le monde social. Paradoxalement, il est vu de manière assez simpliste par beaucoup de théoriciens et de praticiens du management. Les tests d’évaluation des soft skills en sont la preuve. Ces tests sont souvent au travail ce que l’orviétan était à la médecine : un faux remède.
  • Si nous faisons l’hypothèse qu’un acteur Y a les « soft skills » nécessaires pour réaliser une tâche, il serait héroï-comique de penser qu’à lui seul, il puisse entraîner l’organisation (ceux qui concourent à la réalisation de la tâche) uniquement par le truchement de ses soft skills. Ce raisonnement ne résiste que difficilement à la réalité car le travail étant par définition collectif, les dynamiques à l’œuvre sont multidimensionnelles.

Supposons que tous ceux qui concourent à la réalisation de la tâche aient les « soft skills  » idéales, ils se heurteraient au fait que le réel, n’est pas d’abord possible (Henri Maldiney). En effet, le réel, comme le dit Christophe Dejours, « c’est ce qui se fait connaître au sujet par sa résistance aux procédures, aux savoir-faire, à la technique, à la connaissance. C’est-à -dire par la mise en échec de la maîtrise ». Autrement dit, il y a toujours un décalage entre le travail prescrit et le travail réel car le travail est par définition vivant. Ainsi aucun référentiel de compétences (soft ou hard skills) ne peut présupposer l’intelligence pratique nécessaire pour réaliser une tâche car comme l’ont montré les ergonomes, cette intelligence pratique est même en avance sur la conscience que les travailleurs en ont et sur la verbalisation qu’ils peuvent en faire.

Dès lors, la prescription de soft skills apparaît comme naïve eu égard à la complexité de l’activité. Du moment où ce qui fait que « ça marche » échappe au moins en partie, à une « conceptualisation explicite » des acteurs concernés, il est illusoire de s’en référer à un référentiel de soft skills et/ou de hard skills. L’activité est énigmatique et elle le restera quoi qu’en pense les gestionnaires férus de modélisations et de prescriptions car réussir n’est pas comprendre (Piaget). Ce n’est pas parce qu’on a réussi à réaliser une tâche qu’on a nécessairement compris la manière dont nous y sommes parvenus.

La demande de soft skills est donc l’arbre qui cache la forêt de l’impensé du travail dans les organisations. Les référentiels de soft skills ne sont bien souvent que des horoscopes managériaux et comme tout horoscope, ils répondent au besoin de prédire et de savoir, qu’importe si la fausseté et l’illusion l’emportent sur la réalité et la vérité.

  • Que vaut un soft skill sans le hard skill et le contexte qui vont avec ? Exemple : pour ouvrir une porte, il faut une porte, une théorie de ce qu’est une porte et la capacité physique de faire le geste. Imaginons, un portier à l’entrée d’un bâtiment officiel, Il sera difficile pour ce dernier de sourire et de répondre lucidement aux questions que lui posent ceux qui empruntent la porte s’il sait par avance que cette dernière se bloque une fois sur deux ou s’il n’a tout simplement pas le mode d’emploi pour ouvrir la porte. Il est aussi à noter que les acteurs réalisent plusieurs tâches à la fois, ce qui complexifie davantage toute velléité de modélisation des activités. L’activité humaine est donc idiosyncrasique par essence et difficilement saisissable en dehors de la situation de laquelle elle émerge. Le travail bien fait ne peut pas être une résultante de prescriptions (soft, hard skills…).

La distinction soft skills et hard skills est donc tout à fait artificielle et entre en résonance avec cette propension à la segmentation de tout pour finir par faire fi de l’ensemble.

C’est une vision tout à fait ingénierique et gestionnaire du travail qui correspond au mythe fondateur du management. L’analyse de l’activité humaine en contexte réel, comme le précise Alain Mouchet, est à la confluence de plusieurs domaines scientifiques comme la psychologie du travail et l’ergonomie, la sociologie, l’anthropologie, la santé ou encore les sciences de l’éducation. Tant que les gestionnaires (donc les entreprises) n’intégreront pas dans leur ADN la nécessité d’une diplomatie des disciplines, ils continueront très souvent, de fonder leurs actions, à partir d’un savoir qui a toutes les qualités sauf d’être vrai.

La soft skill est une illustration de plus d’un angle mort majeur de la gestion des « ressources humaines » et du management : un collectif réduit à une collection d’individus au grand dam de l’organisation comme entité sociale dans laquelle s’exprime des stratégies d’acteurs liées aux contraintes et aux ressources (y compris ressources psychologiques et sociales) disponibles. Placé dans un environnement non capacitant, il est difficile, pour tout professionnel, de mettre en action, au bon niveau de maturité, ses qualifications et aptitudes professionnelles. Dès lors, faute d’adapter l’organisation à la sensibilité humaine, on organise l’humain, l’objectif étant de prescrire les conduites individuelles jusque dans les moindres détails. C’est ce que certains auteurs nomment la « rationalisation des subjectivités ».

Le vrai sujet, ce n’est pas tant les « soft skills » quand bien même on pourrait les isoler indépendamment du contexte mais la capacité de toute organisation à lutter contre l’entropie par la mise en place d’environnements capacitants.

Cela nécessite non pas de traiter les Hommes c’est à dire le travailleur mais de traiter le travail qui est aujourd’hui malade voire agonisant dans beaucoup d’organisations et c’est éminemment plus ardu que lister des soft skills déconnectés du réel pour répondre à une demande de réassurance. Un tel raccourci ne peut mener que vers une impasse voire pire, un eugénisme managérial qui ne dit pas son nom. Les tests d’évaluation de soft skills peuvent permettre, fictivement, d’objectiver un tri faussement scientifique des êtres humains dans l’optique d’une amélioration de la population des travailleurs d’une entreprise donnée. Ce qui implique une déresponsabilisant totale des entreprises quant à la non mise en œuvre d’environnements capacitants c’est à dire propices au développement des individus. Nonobstant la vacuité scientifique des fondements de tels travaux, ils peuvent donc de surcroit être dangereux.

L’environnement capacitant doit bien sûr rencontrer des hommes et des femmes capables de discernement, capables de juger à bon escient car comme disait Tckechov, pour agir intelligemment, l’intelligence ne suffit pas. Néanmoins, il y a toujours un rapport dialogique entre le travailleur et son environnement de travail, rapport difficilement modélisable ni réductible à des soft skills.

Je pense néanmoins que les entreprises apportent de mauvaises solutions à un vrai problème. En effet, après avoir longtemps recherché des « ressources humaines » voire des « machines humaines » lorsque les innovations étaient généralement descendantes, elles veulent désormais trouver des « êtres humains » car ces derniers s’imposent de fait dans une économie de « cerveaux d’œuvre » qui tend vers une « démocratisation » des innovations (les innovations peuvent désormais venir des clients, des partenaires…).

 La forte demande de soft skills est ainsi la preuve par l’absurde que l’approche exclusive par les compétences a fini par montrer ses limites : la compétence n’est qu’une aptitude à satisfaire une tâche, elle sanctionne une capacité d’adaptation. Pour pouvoir critiquer la tâche, critiquer dans le sens premier du terme c’est à dire, être capable de faire preuve de discernement, pour pouvoir innover, bifurquer comme disait Bernard stiegler, il faut combiner plusieurs types de savoirs. Les formations actuelles privilégiant la seule employabilité donc une seule forme de savoir, la compétence, il va sans dire que tout autre type de savoir est hors de mise car jugé trop théorique. Le savoir (sapĕre en latin classique) signifiant « avoir de la saveur »: vous comprendrez qu’il est difficile de transformer la saveur en compétences ou en langage de machine.

Le véritable enjeu pour les entreprises et pour la société en général, c’est de bâtir un système éducatif, des dispositifs de formation qui permettent, même à ceux qui se dirigent vers le monde de l’entreprise ou qui y sont déjà, de s’entretenir avec un savoir séculaire accumulé au fil des générations, dans différents domaines de la connaissance (philosophie, histoire, anthropologie, poésie…).

Tous ces savoirs qui nous permettent d’ouvrir des portes sans sortir de chez soi, d’aiguiser le caractère, de penser dans le temps et dans l’espace, de réconcilier la puissance et l’esprit. Il n’y a pas encore d’autres moyens pour faire des Hommes et aucun test ne pourra en attester car comme le disait Georges Canguilhem, la raison est régulière comme un comptable et la vie est anarchiste comme un artiste. Je dirais d’ailleurs comme Merleau-Ponty que « l’impatience des âmes n’est pas un argument, on ne sert pas les âmes par l’à-peu-près et l’imposture ». Le déni de l’incertitude a, de tout temps, fait émerger des pratiques divinatoires, la magie, la sorcellerie, dont nous ne nous sommes pas encore éloignés en voulant prédire et organiser l’humain. Les promesses faites aux entreprises par certains prestataires de services « Soft skills » ne résistent même pas à une analyse logique rudimentaire, a fortiori à une confrontation avec les savoirs accumulées dans les sciences du travail.

Cette velléité de maîtrise et de certitude occulte un enjeu fondamental : dans le contexte du travail, c’est dans l’incertitude irréductible, la variabilité que se niche la créativité. Nous nous retrouvons donc à combattre ce que nous louons par ailleurs. Curieux paradoxe et confirmation d’une crise de la connaissance dans les organisations. Même s’il n’existera jamais un ordre des experts-humains (et heureusement) comme il y a un ordre des experts-comptables pour traiter et défendre l’humain aussi bien que le capital, cela ne nous empêche pas de lutter de toutes nos forces contre l’obscurantisme managérial, les pyramides de Ponzi « humaines » et autres montages humains frauduleux, car, nonobstant les problèmes éthiques, il y va de la santé des travailleurs, de la santé financière des entreprises à long terme et de la santé de la société toute entière.

Les enjambeurs, ces ennemis du réel dans les entreprises et les organisations en général

Dans un article récent, je pointais du doigt le fait que personne n’oserait concevoir un avion en faisait fi des lois de la physique alors que tout le monde ou presque se sent habilité à concevoir des théories et des pratiques managériales en enjambant non seulement le travail réel mais aussi tout le savoir disponible sur l’Homme au travail et sur l’Homme tout court.

Ces joyeux téméraires que j’appelle les enjambeurs par analogie avec le tracteur enjambeur qui permet d’enjamber un ou plusieurs rangs de vignes avec comme corollaire un risque d’accidents graves et mortels, enjambent le réel, les connaissances minimales sur l’Homme et l’action collective et souvent, accréditent des sottises au grand dam des faits, transforment l’insignifiance en nécessité absolue et la nécessité en gausserie. Clin d’œil taquin de l’histoire, le tracteur agricole enjambeur a été inventé après la seconde guerre mondiale par un certain Jean Buche pour le compte de l’entreprise Bobard. Cela ne s’invente pas.

Les enjambeurs sont les producteurs de ce qu’on peut appeler la phraséologie managériale à la suite de Karl Kraus qui a abondamment étudié la phraséologie comme poison de la pensée par le truchement de la presse. La famille des enjambeurs en entreprise et dans les organisations en général excède celle des « planneurs » que Marie-Anne Dujarier circonscrit aux consultants et aux cadres de grandes organisations. De plus, le « planneur » en soi n’est pas nocif s’il « atterrit » convenablement, comme on peut se perdre et retrouver son chemin alors que l’enjambeur, par définition fait fi du fondamental par refus du réel, par ignorance ou par ruse et atterrit toujours avec des exigences incommensurables sur les existences des individus d’où sa nocivité absolue pour l’action collective : il peut détruire des vies, consciemment ou inconsciemment.

Le profil et les attributs de l’enjambeur varient en fonction du niveau d’expertise en doxosophie (science des apparences) :

  • La première catégorie d’enjambeurs est composée de personnes perçues comme très sérieuses qui disent travailler pour la « science ». On trouve dans cette catégorie une partie des chercheurs en management et des chercheurs en économie qui se pensent légitimes pour parler de management, ceux qui implicitement ou explicitement partent du postulat que savoir, c’est pouvoir, réussir, c’est comprendre, le réel, c’est ce qui se répète. Ces derniers font totalement fi du monde subjectif et du monde social. Ils donnent corps, vie et débouchés au principe de Talma : « tout ce qui doit agir comme vrai ne doit pas l’être ». François Sigaut parlerait d’aliénation culturelle à leur endroit car ils ont totalement perdu le lien avec le réel et célèbrent même joyeusement leur « prouesse ». Ils pensent souvent faire des « découvertes » et donc feraient avancer la « science ». Ce sont les hommes fabuleusement médiocres dont parlait Ortega y Gasset car « savants-ignorants » et mauvais essayistes qui s’ignorent, ils finiront tôt ou tard par tout savoir sur rien. Ils ignorent d’ailleurs si l’on en croit Paul Valery que la science est un ensemble de procédés et de recettes qui réussissent toujours. Je ne suis pas certain que nous puissions parler de réussite (si par réussite nous entendons le fait de permettre aux Hommes de mieux vivre) là où ces recettes sont appliquées . Paradoxalement, ces enjambeurs bénéficient du prestige de la « science » et de leurs institutions d’attache (écoles de commerce et universités renommées). Il faut au moins cela pour vivre du scientisme. Et ça marche ! La mauvaise « science » c’est à dire la « nulliture » de l’esprit, a ses adeptes et ses relais (cadres en entreprise, journalistes, consultants, éditeurs …) car comme la malbouffe, elle ne coûte pas cher à produire ; c’est une dé-pense (d’ailleurs, quelle mauvaise idée de penser !) mais elle s’achète facilement et se consomme rapidement mais gare à « l’indoxication ».
  • La 2ème catégorie d’enjambeurs est majoritairement composée de consultants en management et autres consultants en entreprise adeptes des « bonnes pratiques » qui en réalité ne sont « bonnes » que pour leur chiffre d’affaires car le travail d’exécution n’existe pas comme nous le rappelle, dans ses dires et écrits, l’éminent Christophe Dejours. Ces derniers sont souvent les ambassadeurs de ceux qui pensent qu’un concept creux gagne en dignité dès qu’il est exprimé en anglais d’aéroport. Ils se disent réalistes, pragmatiques, experts en problem solving et apporteurs de solutions mais croient que le réel, c’est le prescrit. En effet, contrairement à l’illusion, la vérité n’obéit jamais. Nourris spirituellement par les enjambeurs de la première catégorie, leurs maîtres-penseurs, ils font de l’extrapolation de résultats partiels un fonds de commerce rentable car depuis au moins Sénèque, nous savons que les Hommes préfèrent croire que de juger et la morale de l’époque veut que tout ce qui a un prix ait de la valeur. Très proactifs, ce sont des « novateurs professionnels » comme leurs parrains de la première catégorie ; ils sont capables de comprendre les enjeux, les opinions ou les humeurs du moment pour les traduire en concepts « vendables » : ils savent « prendre sans comprendre » mais aussi « comprendre que pour prendre », cette fameuse intelligence de rapt dont parlait Bertrand de Jouvenel. Désormais ils sont climatologues gestionnaires (après les plans de performance dans les hôpitaux avec le « succès » que l’on connaît et qui n’ont donc plus bonne presse, ils proposent désormais des missions sur la neutralité carbone), demain, ils seront paysagistes si l’opinion publique et/ou les entreprises sont à la recherche d’un nouveau Le Nôtre ou d’un capability Brown. Dans cette catégorie, il est à noter que la part prépondérante des consultants en management et assimilés, ne doit pas perdre de vue que nous pouvons aussi y trouver certains représentants des corps de contrôle de la fonction publique ou assimilée (nourris par les maîtres-penseurs de la catégorie 1), qui postulent que le réel doit rentrer dans « le » chiffre autrement dit, le chiffre, c’est la réalité avec toutes les conséquences pour l’action publique.

Ces enjambeurs de 2ème catégorie, à l’instar de ceux de la 1ère catégorie, sont incapables d’approcher le travail réel car ils n’ont jamais entendu parler des sciences du travail. D’ailleurs, pour une bonne partie d’entre eux, l’ergonomie, c’est pour les ingénieurs, la psychologie, c’est du baratin, la sociologie, c’est une science d’altermondialiste, les mathématiques, un outil qui permet de transformer n’importe quel raisonnement fallacieux en problématique sérieuse … Le philistin n’est donc jamais bien loin. Comme les enjambeurs de la première catégorie, ils bénéficient d’un certain prestige lié au nom de l’entreprise ou du pedigree personnel (diplômes et cv à ramifications), ce qui leur permet de maintenir l’illusion que même lorsqu’ils disent des carabistouilles, c’est leur capacité d’innovation qui s’exprime (la fameuse originalité!) alors qu’ils illustrent ni plus ni moins la fameuse bêtise intelligente (la pire des bêtises) dont Musil et Rosset nous ont tant parlé.

  • La 3ème catégorie d’enjambeurs est constituée d’un meli mélo d’acteurs qu’on retrouve en entreprise, principalement chez les managers. On trouve dans cette catégorie :
  • Ceux qui sont incapables de résister aux convictions obligatoires du moment, lesquelles sont, soit prescrites par les enjambeurs de la catégorie 1 et la catégorie 2 grâce à leur capacité d’entraînement, soit par leur chef (le fameux culte du chef),
  • Ceux qui pensent que l’expérience peut tout (donc en filigrane que le réel se répète) et nous exonère d’aller chercher la connaissance, là où elle se trouve,
  • Ceux qui ont été phagocytés par leur fonction qui en devenant  » fonction-naires » tombent dans le puits sans fond de la morale mathématique (morale de circonstance) dont parlait Nietzsche en pariant sur le court terme donc en investissant sur la désolation à long terme de ceux qu’ils managent,
  • Ceux qui pensent que le management, c’est du bon sens en oubliant qu’en se fiant juste à son bon sens, la terre est perçue comme plate.

Il n’est d’ailleurs pas rare de trouver ces 4 caractéristiques chez la même personne : le septembriseur de l’organisation, le nec plus ultra dans cette catégorie, on ne fait pas mieux!

Hormis ces 3 catégories d’enjambeurs professionnels, on peut rajouter une 4ème catégorie d’enjambeurs non professionnels constituée d’acteurs n’ayant aucune fonction managériale dans l’organisation et qui enjambent le savoir nécessaire au « travaillé ensemble » à partir du réel, avec leurs collègues, ce qui constitue de fait un crime contre l’esprit tout comme les crimes des 3 premières catégories. Cependant, il existe une différence de nature entre cette dernière catégorie et les trois premières. En effet, nous postulons que si ces acteurs sans assise managériale n’étaient pas positionnés, par les enjambeurs « professionnels », dans un environnement non capacitant qui engendre un certain nombre de stratégies d’acteurs dont la cécité devant le réel, la réalité pourrait être toute autre. Ce sont donc des victimes qui se transforment en bourreaux. Cependant, la différence de nature avec les 3 premières catégories peut se transformer en différence de temps lorsque la promotion comme manager n’est pas loin.

Le quadrillage de l’action collective dans les organisations par les différentes catégories d’enjambeurs que nous venons de passer en revue, ne permet pas, c’est un truisme de le dire, un commerce réel avec la réalité alors que, si quelque chose va mal dans une organisation, c’est souvent lié à une trahison du réel. De plus, comme les tracteurs enjambeurs qui grâce à l’innovation enjambent des hauteurs beaucoup plus importantes que les enjambeurs traditionnels, les enjambeurs de l’organisation, aidés par l’innovation dans la bêtise (modes managériales sans prise sur le réel, confusions sémantiques et linguistiques, humanisme verbal…) se perfectionnent au jour le jour, c’est le propre des théories verbeux de l’insignifiance pour reprendre l’expression de Magris.

Notons néanmoins qu’il n’y a pas plus naturel que de vouloir enjamber le réel (la connaissance du réel), nous le faisons tous par moment, car ce dernier est cruel mais il n’y a pas d’action efficace et soutenable en entreprise (management, transformation…) sans un effort soutenu de compréhension autant que possible de la réalité.

Les acteurs de la catégorie 1 et de la catégorie 2 en niant la complexité du réel pour de bonnes ou de mauvaises raisons jettent in fine l’opprobre sur leurs travaux qui ne sont pas soutenables alors qu’ils peuvent beaucoup apporter à la transformation des entreprises en orchestrant une véritable diplomatie des disciplines (psychologie et sociologie du travail, sociologie des organisations, ergonomie, psychodynamique du travail…). En effet, une telle diplomatie permet de mobiliser, de manière holistique, en fonction de l’état des savoirs, les concepts et les outils adéquats pour cerner au mieux le réel. Ainsi, sous l’impulsion des deux premières catégories, la catégorie 3 pourra faire sa révolution symbolique et instituer la seule bonne pratique digne de ce nom : affronter la dureté du réel en mobilisant les intelligences et les conditions de la confiance pour asseoir une coopération vivante entre les acteurs pour un travail soutenable et producteur de santé. Sans un tel effort de réhabilitation du réel et du savoir, nous continuerons à enjamber l’essentiel et donc à nous condamner à constater le « débordement de l’imprécision lyrique sur les terres de la raison » pour reprendre les mots de Musil.

Pour finir, rendons hommage à ceux qui font l’effort en entreprise et dans les organisations en général, de voir le réel en face, tel qu’il est, avec sa cruauté, sine ira et studio, ceux qui ne cherchent pas systématiquement à l’enjamber malgré la pression symbolique et concrète. Ces personnes n’ont pas le poids du nombre mais je pense qu’elles représentent l’avenir de l’entreprise car ce sont elles qui la rendent vivante et donc la maintiennent en vie. Comme Michel Crozier, je pense que les organisations ont fait fausse route en sophistiquant plus que ce qui était nécessaire les structures au détriment d’une professionnalisation des Hommes. Ces individus pourraient être l’avant-garde d’une telle professionnalisation car ils savent aller à l’encontre du confort des apparences et du conformisme organisé et/ou subi car comme « voyous de la pensée » au sens de Gilles Chatelet, ils acceptent de payer très cher le fait d’être humbles devant les faits et d’avoir une pensée personnelle. Leur état d’esprit a très peu de débouchés concrets si ce n’est d’être en phase avec leur moi profond car il va à l’encontre, dans beaucoup d’organisations, de la doxa et des incitations qui vont avec (incitations financières, avancement…).

A ces brebis galeuses ayant une vocation d’hétérodoxie pour reprendre l’expression de Boris Gobille, je leur dis de ne pas perdre espoir, vous pouvez trouver un débouché soutenable à votre courage : fuyez lorsque la lutte est vaine car comme le disait Thomas Paine, argumenter avec une personne qui a renoncé à utiliser sa raison, c’est comme administrer un médicament à un mort. Vous trouverez encore des entreprises privées grandes ou petites, des organismes publics, dans lesquelles le réel n’est pas enjambé à dessein, où le travail collectif s’inscrit réellement dans des collectifs de travail avec toutes les propriétés de ces derniers (délibération, coopération, subsidiarité réelle, chasse aux managers omniscients et omnipotents…). Aucune organisation n’est parfaite par définition car elles sont en mouvement mais vous aurez la chance d’y trouver des managers et des dirigeants qui inspirent, je ne parle pas de l’inspiration cathodique à la Walt Disney qui ne résiste pas aux faits et dont on ne cesse de parler dans la nébuleuse du leadership (une bonne idée est toujours trahie) mais des individus qui inspirent par leur honnêteté vis à vis du réel du travail qui est à la fois souffrance et plaisir.

Enfin, une précision s’impose : l’enjambeur en entreprise n’est que l’instrument de l’exaltation suprême de l’esprit de l’époque : l’efficacité quel que soit le prix à payer. L’enjambage en entreprise n’est qu’une des expressions d’un fait social total. On enjambe en politique, en économie etc… En effet, désormais, tout ce qui peut mener à l’efficacité la plus élevée possible, ici et maintenant, est plébiscité qu’importe le réel et le prix à payer . Dans cette optique, quoi de plus normal que la fausseté soit ainsi devenue un instrument au service de cette efficacité car comme nous le rappelle Peter Hacker, la vérité a la dignité, rarement le charme. Dans un monde d’apparence, le charme, c’est le sens.