Soft skills : l’impasse logique et épistémique des marchands de sommeil conceptuel

Beaucoup de choses sont dites sur les soft skills.

Essayons donc de « nettoyer la situation verbale »:

Si par hard skill nous entendons toute compétence directement liée au métier ou à la maîtrise d’un objet technique nécessaire au métier et les soft skill toutes les compétences non liées directement au métier et à la maîtrise des objets techniques du métier, dans la vraie vie, faire le distinguo entre la « soft skill » et le « hard skill » est une vue de l’esprit.

La « soft skill » n’existe qu’à partir du hard skill et vice versa. Si la communication est une soft skill, bien communiquer, c’est toujours communiquer sur quelque chose. Bien communiquer ne suffit pas pour communiquer correctement sur un sujet.
Il n’y a donc pas de différence radicale, dichotomique, entre les dites « soft-skills » et les « hard skills » mais une continuité donc difficile de distinguer ce qui relève des soft-skills et ce qui relève des hard skills.

Par ailleurs, ce qui est considéré comme une « soft skill » pour un métier donné peut être un hard skill pour un autre métier. Partant de la logique « soft skilliste », on peut dire que la communication est un hard skill pour un journaliste et une soft skill pour un cordonnier ou un menuisier. Dans ce cas, ceux qui vendent des « soft skills » sont de fait des vendeurs de « hard skills » ? Cela ne me semble pas être très sensé.

L’approche solutionniste des soft skills est une impasse logique et épistémique sans même que les dynamiques sociales aient été mises dans l’équation.

Le traitantisme ou l’art de « soigner » les symptômes

Au fur et à mesure des années, j’ai vu se cristalliser, dans beaucoup d’organisations, une propension, un automatisme consistant, dès qu’il y a un problème ou une classe de problèmes qui émerge, à systématiquement « traiter » les individus (recadrage, procédures disciplinaires, formalisation de nouvelles procédures, formation, demande de soft skills, coaching…) en lieu et place du travail (freins à la subsidiarité et à la coopération, reconnaissance du travail invisible, freins à la délibération sur les critères de qualité du travail bien fait, conditions d’encapacitation de l’environnement, diversité créatrice…). C’est ce phénomène extrêmement trivial dans son expression, complexe dans ses soubassements, dramatique dans ses conséquences que je nomme par le néologisme : le traitantisme.  

En effet, bien souvent, une véritable analyse du travail réel suffirait pour mettre en exergue les « problèmes constitutifs » et les « problèmes circonstanciels » qui obstruent la qualité du travail et sa soutenabilité, l’Homme n’étant, dans bien des cas, que l’indice du problème.

Désormais, la vision simplificatrice du monde consistant à tout voir en « problèmes » et en « solutions » n’épargne pas les travailleurs intuitu personae. Il faut apporter des « solutions » en oubliant au passage qu’une solution est une réponse qui satisfait pleinement l’ensemble des données d’un problème ; ce qui n’est jamais le cas pour un problème managérial par essence politique (nécessité de ne pas perdre le sens du tout). Ignorant cela ou par la force des choses, les organisations deviennent « traitantes » nonobstant le réel du travail, ce que le psychiatre Claude Veil résume magistralement par cette formule bien trouvée : dans les entreprises, « on s’intéresse plus aux gens qui posent des problèmes plutôt qu’aux problèmes que posent les gens ».

Le traitantisme est donc loin d’être neutre dans les organisations. Il s’exprime par le truchement d’au moins trois dynamiques corrélées :

  • Plus les problèmes sont considérés comme sérieux, dignes d’intérêts et urgents, plus on cherche à les résoudre en traitant l’Homme. Dès lors, plus on traite l’Homme, plus on se désintéresse du travail agonisant ou de toute autre cause organique pouvant expliquer l’origine des problèmes.
  • Plus les Hommes sont traités dans une entreprise, plus l’organisation formelle s’éloigne du travail réel, ce qui engendre plus de « rébellion » et/ou de « déviance » et donc une inexorable augmentation des processus et des procédures avec comme résultat un éloignement encore plus conséquent entre le travail réel et le travail prescrit.
  • Plus le travail prescrit et le travail réel sont éloignés, plus les gens sont « traités » pour déviance et/ou rébellion, plus l’organisation devient abstraite c’est à dire se résumant aux liants structurels au grand dam des liens organiques. La conséquence fondamentale consiste à confondre le collectif de travail avec une collection d’individus n’ayant que le métier et l’intérêt personnel comme dénominateurs communs.

Le traitantisme : entre rapports de pouvoir, réductionnisme causal et humanisme verbal

Le traitantisme est donc d’une part, une manifestation des rapports de pouvoir omniprésents dans les organisations (tantôt on rationalise, on surveille et on punit » tantôt on rationalise, on surveille et on « pédagogise ») et d’autre part, une manifestation du réductionnisme causal, du « sophisme de la cause unique » qui postule qu’il y a une seule cause à un événement ex : penser que la détention de compétences (hard ou soft skills ou les deux) pour une tâche donnée suffit à engendrer du travail bien fait, de la performance au contact du réel. Bien sûr, une bonne méthode mise en œuvre par un nigaud ne pourra pas produire les résultats escomptés. Cependant, le meilleur professionnel disposant des ressources, des compétences et des connaissances adéquates pour satisfaire une tâche mais placé dans un environnement de travail non capacitant ne fera pas de miracles non plus. Il est donc important avant de statuer « définitivement » sur les personnes, de statuer sur le travail et sur le niveau d’encapacitation de l’environnement de travail. Le poème précède toujours le commentaire disait Georges Steiner.

En outre, le traitantisme revêt souvent les habits de l’humanisme verbal pour tromper son monde. Ainsi, on demande désormais aux managers « d’avoir du cœur », d’être « empathiques », d’être des coachs, d’être bienveillants, d’être humbles, d’être dans le « care », d’être des « tuteurs de résilience » comme si de telles prescriptions suffisent pour transformer le travail réel et répondre aux difficultés de fond. Ces prescriptions « traitantisantes » participent de fait, fortement, à l’individualisation et la psychologisation des travailleurs qui masquent le réel du travail.

Le traitantisme est donc, volens nolens, une facilité managériale, un chemin de traverse qui peut se payer au prix fort : c’est un lent poison pour les organisations qui en s’intéressant plus aux personnes qu’aux problèmes qu’ils mettent en exergue, investissent non pas dans l’amélioration continue mais dans l’inertie du système malgré les discours de mobilisation sur la nécessaire transformation face à la complexité de l’environnement. Ce qui non seulement crée une dissonance communicationnelle, rogne méthodiquement la confiance, anéantit les conditions d’un travail efficace dans lequel tout le monde se reconnaît, éloigne de manière inéluctable l’organisation d’une performance productrice de santé et donc soutenable.

Cependant, lutter contre le traitantisme ne sera pas une chose aisée car il est nourri par des croyances fortement ancrées :

  • L’engouement des Hommes pour la réponse technique à l’apparence d’efficacité hic et nunc au détriment des réponses organiques qui ne s’expriment que dans un temps plus long. D’ailleurs, c’est cet engouement pour la technique que la loi de Gabor exprime parfaitement : tout ce qui est techniquement possible sera réalisé.
  • Le mythe d’un réel qui ne serait qu’un « game » (le réel n’est que ce qui se répète), au sens de Winnicott, c’est à dire un cadre formel, un faux self, des règles du jeu bien définies, des liens de causalité modélisables et dans lequel l’Homme serait maître et donc responsable de tout. Ce qui occulte une partie du réel (peut-être même la plus large) à savoir le « play » (le réel qui ne se répète pas) au sein de Winnicott, sans régularité, angoissant, chaotique et dans lequel l’Homme est pris dans un système de relations et de pouvoirs qu’il a même des difficultés à verbaliser, à comprendre et donc a fortiori à modéliser.
  • Le mythe d’un sens qui serait dans les mots et donc qui se « donne », ce qui impliquerait une responsabilité pleine et entière de l’Homme dans son incapacité à faire face au réel, du moment où il a reçu les « bons » mots d’ordre, les « bonnes » prescriptions. Nous oublions ainsi que le sens n’est jamais dans les mots (Wittgenstein) mais à côté des mots car c’est un construit psychologique et social complexe. Difficile donc de trouver des liens de causalité entre ce que le travailleur fait et les résultats de son action dans le temps et dans l’espace.

C’est peut-être à cause de ces croyances que le traitantisme couplé aux intérêts antagonistes, devenu un quasi réflexe, dépasse largement les frontières de l’entreprise : on traite aussi souvent le citoyen au lieu de s’interroger sur les politiques publiques, on traite le chômeur qui refuse certains emplois au lieu de s’intéresser à l’attractivité salariale et aux conditions de travail dans ces secteurs d’activités, face au « law shopping » des grandes multinationales (possibilité pour ces dernières de choisir le droit qui s’applique à elles par le biais des délocalisations), on traite le régime social des salariés en abaissant la sécurité de l’emploi pour « maintenir » l’attractivité des pays au lieu de converger vers une fiscalité mondiale des entreprises, etc.

Le traitantisme comme expédient du mythe du travail exact et fossoyeur de l’innovation et de la performance soutenable

Le traitantisme est une des expressions de ce que j’appelle le mythe du travail exact lequel n’est qu’une ramification de l’utopie de la vie exacte dont parlait Musil. D’ailleurs une autre expression du mythe du travail exact consiste à penser que nous pouvons savoir exactement, à l’avance, de quelles connaissances, de quelles ressources, de quelles compétences nous avons besoin pour faire face au réel, ce qui serait inexorablement la fin de la créativité et de l’innovation voire la fin de la vie tout  court. Sans puissance d’expansion, la vie est indéfendable disait le poète Antonin Artaud.

En effet, l’appareil disciplinaire à l’œuvre dans le traitantisme au sein des entreprises entre en collusion avec les velléités d’innovation, de créativité, de transformation. Curieux paradoxe car souvent dans l’histoire, seuls des Hommes résistants au traitantisme, capables de « décisions arbitraires » au sens étymologique du terme (c’est- à dire des décisions laissées au libre choix des individus), des voyous de la pensée (Gilles Chatelet), ont pu être à la base des plus grandes réalisations humaines; d’ailleurs, dans ce registre, les réalisations scientifiques ne font pas exception comme le note Paul Valéry en 1914 dans ce fameux passage des Cahiers qui n’a pas pris une ride :  » La science n’est pas le résultat nécessaire, immanquable de la raison humaine ni du bon sens ni de l’observation indéfinie. Cette raison et cette observation ont pu exister pendant des siècles sans que la science se fît, ou s’accrut d’une ligne. Mais la science est due à des accidents heureux, à des hommes déraisonnables, à des désirs absurdes, à des questions saugrenues ; à des amateurs de difficultés ; à des loisirs et à des vices ; au hasard qui a fait trouver le verre ; à des imaginations de poètes ». On peut faire l’hypothèse que ce qui est valable pour les réalisations scientifiques le soit pour les réalisations entrepreneuriales et économiques.

C’est pourquoi l’engouement solutionniste actuel autour des soft skills par ceux qui, en filigrane ou in petto, pensent que la compétence suffit pour être compétent (dans le temps et dans l’espace), relève de ce mythe du travail exact, prédictible, programmable.

Néanmoins la bêtise, c’est d’être surpris par une telle conception solutionniste du travail et de l’action collective car comme le dit si justement Valéry, l’illusion est excitation. Le traitantisme n’en est qu’une illustration.

Pour être « compétent », la « compétence » ne suffit pas !

Notre tendance à la formalisation et à l’abstraction a pour objectif de satisfaire notre quête d’efficacité mais aussi de nourrir notre besoin de certitudes.

Les travaux des gestionnaires sur la compétence n’échappent pas à ce double enjeu et aux risques associés. Cependant, les faits sont têtus, pour être compétent, il ne suffit pas d’être compétent, pour plusieurs raisons :

  • La compétence, qu’elle soit dite hard ou soft (si toutefois une telle segmentation puisse être possible dans la réalité), ne s’exprime que dans l’action et dans un contexte donné. Bien souvent, le contexte n’est pas totalement modélisable à priori à cause de l’indétermination de la vie. Le réductionnisme causal a peu de prises sur le réel.
  • Une bonne méthode mise en œuvre par un imbécile (c’est à dire un Homme sans vigueur intellectuelle c’est à dire dans le sens étymologique du terme) ne produira pas les effets escomptés. Un Homme dit « compétent » mais placé dans un environnement non capacitant (voir les travaux des ergonomes comme Pierre Falzon) ne fera pas de miracle non plus, le poème précède le commentaire disait Georges Steiner.
  • La compétence si elle est modélisable ex ante, c’est lorsqu’elle doit s’exprimer dans un réel qui se répète (le « Game » au sens de Winnicott c’est à dire un environnement dont on maitrise l’ensemble des paramètres) avec des règles bien définies et un objectif à atteindre bien précis. Le réel, ce n’est pas seulement ce qui se répète, c’est aussi, surtout ce qui ne se répète pas (le « play » au sens de Winnicott) par essence infiniment variable (donc avec peu de régularités), angoissant et chaotique nécessitant une implication subjective forte. Ce « réel » n’est pas, par définition, maitrisable ex ante.
  • Postuler que la compétence suffit pour agir efficacement, c’est postuler implicitement que les mots, les mots d’ordre contiennent le sens. En effet, les Hommes, au travail comme dans la vie, ne se meuvent à bon escient que par le truchement du sens qu’ils donnent aux choses. Le sens n’est jamais dans les mots (Wittgenstein) mais à côté des mots car il est construit par le biais de processus complexes. C’est pourquoi le grand linguiste Oswald Ducrot définit le sens comme « un grand absent signalé par des présences sensibles ». Il ne peut donc y avoir de relation de causalité entre de supposées compétences et l’atteinte des objectifs en termes d’efficacité mais dans le meilleur des cas un lien de corrélation car l’interprétant c’est-à-dire le travailleur est un acteur non une simple ressource.

Une pédagogie basée exclusivement sur les compétences n’est pas suffisante pour une action efficace dans le temps et dans l’espace. Elle peut même nuire à l’action car l’indétermination de la vie suppose de pouvoir dépasser, critiquer la compétence et la tâche lorsque c’est nécessaire. Dépasser, critiquer la compétence et la tâche passe par l’imagination et la sensibilité lesquelles ne sont pas prescriptibles. Ce que nous pouvons faire, c’est travailler pour ce que j’appelle une culture générale (qui n’est pas la documentation, voir mon article sur le sujet) c’est à dire un ensemble hétérogène de savoirs et donc de rationalités, passés au tamis de l’imagination et de la sensibilité, qui permet de s’orienter dans la pensée et dans l’action. La culture générale est le résultat d’un apprentissage informel par le truchement de la vie familiale, de la vie sociale en général, de la vie intellectuelle… En effet, tout ce qui augmente l’imagination et la sensibilité travaille pour la culture générale. Tout ce qui circonscrit la compétence à l’apprentissage formel travaille contre la culture générale donc in fine contre la performance soutenable.

Pourquoi la culture générale est la véritable soft skill ?

Notre époque ne manque pas de « préposés aux choses vagues », le nom que Paul Valéry donnait à ceux que j’appelle les enjambeurs. Ces derniers ont ceci de particulier qu’ils manifestent peu d’intérêt au réel. La dernière « production » d’une classe d’enjambeurs à savoir des économistes, des chercheurs en management, des spécialistes du recrutement consiste à théoriser les compétences socio-comportementales (ou soft skills) comme des objets de gestion à savoir qu’on pourrait les identifier, les isoler, les développer, les piloter, les manager. Ainsi, comme le notent certains économistes et non des moindres, les soft skills, à l’image des compétences en Français et en mathématiques sont identifiables et évaluables de manière similaire. Hélas, l’obscurantiste est souvent dans la lumière car penser qu’on peut modéliser l’indétermination de la vie, c’est manquer cruellement de soft skills. Je ne reviendrai pas ici sur les raisons qui font qu’une soft skill n’est pas modélisable comme une compétence en mathématiques, j’y ai déjà consacré plusieurs articles (un article dans Le journal Le Monde et un article plus détaillé sur mon blog).

J’aimerais revenir ici sur ce qui représente pour moi la véritable soft skill à savoir la culture générale, en définir le sens et en expliquer les mécanismes.

Tout d’abord, procédons au « nettoyage de la situation verbale » comme nous y enjoint Paul Valéry

La culture générale est un ensemble hétérogène de savoirs et donc de rationalités, passés au tamis de l’imagination et de la sensibilité, qui permet de s’orienter dans la pensée et dans l’action. La culture générale n’est donc jamais statique et ne s’exprime que dans le mouvement. Il y a donc toujours un rapport dialogique entre la culture générale, la pensée en action et l’action sur le monde pour transformer le réel.

Le fort en thème n’est pas pour moi quelqu’un qui a de la culture générale, c’est quelqu’un qui est bien documenté c’est-à-dire qu’il a beaucoup d’informations sur une ou plusieurs questions données. La documentation n’est donc pas la culture générale. La documentation est un stock statique de connaissances qu’on peut conserver en dehors de soi (papier, base de données…) ou en soi par le truchement de la mémoire alors que la culture générale est toujours dynamique et constamment en reconstruction à cause des allers-retours avec le réel. La culture générale est toujours incarnée par un individu dans une certaine culture (culture sociale, culture technique…) pour s’orienter dans un bordel d’idées (Pierre Boulez) ou dans l’action, dans le temps et dans l’espace.  

La culture générale n’est pas de synonyme de « quantité de savoirs ». C’est la culture du savoir dans un milieu donné, que le milieu soit celui des idées ou des faits ou tout simplement celui permettant de faire dialoguer les idées et les faits afin qu’ils s’éclairent mutuellement. La culture générale repose ainsi sur la qualité du savoir, accessoirement sur la quantité du savoir mais surtout sur l’existence de facteurs de conversion face au réel que sont l’imagination et la sensibilité. C’est pourquoi la bêtise est rarement un déficit d’intelligence mais un déficit de sensibilité au réel d’où la mémorable phrase de Clémenceau : « Les polytechniciens savent tout, mais rien d’autre » ou encore la sortie de Bernanos : « dans l’ordre de la technique, un imbécile peut parvenir au plus haut grade sans cesser d’être un imbécile ».

Une fois ces précisions apportées, on peut tordre le cou à trois idées reçues : 

  • ce n’est pas parce que vous maitrisez les humanités classiques ou que vous avez une grande culture littéraire que vous avez une culture générale, vous êtes simplement très documenté car vous pouvez manquer d’imagination et surtout de sensibilité ;
  • ce ne sont pas uniquement « les gens de culture » qui peuvent avoir de la culture générale, en effet, le compagnonnage, les fables, les proverbes, les contes et la vie elle-même peuvent aussi produire un savoir, engendrer de l’imagination et de la sensibilité pour nous aider à nous orienter dans la pensée et dans l’action ;
  • les humanités ou les sciences humaines et sociales en général ne rendent pas plus humain car si c’était le cas, un philosophe illustre comme Heidegger n’aurait pas été nazi, Robert Brasillach en France n’aurait pas collaboré sous l’occupation : on peut bien penser sans penser le bien. En effet, comme le constatait déjà Rousseau, « l’entendement sans règle et une raison sans principe » ne mènent nulle part ou plutôt mènent à la catastrophe.

La culture générale est au service du « jugement correct » dans l’espace et dans le temps

Ce que les enjambeurs en management et en économie appellent soft skills consiste à mélanger plusieurs notions qui prises une à une sont sémantiquement chargées : des traits de caractère, des traits de personnalités, des attributs d’une intelligence sociale, etc… Bref, ils constituent un prêchi-prêcha salmigondesque d’apparence savante qui ne veut absolument rien dire sur le réel. Pour reprendre un exemple de Musil, c’est comme un zoologiste qui mettrait dans la famille des quadrupèdes, les chiens, les tables, les chaises et les équations du quatrième degré. En effet, le culte de l’univocité et de la répétabilité engendre ce type d’illusions, d’espérances creuses qui réchauffent le cœur comme disait Sophocle car il s’agit pour les tenants des soft skills de rendre « gérables » donc prédictibles tout ce qui n’est pas une compétence dure (comprenez compétence métier) quitte à abuser de « confusions linguistiques et sémantiques » et à s’engouffrer dans l’intime des individus avec le risque d’eugénisme (managérial) et de charlatanisme intellectuel. 

« Tout ce qui n’est pas une compétence dure » (nous pouvons par exemple citer : être autonome, savoir s’adapter, avoir de l’esprit critique, avoir une intelligence de situation, avoir le sens du service, savoir gérer son stress, avoir de l’audace, avoir le sens du collectif…) a souvent comme débouché un jugement (si possible correct) que l’acteur fait sur « ce qui est bon ou bien pour… ». Tout jugement, nous dit la philosophe Béatrice Longuenesse, à partir des travaux de Kant, « est synthèse, c’est-à-dire liaison de représentations ; cette liaison a ceci de spécifique, par rapport à la synthèse sensible, qu’elle est liaison de concepts, c’est-à-dire qu’elle a pour moyen « l’unité analytique de la conscience » ». Le « jugement correct » prend sa source dans la culture générale, laquelle est fortement dépendante de l’histoire singulière de chacun, de son imagination et de sa sensibilité comme nous l’avons vu car le réel n’est pas réductible aux faits. « L’art de raisonner n’est point la raison » disait Rousseau.

Dans la quête d’un jugement correct, la variabilité de l’Homme que nous cherchons par tous les moyens à maitriser voire à combattre par des référentiels, des contrôles, des mesures n’est pas, au moins jusqu’à un certain point, un problème. L’imperfection de l’Homme est souvent le gage de sa force et de sa créativité. Vouloir la gommer, c’est oublier cette loi générale dont parlait Emmanuel Mounier : « les grandes forces instinctives, quand elles ne trouvent pas à se satisfaire, basculent sur leur contraire. Le besoin de donner l’être ou l’intelligibilité, de créer, de comprendre, de tirer du néant et de pousser à la lumière, est-il déçu à l’excès, il forme, dans les âmes médiocres ou simplement moyennes, le besoin d’anéantir, de briser, de piétiner ce qui refuse notre maitrise ». Un Homme qu’on met dans une case par abstraction et par formalisme, c’est aussi souvent une occasion manquée pour s’émouvoir, penser, créer, changer, s’enrichir: c’est un être vivant d’un mécanisme mort disait Marx. Oui, il y a quelque chose de mystérieux dans le fait que la « faiblesse puisse avoir raison », la « fragilité puisse être un signe de haute qualité » comme nous le rappelle Emmanuel Mounier. En entreprise, même la vulnérabilité peut être une force au service du travail collectif par le biais du collectif de travail.

Nous pouvons néanmoins agir pour parfaire nos jugements. Cependant, le « jugement correct » n’est pas modélisable a priori, il n’est pas gérable dans le sens qu’il ne peut pas être pensé avant la situation requérant le jugement car il est idiosyncrasique.  Dès lors, la répétabilité n’est pas de mise car le jugement est toujours dépendant d’une situation de travail encastrée dans le temps, dans l’espace et le vécu d’un acteur dans toute sa complexité d’Homme. En effet, concernant les jugements corrects, il y a bien sûr des règles comme nous le dit Wittgenstein mais il précise que ces dernières « ne forment pas un système » car « à la différence des règles de calcul, ce qui est le plus difficile ici est d’exprimer l’indétermination correctement et sans la falsifier ». C’est donc un cruel manque de jugement que de vouloir juger le jugement avant le jugement. A défaut d’être capable de « gérer le jugement », tout ce qu’on peut faire c’est travailler sur les conditions de la culture générale et de son expression afin qu’elle soit au service du raisonnement pratique et du « jugement correct ».

Quelle culture générale au service de l’entreprise ?

Le besoin insistant de soft skills traduit l’atteinte par la pédagogie exclusive par les compétences d’un seuil de retournement, seuil à partir duquel, l’acquisition unique de compétences nuit au développement des organisations car la compétence seule ne permet ni de critiquer (discerner dans le sens étymologique du verbe critiquer) les tâches ni de formuler des problèmes au-delà d’une certaine complexité. Le fait de subordonner l’Homme à la compétence n’est qu’une des expressions du travail de machine dont parlait Norbert Wiener, le père de la cybernétique. Paraphrasant la célèbre phrase de Marx dans « Misère de la philosophie », nous pouvons dire qu’un homme de compétences vaut un autre homme de compétences, l’Homme n’est rien et la compétence devient tout.

Dans une économie d’innovations de plus en plus ascendantes, les entreprises ont « désormais » autant besoin d’Hommes que de compétences d’où les tentatives vaines de rationaliser l’indétermination de la vie pour apporter des « solutions » à un « nouveau problème ». Je pense que seul le développement de la culture générale peut permettre de tirer profit, par le jugement correct, des opportunités (malgré les risques) de l’indétermination de la vie sociale et économique.

Tout ce qui augmente l’imagination et la sensibilité travaille pour la culture générale.

La fameuse expression de Kraus n’a jamais été aussi vraie : « les bonnes idées sont sans valeur, ce qui compte, c’est celui qui les a ». Equiper ceux qui portent les « bonnes idées », développer leur singularité car la culture générale est toujours singulière, passe par une réforme de l’éducation qui cultive la diplomatie des disciplines c’est-à-dire en orchestrant un rapport dialogique entre différentes disciplines concourant à une meilleure compréhension de l’action collective ;  par le développement du goût de la lecture, de la poésie, de la littérature, eu égard à l’effondrement des mythes mobilisateurs, de la disparition des contes, des fables de la vie moderne ;  par un commerce véritable avec le réel en nous méfiant des mots car penser, c’est parler donc difficile de bien s’orienter dans la pensée et dans l’action avec justesse en parlant de manière vague ; par l’acceptation qu’il faut vivre sans certitude car même la culture générale n’arrivera pas à bout de la variabilité du monde réel et de l’instabilité de l’Homme mais simplement la réduire; par prendre conscience que tout ce qui engendre la culture générale engendre une force de contestation car comme le disait Alain, penser, c’est dire non, tout l’enjeu est de savoir si les entreprises ont intérêt à engendrer en leur sein des forces de contestation.

Les entreprises sont-elles prêtes pour laisser s’exprimer la culture générale ?

Dans un moment historique où les moyens de vivre ont pris le pas sur les raisons de vivre, où les intérêts du consommateur, du travailleur et du citoyen n’ont jamais été aussi divergents, ce qui faisait dire à Kraus que tout se passe comme si Dieu avait créé le producteur, puis le consommateur et après l’Homme, la culture générale peut s’avérer subversive. En tout cas, elle est tout sauf neutre pour une entreprise.

En effet, alors que la souveraineté managériale est exercée par une seule partie prenante et que les promesses de responsabilisation sociale et environnementale ne sont que très peu suivies d’effet, travailler sur les conditions d’une véritable culture générale et de son expression est peut-être pour certaines entreprises investir dans l’adversité créatrice (l’adversité quand même) et donc prendre des risques. Les entreprises sont dès lors devant un paradoxe : cultiver les conditions de la culture générale et lui permettre de s’exprimer afin de faire face aux nouveaux enjeux et aux nouvelles problématiques qui se posent à elles avec le risque d’armer les consciences des travailleurs et donc d’outiller les velléités de changement ; chercher à rationaliser la vie par l’abstraction et le formalisme, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus irrationnel qui soit avec les effets délétères sur le corps social de l’entreprise et in fine sur la performance.

Enfin, outre le réflexe pavlovien consistant à tout voir en « problème » et à consentir à y apporter des « solutions » au grand dam du réel, travailler sur les soft skills comme un ingénieur des âmes (référentiels, mesures, évaluations…) c’est aussi asseoir une domination symbolique qui fait du travailleur un adaptant presque inoffensif, jamais un créatif par nature subversif, malgré les odes à la créativité.

Agir en ingénieur de l’âme au sujet des soft skills est une réponse rassurante pour l’entreprise, une réponse implicitement politique car elle ne permet pas de réinterroger les rapports de pouvoir en place. C’est de « l’organization as usual » par le truchement de l’esprit gestionnaire (procédures, maitrise, contrôle) sur des problématiques qui sont tout sauf usuelles (l’indétermination de la vie). C’est aussi une nouvelle manifestation de l’esprit de quantité : à défaut de mettre de l’esprit dans les actes, on assimile l’évaluation des apparences aux jugements véritables sur le réel.

L’indétermination de la vie ne pourra jamais être modélisée ni gérée malgré la puissance de nos outils. Il est donc vain de s’en référer à des référentiels de soft skills. Seule la culture générale, pharmakon par essence (remède et subversive à la fois), permettra d’en maitriser quelques aspects dans le temps et dans l’espace par le « jugement correct » avec des clauses explicites ou implicites de revoyure si les circonstances évoluent. C’est pour cette raison, comme Flaubert, «je ne m’étonne pas des gens qui cherchent à expliquer l’incompréhensible, mais de ceux qui croient avoir trouvé l’explication, de ceux qui ont le bon Dieu dans leur poche ». La culture générale comme soft skill atteindra son firmament lorsque les entreprises accepteront de vivre avec l’incompréhensible et l’incertitude sans le secours de ce qui n’existe pas en s’arc-boutant au maximum sur le réel et sans managérialisation de l’intime à peu de frais mais avec des dégâts incommensurables sur les existences et in fine sur la performance à long terme.

Détrompons-nous, le manager n’est pas un meneur d’hommes !

Les critiques mettant en exergue le caractère hémiplégique du management du fait qu’il ne prend rarement en compte les besoins de l’âme ou son impossibilité d’être pensé en dehors du système économique dans lequel il s’encastre, sont des critiques pertinentes.

Néanmoins, outre ces critiques, je pense que le management est aussi simplement victime de son nom, du caractère vague et performatif de son intitulé.

Vertige « du faire » oblige, il faut bien s’accrocher à quelque chose : le manager comme « meneur d’hommes », légitimé par le grade, devient, volens nolens, une béquille mentale et concrète face à un réel qui résiste aux assauts. Nous savons depuis toujours que les mots créent des réalités, difficile donc au manager d’échapper à son destin « littéral » : celui de meneur d’hommes.

Cependant, lorsque mener des hommes est une finalité, il ne peut se faire que par le truchement de la force car la fin justifie toujours les moyens : on ne mène pas des hommes mais un troupeau. Le troupeau n’a pas d’autre destin que celui d’être mené vers le pâturage ou vers l’abattoir. Ironie de l’étymologie : mener vient du latin minari « menacer » qui, en bas latin, veut dire « pousser, mener les bêtes en les menaçant ». Cela ne s’invente pas !

Le manager n’est donc pas un meneur d’hommes mais ce que j’appelle « un travailleur du divers » dans le sens étymologique du mot divers, c’est à dire qu’il travaille à partir d’un réel « allant dans des directions opposées ou diverses ». Autrement dit, il travaille pour ne pas perdre le « sens du tout », « le sens des ensembles » dirait Emmanuel Mounier. Le sens du tout ou des ensembles s’exprime par le truchement de l’harmonie entre la qualité, la quantité, le respect des délais; l’action au présent tout en préservant les capacités futures; la prise en compte autant que possible des besoins personnels souvent contradictoires des membres de son équipe (personnes âgées, jeunes, femmes, hommes, personnes en situation de handicap car travailler, c’est aussi vivre ensemble; …); l’ajustement nécessaire entre le réel du travail de la direction et le réel du travail de ses équipes, l’arbitrage nécessaire entre les gains hic et nunc et le prix à payer dans le temps et dans l’espace etc…

La tâche fondamentale du manager n’est donc pas de mener des hommes. Conscient que le réel s’oppose à tout héroïsme individuel, son sacerdoce consiste à mettre en œuvre les conditions de possibilité d’un environnement capacitant basé sur la coopération et à même de l’aider à préserver le sens des ensembles avec le moins de violence possible et le plus d’aménité atteignable pour collectivement satisfaire les objectifs.

Pour qu’un manager soit capable de préserver le sens du tout, outre l’outillage technique nécessaire, il faut surtout de l’imagination et de la sensibilité lesquelles ne sont ni prédictibles car ne s’exprimant qu’en situation ni à fortiori formalisables dans les référentiels de compétences (hard ou soft skills). Autrement dit, le manager fait un travail qui n’est pas réductible à la raison ou aux faits.

Comment faire pour l’outiller convenablement ?

À ce jour, nous n’avons rien trouvé de mieux que la culture générale (littérature, histoire, art…) pour pousser les murs de la raison avec de l’imagination et de la sensibilité.

A vos livres, chers managers pour être vos propres lecteurs de vous-mêmes comme nous y appelle Proust.

La responsabilité devant le langage : responsabilité oubliée qui détermine pourtant toutes les autres formes de responsabilités (sociale, environnementale…)

Dans un article précédent, j’ai essayé de montrer les raisons qui font que l’enjambeur est devenu un personnage central dans les organisations de par sa capacité à faire fi du réel, des connaissances minimales sur l’Homme et l’action collective, ce qui, dès lors, permet d’accréditer les pires sottises au grand dam des faits, de transformer l’insignifiance en nécessité absolue et la nécessité en gausserie.

L’instrument clé de l’enjambeur, c’est la phraséologie c’est-à-dire la langue de la « déconnance » (traduction de bullshit par Jacques Bouveresse) : la langue de l’indifférence à la vérité, indifférence pire que le mensonge comme l’avait montré Harry Frankfurt dans son ouvrage « On bullshit ».

Au-delà de la novlangue : la phraséologie

Faite de clichés, remplie d’images, la phraséologie a été finement théorisée par Karl Kraus, écrivain et satiriste autrichien. Ersatz de langue (Kraus distingue d’ailleurs la langue de la phraséologie), autoporteuse, clinique, paresseuse, la phraséologie ne laisse aucune chance à la capacité de penser donc à la complexité du réel. Elle supplante la novlangue managériale dans l’abstrait et l’abscons. En effet, tandis que la novlangue s’illustre par des euphémisations et des paraboles pour faire infuser un système de valeurs et des références afin de contrôler les consciences, la phraséologie managériale arrive en terrain conquis, les valeurs sont déjà intégrées et même professées, elle s’attelle donc à ne rien dire tout en disant quelque chose. Elle est faite, d’une succession de mots sans concepts établis sérieusement voire sans concepts du tout, qui finissent par ne poser de problèmes à personne : « embaucher des personnalités », « piloter la transformation des organisations », « mettre en œuvre le « travail hybride »… L’objectif de la phraséologie managériale est de consolider un double du réel déjà présent dans les esprits et dans les cœurs. Elle est l’instrument de la logistique du dernier kilomètre d’attention… à dérober.

La phraséologie est devenue, depuis de nombreuses années plus que la « langue » du management, elle est devenue le management (en tout cas sa branche mainstream) par le truchement de deux inducteurs : la simplification de l’Homme et du social et l’importation aveugle et partielle de concepts et de théories venant de diverses sciences.

  • La simplification de l’Homme et du social

La simplification de l’Homme consiste à réduire l’humain et le social à leurs parts calculables et assujetissables à des indicateurs, à faire fi de toute singularité possible et à gommer les exceptions. Dans le pays idyllique d’un tel management, le réel, c’est le visible, le social, c’est un ensemble d’agents. Dès lors, ce qu’on ne peut pas comprendre par des chiffres ou à cause d’une non répétition, n’existe pas. Une telle absurdité, c’est ce que postule, en filigrane, le management mainstream qui ne prend au sérieux que les apparences au grand dam du sujet pensant et agissant, intégré dans un système de relations c’est à dire de pouvoirs. Cette réduction de l’Homme à sa dimension objectivable n’est pas illogique car elle est nécessaire pour le traiter en « ressource » humaine. Il s’agit, ni plus ni moins, d’une vaine tentative de programmation de l’Homme alors que la conduite rationnelle de ce dernier est difficilement programmable car elle est toujours un amalgame de différentes formes de rationalités (la rationalité instrumentale n’est qu’une des formes possibles de rationalités). Qui plus est, l’anomal n’est jamais une perturbation ou un bruit mais une ode à ce qui fait l’Homme : sa singularité

  • L’importation aveugle et partielle de concepts et de théories venant de diverses sciences

Pour compenser les « pertes » du sujet simplifié et transformé en ressource (humaine), d’une part, on importe opportunément toute théorie et tout concept provenant d’autres sciences (anthropologie, psychologie, physique, mécanique…) sans en assumer la complétude, les conditions de possibilité, le sens circonscrit et d’autre part, on s’adonne à la généralisation hyperbolique de résultats fragmentaires. L’importation du concept de culture en entreprise en est une bonne illustration. La culture est un objet fondamental pour les anthropologues et les ethnologues (et bien d’autres spécialistes) qui mettent des dizaines d’années à comprendre partiellement une culture. Importée dans le management mainstream donc en entreprise, aucune précaution d’usage n’est alors nécessaire, on y parlera désormais de « plan de transformation de la culture de l’entreprise », de « pilotage de la culture de l’entreprise » comme si cette dernière était un objet de gestion facilement identifiable, modélisable à souhait et perméable à tous les traitements. Idem pour les mesures/indicateurs, les statisticiens savent les utiliser avec précaution car comme le stipule la loi de Goodhart que tout bon statisticien connaît, une mesure qui devient un objectif, cesse d’être une bonne mesure. En entreprise, les mesures deviennent vite des objectifs qu’il faut piloter, ce qui non seulement n’a aucun sens mais conditionne les esprits pour qui la carte devient le territoire avec toutes les manipulations et fraudes à la clé : il est beaucoup plus facile de manipuler la carte que le territoire.

Le management-phraséologie

Dans cette entreprise de construction de l’Homme actionnable par la simplification et l’importation de résultats partiels décontextualisés, la phraséologie devient le management c’est à dire le ciment nécessaire pour agir dans le sens souhaité tout en façonnant les esprits comme l’hypnotiseur qui avec ses tours nous détache de la réalité pour nous faire accepter ses ordres, nous transformant ainsi en comédien d’un spectacle dont on n’a pas lu le scénario. Comme Valery, je pense qu’il y a « quelque chose pire que l’absence de définitions et de noms exacts, c’est l’apparence de définitions et de noms exacts ». A la différence de l’hypnotiseur qui, à la fin de son tour, vous « réveille », la phraséologie agit comme un cancer de l’esprit car le retour en arrière est difficile pour l’esprit contaminé. Elle façonne un type d’homme prêt à enjamber le réel car comme nous l’apprend Emmanuel Mounier, à force d’ignorer, on oublie, à force d’oublier, on nie. La phraséologie, comme l’avait vu Kraus est un meurtrier de l’imagination. Elle est donc tout sauf neutre car elle transforme les Hommes en choses et les choses en Hommes en paralysant complètement l’imagination qui, dans un environnement de plus en plus complexe, demeure l’assurance vie suprême de toute organisation.

Un monde insensible au vrai et à la souffrance d’autrui

Ce qui tue l’imagination, tue l’avenir des organisations nonobstant les discours (marketing) actuels sur « l’intelligence collective ». Il n’y a pas d’intelligence collective, d’intelligence supra-individuelle devons-nous dire pour être rigoureux, dans les entreprises où règne en maître la phraséologie car comme le note François Daniellou, « les mots et les concepts qu’il est possible d’utiliser dans une entreprise, dans un milieu, à un moment donné, constituent aussi une injonction sur les formes de pensée ». On devient l’homme de son uniforme disait Napoléon, nous savons, au moins depuis Kraus, qu’on devient l’homme de sa phraséologie car cette dernière oriente à la fois les pensées et les sentiments. Klemperer l’explique brillamment dans son grand ouvrage sur la langue du 3ème Reich, la langue dit-il « régit tout mon être moral d’autant plus naturellement que je m’en remets inconsciemment à elle…Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelques temps l’effet toxique se fait sentir. Si quelqu’un, au lieu « d’héroïque et vertueux », dit pendant assez longtemps « fanatique », il finira par croire vraiment qu’un fanatique est un héros vertueux et que, sans fanatisme, on ne peut pas être un héros ». Parler et penser sont un, disait Kraus, ainsi, l’absence totale de respect pour le langage s’accompagne d’une absence de respect aussi complète pour l’être humain lui- même (Bouveresse).

Le monde du travail, fenêtre sur la société

Croyant comme d’autres en la centralité du travail c’est-à-dire au rôle éminemment important des entreprises et des organisations pour notre destin comme civilisation, je pense que lorsque le réel est enjambé grâce à la phraséologie, ce que Kraus avait redouté advient inexorablement : des hommes désensibilisés à la réalité (ou du moins ce qui ne les touche pas concrètement) par le récit, avec une insensibilité au vrai comme valeur (Engel et Mulligan).

Dès lors, nous construisons une humanité (composée d’enjambés et d’enjambeurs) qui comme le dit Kraus « ne sent rien jusqu’à ce que l’on touche à sa propre peau, ne perçoit dans la règle que l’exception, ne reconnaît son semblable que sous le concept de son personnage principal, ne réagit à la perte de son voisin que comme aux fluctuations de la chance et de la malchance, et se fait l’effet d’être déjà altruiste quand elle ne tire pas un profit usurier de la misère… ». Nous sommes tous témoins de cela dans les organisations. La duplicité, l’égoïsme, le fayotage, la morale de circonstance, la violence symbolique y sont souvent la norme. Qu’on ne s’étonne donc pas, comme l’avait vu Kraus, que le mélange entre « la toute-puissance du manque de caractère » produite ou induite par la phraséologie « en liaison avec une volonté crapuleuse », produit toujours des calamités. La phraséologie managériale qui arme la guerre économique (comme la guerre tout court, avec la presse, ce qui fut le grand combat de Kraus), transforme aussi l’encre en larmes si ce n’est pas en sang (comme dans toute guerre) avec l’augmentation des maux du travail qui peuvent aller jusqu’au suicide.

La nécessité d’un « nettoyage de la situation verbale » (Valéry) avant toute mise en œuvre d’un engagement

C’est donc une évidence de dire que toute réforme des entreprises et du management passera par une lutte acharnée contre la phraséologie si vous voulons avoir les armes adéquates pour faire face aux enjeux d’une entreprise intégrée dans un écosystème de plus en plus complexe, qui a beaucoup promis à la société (responsable sociale et environnementale notamment) et peu donné pour l’instant. En effet, il n’y a pas de responsabilité sociale et environnementale sans responsabilité devant le langage, la première des responsabilités car elle définit toutes les autres : on ne construit rien de concret et de soutenable sur la fausseté car la responsabilité nécessite toujours de penser sans fard le réel, penser c’est parler disait Kraus.

La lutte contre la phraséologie mérite autant d’engagement que la lutte contre les discriminations, à une différence près : la phraséologie est devenue, dans beaucoup d’entreprises, normale comme l’air qu’on respire car la doxa managériale est devenue une religion. Cependant nous savons avec Valéry que « la foi n’est pas compatible avec la description et la définition précise des choses auxquelles elle ne s’applique ni des formes réelles qu’elle peut prendre ». La tâche sera donc âpre.

Nous pourrons néanmoins nous adosser sur les épaules de Karl Kraus (et bien d’autres), peu connu d’une littérature managériale stérilement féconde mais qui inspira à Adorno, l’un des principaux représentants de l’Ecole de Francfort, cet hommage mémorable : « la non science, l’anti-science de Kraus surpasse la science ». Les chercheurs, consultants et praticiens en management qui veulent s’atteler à la diplomatie des disciplines que j’appelle de mes vœux pour sortir de l’enjambage du réel, gagneraient à étudier son œuvre qui est plus que d’actualité lorsque nous avons à démonter les ressorts de la phraséologie devenue le ciment d’une culture organisationnelle assise sur un « surprenant mélange de sensibilité aux détails et d’insouciance devant l’ensemble » comme l’avait si bien remarqué Musil. En attendant d’organiser la lutte contre cette « catastrophe de la mise en phrases » devenue la norme, « tout homme qui parle doit être arrêté. Il est en état de vagabondage linguistique » (Charbonneau)