« L’hybridation du travail », concept salvateur ou bombe à retardement ?

S’il y a un concept qui occupe le devant de la scène médiatique (et pas que), c’est bien le concept « d’hybridation du travail ». Avec le Covid et les enjeux du travail à distance, « l’hybridation du travail » s’est « imposée » comme une nécessité pour les entreprises face aux transformations du « travail ». Il est défini comme le bon dosage entre le télétravail et le travail en présentiel (au bureau). L’idée force est de dire que le « travail » ne sera plus jamais comme avant et que les entreprises doivent s’adapter à cette nouvelle donne. En effet, la crise a montré que les travailleurs pouvaient travailler de chez eux et satisfaire leurs obligations. Il y a donc très peu de raisons pour ne pas pérenniser au moins partiellement ce rapport nouveau à l’entreprise d’autant plus qu’il permettrait d’engendrer des économies en termes de coûts de structures pour les entreprises (immobilier notamment). En outre, un nouvel équilibre vie-privée vie professionnelle bénéfique aux travailleurs semble avoir émergé dans bon nombres de cas. « L’hybridation du travail » serait donc, à priori, un deal gagnant pour les entreprises et pour les collaborateurs.

Il manque l’essentiel à ce raisonnement.

1 . Le travail est par définition hybride. Le concept d’hybridation du travail est un pléonasme. En effet, si travailler, c’est couvrir l’espace entre le travail prescrit et le travail réel (Dejours), « on est incapable de délimiter par des critères généralisables la façon dont le travail convoque la personnalité, bien au-delà du temps et du lieu de travail (inséparabilité travail-hors travail). On ne sait pas actuellement mesurer le temps psychique et intellectuel qu’un travailleur consacre à son travail pour acquérir les habiletés et les compétences dont il a besoin afin d’atteindre les objectifs et d’accroître les performances ». Pour parler de manière triviale, on peut travailler en attendant son bus, devant l’école de ses enfants, en faisant ses courses ou même dans sa voiture ou dans son bain. L’erreur est de penser que le travail, c’est le résultat du travail et qu’il peut être situé. Ce qui est en jeu aujourd’hui n’est pas l’hybridation du travail mais d’une part le rapport au présentiel et d’autre part la reconnaissance du travail invisible (enjeu fondamental) qui échappe aux critères quantitatifs de mesure de la performance du travail. Avec ce concept d’hybridation du travail, on retrouve les vieux démons du management et de la gestion des entreprises : les confusions conceptuelles et linguistiques qui débouchent toujours sur le traitement des symptômes en lieu et place des causes profondes.

2. Résumer l’expérience acquise durant la crise du covid au concept (vide) d’hybridation du travail, c’est faire fi de l’appel au secours lancé par bon nombre de collaborateurs. Ceux qui ont tenu « la maison » lors du pic de la crise, ce sont les managers de proximité (cf. la grande étude du sociologue François Dupuy) car ils ont pu, par la force des choses et les exigences du réel, s’affranchir de nombreuses procédures. On leur a fait confiance car il n’y avait pas le choix et ils ont montré qu’ils en étaient dignes. Il ne faut juste pas écouter ce message, il faut l’entendre. Cela nécessite de réellement capitaliser l’expérience acquise durant cette crise hors norme : quel positionnement des managers intermédiaires ? que faire des procédures dont les entreprises ont pu se passer pour résister à la crise ? quels sont les enjeux de pouvoirs s’il fallait pérenniser une telle philosophie gestionnaire ? Comment baisser la pression procédurière ? Que faire des fonctions dont le cœur de métier est la production quotidienne de procédures… ? Avec ces questions, nous sommes bien loin des enjeux limités du savant dosage entre travail à distance et présentiel qui ne va hélas produire qu’une nouvelle salve de procédures.

3. La véritable transformation d’après crise, ce n’est pas « l’hybridation du travail » mais la simplification. Eu égard aux enseignements de la crise mais aussi aux nombreuses études réalisées bien avant la crise, il est nécessaire aujourd’hui de s’accorder sur un passif acceptable qui puisse permettre de sortir de l’illusion de contrôle et permettre aux collaborateurs de ne plus être corsetés par des procédures qui vous disent ce qu’il faut faire, comment il faut le faire et pourquoi il faut le faire. C’est une nécessité si l’entreprise veut réengager les collaborateurs face aux défis technologiques et environnementaux. Les moments difficiles de la crise ont été paradoxalement une parenthèse enchantée fortuite pour les collaborateurs (beaucoup se sont enfin reconnus dans leur travail car ils y pu y mettre leur patte sans être infantilisés par une mauvaise procédure ou un mauvais chef). Cette confiance arrachée a été le moteur de ses femmes et ses hommes.  Cette expérience quasi inédite de la confiance doit être un catalyseur de transformation mais aucunement une nouvelle rampe de transformisme et d’innovations conceptuelles sans lendemain. La complexité des entreprises ne pourra pas être traitée par davantage de procédures mais par davantage de solidarités donc de coopération. Espérons que cette crise nous aura appris à faire confiance à des collaborateurs qui en dehors du travail gèrent ou administrent des situations souvent bien plus complexes qu’en entreprise. Espérons que la sagesse nous permettra de méditer sur ces mots du Cardinal de Retz : « On est plus souvent dupé par la défiance que par la confiance ».

Quand tout le monde devient « expert » en management mais personne ne fait autorité : la malédiction de Saint-Just

S’il y a un domaine dans lequel la maxime de Lichtenberg, a tout son sens, c’est bien le management : « une des applications les plus étranges que l’homme ait faites de sa raison est sans doute celle de considérer comme un chef d’œuvre le fait de ne pas s’en servir, et, né ainsi avec des ailes, de les couper et de se laisser tomber comme cela du premier clocher venu ».

Le management, bien que devenu fondamental dans nos vies de travailleurs mais aussi de citoyens, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, souffre de ce que j’appelle le paradoxe de la double ignorance c’est à dire la propension qu’ont de plus en plus de personnes pour qui le management représente un intérêt certain, à ne pas faire le distinguo entre leurs opinions sur le sujet et la « vérité », allant jusqu’à ériger des « lois » et des recommandations basées sur ces opinions, comme un chauffard qui donnerait des leçons de conduite car n’étant pas « conscient » d’en être un. D’ailleurs le chauffard, c’est toujours l’autre.

Nous retrouvons ainsi dans le domaine du management le constat général fait par Jacques Bouveresse sur le recul de la vérité au profit de la sincérité:  « Nous en sommes arrivés aujourd’hui à une situation préoccupante, dans laquelle la sincérité de la croyance semble autorisée à remplacer sa vérité et à dispenser de toute obligation de donner des raisons ».

Le management est aujourd’hui gangrené par l’abstraction et le formalisme, ce « délire logique », « aveugle au concret et à l’existence » (E. Morin), beaucoup de choses ont été écrites sur le sujet. Néanmoins, ce ne sont là que des conséquences car même les attributs d’une pensée rigoureuse sont désormais ignorés notamment l’impossibilité « de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties »(Pascal). Une des causes premières de cette dérive rationaliste et obscurantiste, c’est un management malade d’opinions érigées en doctrines sans qu’aucune autorité n’émerge pour aider à y voir clair et juste.

En effet, alors qu’un art comme la médecine mobilisant une multiplicité de savoirs scientifiques et techniques dispose d’autorités régulatrices, l’art du management, bien qu’art de l’Homme en est dépourvu alors que ce dernier mobilise aussi (normalement) plusieurs savoirs et techniques et impacte, dans un autre registre non moins important, nos vies. J’ai d’ailleurs l’habitude de dire, sous forme de boutade, que le management, c’est comme une religion sans « clergé », ce qui a pour conséquence que tout le monde est (se croit)  habilité à dire et à faire n’importe quoi en son nom.

Si tout le monde fait autorité, personne ne fait autorité. Alors pourquoi une telle vacance de l’autorité dans le management  ?

Contrairement à la médecine dont la finalité est partagée par presque l’ensemble des parties prenantes (praticiens, chercheurs, citoyens, autorités de régulation…), il y a d’ailleurs une définition officielle de la santé par l’OMS, la finalité du management varie en fonction de la nature des acteurs et de leurs intérêts. Ainsi, ceux qui sont dans l’action recherchent souvent dans le management sa dimension opératoire c’est -à -dire productrice d’efficacité hic et nunc sans autre velléité. D’ailleurs, si vous voulons être rigoureux, nous ne devrions pas parler de « management », au singulier mais de « managements« , chaque entreprise ayant ses finalités opérationnelles et donc son « propre » management, le seul invariant entre les « managements » étant peu ou prou le degré d’humanisme verbal et le degré d’obstination des « managers » pour satisfaire les objectifs qui leurs sont assignés quelque soit le prix à payer. Quant à la  recherche en management, lorsqu’elle ne s’enfonce pas dans « l’extrapolation hyberbolique de résultats partiels » pour se rapprocher de plus en plus de l’essai et ainsi s’éloigner de la science, elle peine souvent à pénétrer la pratique avec un système de « publish or perish » qui a fait émerger une recherche hors sol dont la finalité n’est que le volume de publications et le nombre de citations par publication. 

Dès lors, comme tout art de l’Homme, du moment où l’objet du management ne s’inscrit plus dans un dessein humain collectif qui est de « permettre aux Hommes de mieux vivre » (comme c’est le cas par exemple pour la médecine), il ne se résume plus qu’à une simple technique de pouvoir sur autrui, alimentant tous les dogmes. De fait, aucun savoir sérieux n’est alors possible car tout devient affaire de goûts et d’intérêts basée sur « ce qu’on pense utile de croire ». Ainsi on commente moins un management devenu « liquide » que les anecdotes et les intérêts autour, d’où la prolifération « d’experts » bien que sincères,   partagent les mêmes tares que les philosophes dont parlait Paul Valery, qui prennent une  « hypallage pour une découverte », une « métaphore pour une démonstration », un « vomissement de mots pour un torrent de connaissances capitales », eux-mêmes pour « des oracles ».

Il y a donc urgence à redonner corps au management en le (re)positionnant comme une véritable « science de l’homme et de la société » au sens de Francois Perroux afin d’en délimiter les contours et ainsi donner du sens aux discours et aux outils : il n’y a pas de sens sans limite. Les sciences du travail (l’ensemble des disciplines pouvant éclairer notre connaissance de l’homme au travail : sociologie, psychologie,  psychodynamique du travail, droit, sciences politiques, ingénierie…) et la nécessaire et indispensable diplomatie des disciplines (je ne parle pas de cette chimérique hybridation des disciplines qui pour moi reste un slogan) peuvent apporter cette légitimité nécessaire au corpus managérial pour que  « le tenir pour vrai » soit réduit à sa plus petite expression au fur et à mesure qu’on progresse dans la quête d’un savoir véritable.  C’est ainsi que l’abstraction et le formalisme pourront être efficacement combattus non pas par les bons sentiments mais par un combat effectif pour la « vérité »…de l’homme au travail afin que le rationnel ne prenne jamais le pas sur le vital.

Dans cette optique, sur un sujet d’actualité important comme le travail à distance par exemple, nous serons plus enclins à ne pas faire fi du réel au profit de l’écume des choses et du « bon sens ».  Le travail à distance n’est pas une découverte, il ne s’est pas développé avec le Covid car du moment où les méthodes de management ont engendré, au fil du temps, une distanciation psychique des collaborateurs entre eux et entre ces derniers et leurs « managers », le travail à l’ère du Covid ne fait que rajouter une nouvelle dimension (éloignement géographique) à ce travail « à distance » : la proximité géographique a peu d’impact sur l’éloignement psychique. Réfléchir sur les enjeux du travail à distance dans un monde hanté par le Covid et insuffler des pratiques managériales nouvelles, sans prendre en compte cette connaissance disponible, c’est passer à côté de l’essentiel car en faisant fi de l’infinitus nexus causarum (la succession de l’ensemble des causes et des effets), nous traitons les symptômes en lieu et place des causes. Qui oserait concevoir un avion en faisait fi des lois de la physique ? Construire des théories et des pratiques managériales en faisant fi du savoir disponible sur l’Homme au travail, c’est aller inexorablement vers un crash humain, social et bien sûr économique car l’imagination et la parole peuvent tout mais le réel est toujours étroit. Le management ne peut pas servir les Hommes si la connaissance holistique de l’Homme n’est pas sa priorité. Mintzberg a raison, on ne peut pas apprendre la psychologie à quelqu’un qui n’a jamais vu un être humain.

Pour conclure, il est important de dire que le management n’est pas et ne doit pas être une affaire de goûts encore moins une affaire d’anecdotes d’autant plus que l’Homme qui y est en jeu, n’est pas cet Homme chimérique dont on parle dans les grands discours de tribuns mais celui dont le travail est une exigence quotidienne sur son existence et dont l’esprit infuse dans la cité. En effet, c’est aussi dans l’entreprise que nous créons la société dans laquelle nous voulons vivre d’où l’importance de prendre la quête de la vérité au sérieux si nous ne voulons pas que chacun soit son propre centre et que nous nous éloignons de plus en plus les uns les autres.  Si le management est une discipline, ceux qui la théorisent et/ou la pratiquent doivent se tenir à une discipline : celle de s’inscrire dans un débat construit et constructif arbitré par les sciences de l’Homme et de la société.

Nous pourrons ainsi lutter contre le poison que représente le joséphisme managérial actuel (tout pour le collaborateur, rien par le collaborateur), cet effet absurde d’un management qui a toutes les qualités sauf celle d’exister bien que beaucoup commenté. Saint-Just n’a toujours pas été démenti : « tous les arts ont produit leurs merveilles; seul l’art de gouverner n’a produit que des monstres ».

Pourquoi un management « efficace » est antinomique avec la responsabilisation sociale et environnementale des entreprises ?

une statue avec un masque

Manager, c’est insuffler directement ou indirectement des contributions positives et soutenables dans un environnement donné.

C’est donc un acte politique dans le sens où le manager doit chercher à préserver le sens des ensembles pour satisfaire des objectifs de différentes natures, souvent contradictoires dans un commerce temporel donné : se situer hic et nunc, en se projetant à partir du passé tout en donnant des gages au futur.

Cependant, l’homme est plus prompt aux jugements d’ingénierie (lier les choses, les corréler) qu’aux jugements de conséquences (évaluer les conséquences donc les limites des enchaînements de ses actions) à cause d’un mode de raisonnement linéaire causal imparfait pour appréhender la limite et le prix à payer. 

Ainsi, on peut manager efficacement (à partir d’actions efficaces qui produisent l’effet attendu) sans manager convenablement (d’une manière soutenable qui convient dans le temps et dans l’espace) car on peut être efficace et manquer d’esprit de justesse (Pascal), aveugle aux conséquences de ses actes et à la Médiété.

Comment dépasser cette dualité efficacité – soutenabilité ?

1. Sortir du mythe d’un management neutre en prenant conscience du danger que représente l’acte de manager.

« Le chimiste n’est pas disqualifié en tant que savant parce qu’il est conscient du caractère dangereux des explosifs, par contre est dangereux le chimiste qui n’en est pas conscient » dit Bertrand de jouvenel. Comment ne pas être conscient du danger que représente le management c’est à dire ce qui est devenu l’acte des actes ? Cette agressivité (dans le sens premier du terme) rationalisée apte à créer ou détruire ? Le management est ambivalent car sa force, c’est aussi son poison : plus d’efficacité se paie toujours par moins d’harmonie. En être conscient, c’est commencer en à dompter les limites.

2. Instituer  « l’arrangement » comme acte fondamental du management.

Le mythe de la solution est tenace comme le rappelle Bertrand de Jouvenel car « la solution » éveille en nous les souvenirs de l’école.
Solutionner, « c’est satisfaire pleinement les données d’un problème ». Dans le cas d’un « problème » managérial, les données du « problème » étant de nature différentes et souvent contradictoires, aucune solution ne peut les satisfaire pleinement. Seul un « arrangement » est de mise c’est à dire toute action permettant un compromis acceptable eu égard aux données du « problème », qui respecte les parties prenantes et qui ne sacrifie pas le futur pour le présent.

L’arrangement n’a donc pas « la force irrésistible de l’évidence », il est ainsi rarement définitif, une revoyure pouvant  être nécessaire si les données du « problème » évoluent.

Prendre en compte le danger que représente l’acte de manager et instituer l’arrangement comme acte fondamental du management ne se feront pas du jour au lendemain. Le changement des représentations nécessite une éducation sérieuse. Tant que les lieux de socialisation (l’école mais aussi aujourd’hui l’environnement familial…) continueront de « produire » ce « minimum humain policé » dont parlait Edgar Morin dès les années 60 dont l’esprit est critique que pour mieux se conformer, cet Homme, biberonné à l’intelligence de rapt c’est à dire à « prendre sans comprendre », à « ne comprendre que pour prendre », le management continuera d’être une technique de pouvoir de celui qui l’utilise avec l’injonction de ne décider qu’en fonction des intérêts de ce dernier, laissant de fait peu de place à l’arrangement c’est-à-dire à un management situé, une prise en compte des communs et de l’incalculable quoi qu’il en coûte.

Sans cette hominisation du futur travailleur qui est avant tout un sujet et un citoyen, nous continuerons de nourrir l’illusion qu’une solution technique (statut à mission, comptabilité inclusive, système de bonus-malus…), aussi pertinente et utile qu’elle soit, pourrait à elle seule (ou cumulée avec d’autres solutions techniques), permettre de répondre aux enjeux de responsabilisation sociale et environnementale des entreprises.  C’est un vœu pieux.

La responsabilisation des entreprises ne passera que par la reviviscence de la mise en débat du rationnel et du raisonnable par le truchement d’un management qui assume sa non neutralité et des hommes enclins à une certaine « éthique de la non puissance ».

Manager en 2050 : s’adapter ou se révolter ?

Pour le compte du magazine Recto/Verso d’Eurogroup Consulting, il nous avait été demandé, à David Autissier (Directeur de la Chaire Essec du Changement et de la Chaire Essec IMEO) et à moi même, de dire ce que pourrait être « manager en 2050 ». N’étant pas futurologue, j’ai quand même accepté l’exercice qui nous sortait de l’ordinaire. Voici le résultat :

Qu’est-ce que nous apprend l’effondrement (rapide) de l’armée afghane sur les entreprises et les organisations en général ?

1.     Il faut être humble devant la « culture » : L’armée afghane, selon les spécialistes, était gangrenée par la corruption, l’illettrisme voire l’obscurantisme. Cruelle désillusion de penser qu’investir des milliards d’euros dans la formation puisse changer les manifestations d’une « culture » à fortiori la culture elle-même. Une culture est tout sauf « gérable », il est temps pour les organismes étatiques et les entreprises d’en finir avec le doux rêve de transformer une « culture » comme on transforme un local désaffecté.  

2.     Pour « faire tout son possible », la prescription ne suffit pas : L’armée afghane avait été pensée par les plus grands experts militaire US et de l’OTAN. Néanmoins, les structures organisationnelles (processus, procédures…) ne suffisent pas pour forger une communauté de destin, des dynamiques humaines, ni une coopération vertueuse. Il faut être naïf pour penser qu’un militaire puisse aller au combat, se sacrifier parce que les procédures sont de bonne qualité. Idem dans l’entreprise, ce qui donne « une raison de faire tout son possible » n’est jamais dans les procédures mais dans l’organique c’est-à-dire les dynamiques sociales et les valeurs qu’elles véhiculent.

3.      La bourse aux valeurs n’existe pas : quelque soit la grandeur des valeurs qu’un groupe porte, il est illusoire de vouloir les faire accepter aux autres de manière « top down » et à plus forte raison par la force. Les valeurs portées par les militaires US et l’OTAN et plus généralement par la communauté internationale ne peuvent être audibles par les afghans (et donc les militaires) que si elles entrent en résonance avec leur vécu sinon elles restent des slogans. Entre un slogan et une valeur, ce n’est pas une différence de portée mais de nature. Un slogan est une valeur « morte » c’est-à-dire une valeur dont on a retiré l’essentiel c’est-à-dire le caractère motivationnel de l’objectif désirable qui parle à nos sens. Dans toute organisation, on le voit dans les entreprises, travailler à partir du réel et faire émerger les « vraies » valeurs du terrain sera toujours plus fastidieux que de travailler avec des slogans.

Dans toute transformation (armée, entreprise…), ce qu’il faut combattre, c’est « la séparation des esprits et des âmes ». Camus avait encore raison. Pour cela, la seule vision ingénierique ne suffit pas, elle est même souvent contreproductive à moyen/long terme. Il faut fertiliser le regard et les approches avec les sciences humaines et sociales (histoire, sociologie, psychologie…) non pas pour faire « exotique » mais pour comprendre avant d’agir. Comme le dit Francois Dupuy, il n’y a pas d’action efficace et soutenable sans connaissance.

L’entreprise, le management et la romantisation des problèmes.

Si nous nous fions au philosophe Gabriel Marcel, un problème, « c’est quelque chose qu’on rencontre, qui barre la route. Il est tout entier devant moi ».  La solution est souvent technique ou mathématique. Il l’oppose au mystère qui « est quelque chose où je me trouve engagé, dont l’essence est par conséquent de n’être pas tout entier devant moi », ici point de solution technique mais des arrangements non définitifs.

Si nous faisons nôtres ces définitions, penser que l’entreprise serait un ensemble de problèmes à résoudre est un crime contre le réel;  faire du problem solving, la tâche indépassable du manager, en lieu et place de la formulation de problèmes est un crime contre l’esprit.

En effet, la romantisation des problèmes est très vivace en entreprise car le problème y est perçu comme évident dans le sens étymologique du terme c’est-à-dire qu’il se laisse « voir », partout et tout le temps. Au prix de confusions conceptuelles (Wittgenstein), nous réduisons ainsi le réel au visible voire au palpable et pire, au chiffrable : nous nions le caractère multidimensionnel de la complexité et par voie de conséquence le « caractère essentiel de l’inutile’. 

Ce réalisme irréaliste repose sur un savoir paresseux, amputé de l’essentiel et pour lequel « savoir c’est pouvoir », « comprendre, c’est être capable de refaire », « le réel, c’est ce qui se répète ». Cette conception étriquée de l’action n’en est pas moins performative : l’efficacité à la fois moyen et finalité, plus rien n’arrête la force. Dès lors, l’État technique dont parlait Bernanos et  l’entreprise qui nie la complexité du réel partagent le même ennemi : «l’homme qui ne fait pas comme tout le monde» – «l’homme qui a du temps à perdre » – ou encore  « l’homme qui croit à autre chose qu’à la Technique » ».

La singularité ainsi devenue anomalie, il faut la débusquer même dans les subjectivités, la procédure aidant.

Les conséquences d’une telle romantisation du problème sont donc bien réelles.  Ainsi le travailleur est érigé au rang d’abstraction car  transformé en matériel humain répondant à des influx externes. En niant la dimension ontologique et sociale de l’Homme, on fait comme si la  rationalité des réponses aux enjeux, réduits en  problèmes, règlent (définitivement) toutes les questions (existentielles, sociales, sociétales…).  D’autre part, cette pratique abstraite du management fait émerger un discours managérial abscons, comique pédant (schopenhauer) qui engendre à son tour des pratiques managériales hors sol.

A défaut de revenir à une conception politique de l’entreprise apte à préserver  le sens des ensembles (l’Homme, le travailleur, le citoyen) en nous ancrant dans un réel situé, nous serons définitivement condamnés à « bricoler dans l’incurable » c’est à dire à  nous satisfaire de l’humanisme verbal et des vœux pieux au prix d’une entreprise qui divorce de l’homme et de la société.

Qu’est-ce que nous apprend la mise en œuvre du pass sanitaire sur le management et l’entreprise en général ?

Il ne s’agit pas ici d’être pour ou contre le pass sanitaire, chaque citoyen se positionnera.

Ce qui est intéressant à analyser, c’est la dynamique, la métaphysique qui fait souvent plébisciter une solution technique.
Dennis Gabor, prix Nobel de physique en 1971 a verbalisé cette expansion quasi mystique de la technique. C’est la loi de Gabor.
Que dit cette loi ? Cette dernière stipule que tout ce qui est techniquement possible sera réalisé quel que soit le prix à payer. Jacques Ellul ira plus loin avec ce que j’appelle la loi Ellul : plus les problèmes sont pris au sérieux et donc à traiter d’urgence, plus la solution technique sera plébiscitée, plus on se désintéressera de ce qui ne l’est pas.
Ces deux lois sont valables en politique comme en entreprise.
 C’est ainsi qu’en entreprise, pour créer des liens entre les collaborateurs, on préférera organiser des séminaires de team building (balades en forêt, paint-ball…) au lieu d’instituer les conditions de la coopération sur la scène même du travail, tâche autrement plus difficile mais beaucoup plus « réaliste ». En effet, ces séminaires sont importants mais il est tout à fait illusoire de penser que les motivations d’un collectif de travail seraient extrinsèques au travail lui-même. Dans un autre registre, il est beaucoup plus facile d’administrer un questionnaire sur la qualité de vie au travail et d’en déduire des mesures en surplomb du travail que de travailler sur la qualité même du travail afin, qu’au-delà du baby-foot dans le couloir, les collaborateurs, malgré les contingences du réel, continuent à se reconnaître dans ce qu’ils font donc dans ce qu’ils sont (pas de bien-être sans bien faire comme le dit si bien Yves Clot). 
On peut aussi citer les reporting tous azimuts souvent préférés à la confiance (moins coûteuse mais bien plus difficile à instituer) qui ne donnent généralement qu’un sentiment de contrôle et qui finissent par emboliser la capacité à faire des managers en les éloignant du terrain.
On pourrait multiplier les exemples que ce soit en politique avec l’inflation législative (ex une loi par fait divers comme si une loi pouvait éduquer, soigner, accompagner…) ou en entreprise, avec la procéduralisation de tout ce qui peut l’être (le télétravail risque d’en faire les frais si l’on y prend pas garde, à lire : l’étude de Francois Dupuy sur le télétravail à l’ère du Covid).
La loi de Gabor et son corollaire la loi Ellul nous mettent en garde contre deux faits sociaux de notre temps : prendre les symptômes pour les causes, choisir la technique en lieu et place de l’organique par soucis d’efficacité hic et nunc. Ce sont toujours des victoires à la Pyrrhus en entreprise comme en politique car les faits sont têtus et le retour de bâton n’est jamais loin.  # solution technique

Pourquoi le mauvais management sape les fondements de la société ?

Il y a plus de 70 ans, Constance Reaveley et John Winnington, dans leur ouvrage « Industry and Democracy » nous alertaient sur l’irrationalité consistant à « maintenir sa dévotion à un système politique, parce qu’il préserve la liberté, de faire des guerres pour le défendre, et en même temps, admettre un mode d’organisation industrielle qui tend, incessamment et tenacement, à le miner ».

Même si les entreprises d’hier ne sont pas celles d’aujourd’hui, le travail rend toujours malade lorsqu’il est désœuvré de l’œuvre. Jadis comme aujourd’hui, la réalité managériale, dans bien des cas, est loin d’être réjouissante.

En effet, un management, auréolé du romantisme des chiffres, forgé à partir d’un savoir paresseux pour lequel le réel, c’est ce qui se répète, a pris le pouvoir.

Le développement quantitatif des dispositifs de management changeant leur qualité, ces derniers ne sont plus à portée d’Homme, ils le dominent. Le maximum d’efficacité pour préserver la cohérence du tout entraîne inexorablement le minimum de cohésion (éclatement des collectifs de travail, deni des métiers…) ainsi que le minimum de liberté (tarissement des marges de manœuvre).

Sans liberté, il n’y a ni initiatives, ni responsabilisation ni communs et donc point de sentiment de participation à une oeuvre qui nous dépasse.

Le management, en devenant le lit de procuste du travailleur, n’est pas sans conséquence pour la société.

Le premier effet, c’est l’introduction conquérante dans la vie de la cité, de l’intelligence de rapt, excroissance pathologique de la culture de commerçants, dont parlait Nietzsch. Outre la « gouvernance par les nombres », cette pensée instrumentale est érigée en doctrine (le contraire de « l’intelligence de sympathie », ciment d’une société saine): pourquoi cotiser pour la sécurité sociale si je ne suis jamais malade ? Pourquoi défendre les intérêts de la collectivité si je n’y trouve pas mon compte ici et maintenant ?….

Le second effet cristallise le désoeuvrement et le désengagement des travailleurs. Lorsqu’on est minoré dans son travail et esseulé, travail qui phagocyte une part essentielle de son existence, la tentation est grande de surinvestir cette frustration dans des causes totalisantes car de telles causes, portées sans nuance, donnent du sens à la vie comme la guerre peut donner du sens à un peuple meurtri. Celui qui n’a pas de raison de vivre, trouvera toujours une raison de mourir, ne serait-ce que symboliquement.

L’entreprise n’est donc pas juste un outil de production, c’est aussi et avant tout une collectivité humaine et un lieu de socialisation. La société lui confie, pour un temps, une partie de son corps social. A l’époque des raisons d’être « gadgets », ce rappel est plus qu’opportun. Il est illusoire de vouloir construire une société libre et démocratique avec un travail qui asservi. C’est un truisme de le dire.

Science : avec ou sans conscience ?

A l’époque du covid, la science nous « sauve » grâce à la vaccination mais nous « emprisonne» avec le pass sanitaire. Quelqu’un avait mis des mots sur ce phénomène paradoxal avec les mots d’aujourd’hui, il y a 50 ans.  Il s’agit de Bernard Charbonneau (1910-1996), illustre inconnu pour beaucoup de personnes mais non moins illustre, une pensée féconde car en avance sur son temps. Jacques Ellul lui doit beaucoup!
Pour lui rendre hommage en cette période troublée de « gouvernement par la technique » qu’il n’a cessé de craindre, voici un petit extrait de son ouvrage « le système et le chaos » édité pour la première fois en 1973. La lecture des événements actuels qui tendrait à mettre face à face les tenants de la vaccination et les tenants du doute voire du non-alignement n’est que l’écume des choses.

« La science a amélioré la condition des masses mais elle leur ôte chaque jour un peu plus l’autorité et le pouvoir qu’elle concentre aux mains de spécialistes. Tout pour le peuple, rien pour le peuple : telle est la devise de la démocratie scientifique. La science, nous l’avons vu, est toujours en tension avec la liberté parce qu’elle est science de la nécessité ; elle est contradictoire à l’égalité parce qu’elle est le privilège des savants. Si l’on y prend garde, le progrès des sciences aboutira insidieusement à une société où ni les personnes ni le peuple n’auront rien à dire.
La science en effet menace la démocratie dans son fondement même : la liberté et l’égalité de la connaissance. L’individu comme le peuple est libre d’agir parce que libre de connaitre ; mais l’un et l’autre ne se sont libérés de la connaissance révélée que pour mieux se livrer à une connaissance scientifique qui les domine d’encore plus haut. Les progrès de l’instruction, qui devaient permettre à tous d’accéder au savoir, ont couru en vain après ceux de la science. Son énormité, son abstraction et sa complexité grandissante dépassent la personne ; elle ne peut être que le fait d’une humanité impersonnelle. A plus forte raison dépasse-t-elle le petit d’homme ; là est le drame profond d’un enseignement qui doit choisir entre une formation scientifique spécialisée réservée aux meilleurs sujets et une culture générale bâclée donnée au plus grand nombre_ et le choix est dicté d’avance. L’univers moderne se refuse à la personne, en lui refusant tout d’abord le droit de le dominer par une vue synthétique. Penser, (et quelle pensée mériterait ce nom si elle n’était pas libre vue d’ensemble ?) ne peut plus être aujourd’hui que le fait d’un naïf ou d’un fou ; ou encore d’un gauchiste, car l’idéologie totalitaire est le complément des sciences spécialisées. Cette raison que le siècle des lumières avait cru donner à tout homme est aujourd’hui un paradoxe ; et seul est habilité à en user qui éprouve ce paradoxe au plus profond de l’être. En écrivant ce livre, j’ai choisi d’être fou exprès. » (page 30, Edition Sang de la Terre) #covid#science#science#formationThibaud Brière

Pourquoi la pléonexie organisationnelle est un frein majeur à la transformation des entreprises et du management ?

« C’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser » disait Montesquieu dans « De l’esprits des lois ». Ce constat éclairé sur la nature humaine est une des manifestations de la pléonexie c’est-à-dire le fait de vouloir toujours plus que sa part. Dans l’entreprise, vouloir plus que sa part et son corollaire, se penser plus indispensable qu’on ne devrait et dès lors, se croire légitime pour décider pour les autres voire régenter leur vie au travail, c’est ce que j’appelle la pléonexie organisationnelle. En effet, toute personne en entreprise, dans une position de pouvoir ou qui se perçoit comme telle, est portée à en abuser soit pour décider pour les autres soit pour faire à la place des autres.

Une telle attitude est un poison pour toute organisation car elle détruit les liens sociaux et in fine la performance en installant une dysharmonie sociale. La pléonexie organisationnelle ôte au travailleur qui en est affecté sa portion de légitimité grâce à laquelle il assure son développement tout en assurant le développement du collectif. C’est le fossoyeur de la zone proximale de développement (Lev Vygotski) et par voie de conséquence, de la confiance que les individus ont d’eux-mêmes et de leur contribution à l’œuvre commune.

La pléonexie organisationnelle exprime une tyrannie de l’égo, laquelle est constitutive de l’intelligence de rapt. Elle a longtemps été voulue et cultivée chez les travailleurs car elle était vue comme le moteur du dépassement de soi et de la quête perpétuelle de performance sans se poser la question du prix à payer. Le prix à payer, c’est un environnement de travail qui ne tient qu’artificiellement que grâce aux artefacts de la coordination. En effet, aucune coopération n’est possible dans un univers où la pléonexie règne en maitre car les conditions de la confiance n’y sont jamais réunies.

Malgré sa nocivité et le régime d’empoisonnement qu’elle institue chez ceux qui en subissent les conséquences, la pléonexie organisationnelle demeure un impensé dans les entreprises.

Alors qu’il existe des plans de lutte contre les risques psycho-sociaux, il n’y a pas de plan de lutte contre la pléonexie organisationnelle alors qu’elle est souvent une des causes premières de ces risques psycho-sociaux. En effet, la pléonexie peut être verticale ; dans ce cas, elle est incarnée par un manager « omniscient » et « omnipotent » dopé au sacro-saint privilège d’avoir des subordonnés (cf. lien de subordination dans le contrat de travail) et réfractaire au travail réel c’est-à-dire à tout imprévu. La pléonexie crée dès lors une séparation de fait entre conception et exécution et donc une incapacité pour ceux qui la subissent de se reconnaitre dans ce qu’ils font et donc dans ce qu’ils sont. Elle crée une obéissance non par autorité mais par violence symbolique. C’est une obéissance qui asservit. On le sait depuis au moins Simone Weil, la philosophe que « celui qui obéit, celui dont la parole d’autrui détermine les mouvements, les peines et les plaisirs, se sent inférieur non par accident, mais par nature. À l’autre bout de l’échelle sociale, on se sent de même supérieur et ces deux illusions se renforcent l’une et l’autre ». On crée symboliquement et factuellement une société de castes, une caste supérieure qui sait tout, veut tout penser et décider de tout et une caste inférieure qui vit contre un mur car n’étant jamais à l’origine des choses ou au moins une partie des choses : c’est la vie des chiens comme disait Camus.

Lorsque la pléonexie est horizontale c’est-à-dire entre collègues de même niveau hiérarchique, elle est soutenue par la concurrence entre pairs, par des techniques de motivation complètement délirantes ou par simplement le zèle de personnages « as if » ou incapables d’empathie envers l’autre. Une telle pléonexie détricote le sens commun essentiel au travail déontique pour mobiliser les énergies autour d’un ouvrage commun. Les travailleurs sont dès lors éloignés les uns des autres ; ainsi, il ne peut y avoir de collectif de travail ni de travail producteur de santé. Le travail qui est par essence une exigence sur une existence dans un collectif devient un fardeau qu’on porte tout seul. Ce n’est plus du travail mais de l’emploi. Les conséquences sont bien sûr psychologiques et sociales mais aussi économiques car aucune performance ne peut être durable et saine sans collectif de travail.

Les ravages de la pléonexie organisationnelle sont donc bien réels. La victoire de la logique gestionnaire sur toute autre lecture de l’organisation ne facilite pas une telle prise de conscience alors que ses conséquences sont lourdes : elle implique une transformation radicale des rapports sociaux au sein de l’entreprise en positionnant l’oppression psychique et sociale comme ersatz de la coopération. L’oppression peut être extrêmement efficace pour l’action à court terme, jamais à long terme dans le sens où, elle permet certes de minimiser les coûts de transactions mais elle réduit le faire-ensemble à sa plus petite expression : produire. Produire, ce n’est pas travailler. Travailler ne sera jamais produire. L’oppression est un crime contre la puissance d’expansion de l’Homme: c’est donc une impasse gestionnaire. C’est toujours une victoire à la Pyrrhus.

Reformer les entreprises et le management, passer du transformisme à la transformation, c’est être capable, entre autres, de penser les mécanismes et les processus gestionnaires qui permettent d’éviter qu’une forme déterminée d’oppression induite par la pléonexie soit remplacée par une autre. Il ne s’agit donc pas de traiter les manifestations de la pléonexie organisationnelle mais de s’attaquer aux causes premières ou du moins, aux conditions qui la rendent possible. Pour cela, il est indispensable d’agir au moins sur quatre typologies d’actions qui représentent autant de contre-pouvoirs pour minimiser la tendance quasi-naturelle à la pléonexie; il s’agit, comme le conseillait Montesquieu, pour se prémunir des abus de pouvoir, de faire de sorte que “par la disposition des choses”, “le pouvoir arrête le pouvoir”.

 Penser le travail en dehors du lien de subordination : les salariés acceptent un lien de subordination par le contrat de travail (tout salarié a un devoir d’obéissance envers ses supérieurs hiérarchiques) mais chose étonnante, l’article L 1121-1 du code du travail stipule que « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ». L’Homme n’est donc pas un bien meuble lorsqu’il rentre dans l’entreprise. Il garde sa dignité et ses droits fondamentaux. C’est du moins la théorie, en réalité, en plus du quadrillage panoptique par les procédures, il est placé dans un état de néoténie par le « pléonexe » qui s’estime légitime pour penser et décider pour lui. Ainsi, comme le dit un adage sénégalais, un homme à terre qu’on tire par les jambes ne choisit pas par où passe sa tête : on ne peut coopérer qu’entre égaux en dignité et cela n’entrave en rien l’autorité et la légitimité des uns et des autres ; Il est donc difficile de concevoir un management inclusif sans mettre en œuvre les conditions nécessaires au consentement libre et éclairé. Cela passe non pas par la force même si cette dernière peut être juridiquement légitime (légitimité formelle) mais par la délibération entre égaux (légitimité sociale). Dès lors, ne pas débattre sur le lien de subordination et ses effets organisationnels concrets, c’est assurément ne pas traiter une des causes premières de la pléonexie.

Faire du manager un ménageur : Au-delà des discours sur le management bienveillant, le manager est souvent positionné et vécu comme un chef. D’ailleurs, c’est celui qui décide et qui mesure la performance individuelle des membres de son équipe. Il est rarement choisi pour ses compétences humaines, sociales de direction des hommes mais pour son expertise technique ou parce qu’il a le grade. Personne n’oserait donner la direction d’un site nucléaire à un ignare qui ne connait rien à l’ingénierie nucléaire. Qui confiera sa comptabilité à quelqu’un incapable de faire le distinguo entre l’actif et le passif ? Pourquoi confie-t-on des équipes à des individus qui ne connaissent en rien le gouvernement des hommes ? Cela reste une énigme pour moi, à moins de penser que l’Homme est une ressource comme le sont les matières premières. Il est donc indispensable d’acter le fait que tout le monde ne peut pas être manager car la responsabilité d’un manager, un vrai, est comparable sous certains aspects à la responsabilité d’un médecin notamment sur la nécessité de veiller au bien être psychique et physique des personnes dont ils ont la responsabilité. Ce sont tous les deux des ménageurs. Ménager, c’est préservé du dommage selon le littré ; Ménager quelqu’un, c’est user modérément des avantages qu’on peut avoir sur lui. Ménager, c’est préférer le traitement horticole au traitement pastoral de l’Homme (André-Georges Haudricourt) : l’éleveur mène son troupeau de moutons en usant de la force (le bâton, les chiens) tandis que le jardinier cultive les plantes, fertilise la terre, irrigue ; il n’impose pas de voie de développement mais se contente de contrer certaines voies. La tentation pléonéxique est ainsi limitée par la recherche d’une harmonie entre les moyens et les fins. 

S’appuyer sur une nouvelle fonction incarnée par le managementiste : le managementiste est au management ce que l’économiste est à l’économie. Il a pour rôle d’incarner la doctrine managériale et de s’assurer de l’alignement des démarches managériales aux besoins des transformations, garantir la réceptivité sociale et lutter contre le mille-feuille prescriptif. C’est un garde-fou contre la pléonexie organisationnelle. Il a pour objectif d’aider à ancrer les systèmes de management de l’entreprise dans le réel, en veillant à leur caractère coopératif et à leur soutenabilité dans le temps et dans l’espace. Son rôle ne se confond pas avec le rôle de manager. Il est le garant de la réceptivité sociale et dans cette optique, il mobilise et met à disposition l’ensemble des moyens nécessaires pour faire émerger les conditions de possibilité de la coopération. C’est le gardien de l’entreprise contre la pléonexie organisationnelle.

Ouvrir les comités de direction au dialogue avec les salariés : En attendant la mise en œuvre d’un bicamérisme économique porté par Isabelle ferreras avec « une Chambre des représentants des apporteurs en capital, une Chambre des représentants des investisseurs en travail, un gouvernement responsable devant les deux Chambres », il me semble évident qu’une voix intermédiaire consiste à faire entrer (par roulement) des représentants des salariés dans les comités de direction. Le travail ne peut se penser sans les travailleurs. Permettre à des ouvriers, des agents de direction ou toute autre catégorie professionnelle de siéger ponctuellement au sein des comités de direction, c’est d’une part rapprocher les décisions du terrain, d’autre part, rapprocher ceux qui s’approprient le travail (souvent dans les deux sens du terme) par le truchement des indicateurs avec ceux qui se « corpsproprient » le travail au quotidien. On passerait ainsi des « shadow comex » qui sont bien souvent des gadgets de communication à des comités de direction véritablement inclusifs même s’il faudra inventer des mécanismes juridiques pour protéger la liberté d’analyse, de parole et de décision de ces salariés. Un comité de direction inclusif peut forger un commerce de la considération et ainsi aider à lutter contre la pléonexie verticale.

Penser la pléonexie organisationnelle, c’est donc penser un des moteurs invisibles de la dysharmonie du corps social de l’entreprise et de l’oppression gestionnaire. L’insoutenabilité du modèle mainstream de gestion et de management des entreprises a fait naître beaucoup d’espoir quant à une refondation des entreprises couplée d’une réforme du management. Pour éviter que la montagne n’accouche d’une souris, vous aurez compris que le rafistolage par le biais d’innovations managériales incrémentales ne suffira pas. Il est nécessaire de reconstruire l’épistémè de l’entreprise et les systèmes de représentation notamment la nécessité de passer du pouvoir de la force à la force civilisatrice de la limite.  C’est ainsi que l’entreprise (re)deviendra un lieu de socialisation à défaut d’être un lieu d’apprentissage et de pratique de la démocratie.