Quand tout le monde devient « expert » en management mais personne ne fait autorité : la malédiction de Saint-Just

S’il y a un domaine dans lequel la maxime de Lichtenberg, a tout son sens, c’est bien le management : « une des applications les plus étranges que l’homme ait faites de sa raison est sans doute celle de considérer comme un chef d’œuvre le fait de ne pas s’en servir, et, né ainsi avec des ailes, de les couper et de se laisser tomber comme cela du premier clocher venu ».

Le management, bien que devenu fondamental dans nos vies de travailleurs mais aussi de citoyens, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, souffre de ce que j’appelle le paradoxe de la double ignorance c’est à dire la propension qu’ont de plus en plus de personnes pour qui le management représente un intérêt certain, à ne pas faire le distinguo entre leurs opinions sur le sujet et la « vérité », allant jusqu’à ériger des « lois » et des recommandations basées sur ces opinions, comme un chauffard qui donnerait des leçons de conduite car n’étant pas « conscient » d’en être un. D’ailleurs le chauffard, c’est toujours l’autre.

Nous retrouvons ainsi dans le domaine du management le constat général fait par Jacques Bouveresse sur le recul de la vérité au profit de la sincérité:  « Nous en sommes arrivés aujourd’hui à une situation préoccupante, dans laquelle la sincérité de la croyance semble autorisée à remplacer sa vérité et à dispenser de toute obligation de donner des raisons ».

Le management est aujourd’hui gangrené par l’abstraction et le formalisme, ce « délire logique », « aveugle au concret et à l’existence » (E. Morin), beaucoup de choses ont été écrites sur le sujet. Néanmoins, ce ne sont là que des conséquences car même les attributs d’une pensée rigoureuse sont désormais ignorés notamment l’impossibilité « de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties »(Pascal). Une des causes premières de cette dérive rationaliste et obscurantiste, c’est un management malade d’opinions érigées en doctrines sans qu’aucune autorité n’émerge pour aider à y voir clair et juste.

En effet, alors qu’un art comme la médecine mobilisant une multiplicité de savoirs scientifiques et techniques dispose d’autorités régulatrices, l’art du management, bien qu’art de l’Homme en est dépourvu alors que ce dernier mobilise aussi (normalement) plusieurs savoirs et techniques et impacte, dans un autre registre non moins important, nos vies. J’ai d’ailleurs l’habitude de dire, sous forme de boutade, que le management, c’est comme une religion sans « clergé », ce qui a pour conséquence que tout le monde est (se croit)  habilité à dire et à faire n’importe quoi en son nom.

Si tout le monde fait autorité, personne ne fait autorité. Alors pourquoi une telle vacance de l’autorité dans le management  ?

Contrairement à la médecine dont la finalité est partagée par presque l’ensemble des parties prenantes (praticiens, chercheurs, citoyens, autorités de régulation…), il y a d’ailleurs une définition officielle de la santé par l’OMS, la finalité du management varie en fonction de la nature des acteurs et de leurs intérêts. Ainsi, ceux qui sont dans l’action recherchent souvent dans le management sa dimension opératoire c’est -à -dire productrice d’efficacité hic et nunc sans autre velléité. D’ailleurs, si vous voulons être rigoureux, nous ne devrions pas parler de « management », au singulier mais de « managements« , chaque entreprise ayant ses finalités opérationnelles et donc son « propre » management, le seul invariant entre les « managements » étant peu ou prou le degré d’humanisme verbal et le degré d’obstination des « managers » pour satisfaire les objectifs qui leurs sont assignés quelque soit le prix à payer. Quant à la  recherche en management, lorsqu’elle ne s’enfonce pas dans « l’extrapolation hyberbolique de résultats partiels » pour se rapprocher de plus en plus de l’essai et ainsi s’éloigner de la science, elle peine souvent à pénétrer la pratique avec un système de « publish or perish » qui a fait émerger une recherche hors sol dont la finalité n’est que le volume de publications et le nombre de citations par publication. 

Dès lors, comme tout art de l’Homme, du moment où l’objet du management ne s’inscrit plus dans un dessein humain collectif qui est de « permettre aux Hommes de mieux vivre » (comme c’est le cas par exemple pour la médecine), il ne se résume plus qu’à une simple technique de pouvoir sur autrui, alimentant tous les dogmes. De fait, aucun savoir sérieux n’est alors possible car tout devient affaire de goûts et d’intérêts basée sur « ce qu’on pense utile de croire ». Ainsi on commente moins un management devenu « liquide » que les anecdotes et les intérêts autour, d’où la prolifération « d’experts » bien que sincères,   partagent les mêmes tares que les philosophes dont parlait Paul Valery, qui prennent une  « hypallage pour une découverte », une « métaphore pour une démonstration », un « vomissement de mots pour un torrent de connaissances capitales », eux-mêmes pour « des oracles ».

Il y a donc urgence à redonner corps au management en le (re)positionnant comme une véritable « science de l’homme et de la société » au sens de Francois Perroux afin d’en délimiter les contours et ainsi donner du sens aux discours et aux outils : il n’y a pas de sens sans limite. Les sciences du travail (l’ensemble des disciplines pouvant éclairer notre connaissance de l’homme au travail : sociologie, psychologie,  psychodynamique du travail, droit, sciences politiques, ingénierie…) et la nécessaire et indispensable diplomatie des disciplines (je ne parle pas de cette chimérique hybridation des disciplines qui pour moi reste un slogan) peuvent apporter cette légitimité nécessaire au corpus managérial pour que  « le tenir pour vrai » soit réduit à sa plus petite expression au fur et à mesure qu’on progresse dans la quête d’un savoir véritable.  C’est ainsi que l’abstraction et le formalisme pourront être efficacement combattus non pas par les bons sentiments mais par un combat effectif pour la « vérité »…de l’homme au travail afin que le rationnel ne prenne jamais le pas sur le vital.

Dans cette optique, sur un sujet d’actualité important comme le travail à distance par exemple, nous serons plus enclins à ne pas faire fi du réel au profit de l’écume des choses et du « bon sens ».  Le travail à distance n’est pas une découverte, il ne s’est pas développé avec le Covid car du moment où les méthodes de management ont engendré, au fil du temps, une distanciation psychique des collaborateurs entre eux et entre ces derniers et leurs « managers », le travail à l’ère du Covid ne fait que rajouter une nouvelle dimension (éloignement géographique) à ce travail « à distance » : la proximité géographique a peu d’impact sur l’éloignement psychique. Réfléchir sur les enjeux du travail à distance dans un monde hanté par le Covid et insuffler des pratiques managériales nouvelles, sans prendre en compte cette connaissance disponible, c’est passer à côté de l’essentiel car en faisant fi de l’infinitus nexus causarum (la succession de l’ensemble des causes et des effets), nous traitons les symptômes en lieu et place des causes. Qui oserait concevoir un avion en faisait fi des lois de la physique ? Construire des théories et des pratiques managériales en faisant fi du savoir disponible sur l’Homme au travail, c’est aller inexorablement vers un crash humain, social et bien sûr économique car l’imagination et la parole peuvent tout mais le réel est toujours étroit. Le management ne peut pas servir les Hommes si la connaissance holistique de l’Homme n’est pas sa priorité. Mintzberg a raison, on ne peut pas apprendre la psychologie à quelqu’un qui n’a jamais vu un être humain.

Pour conclure, il est important de dire que le management n’est pas et ne doit pas être une affaire de goûts encore moins une affaire d’anecdotes d’autant plus que l’Homme qui y est en jeu, n’est pas cet Homme chimérique dont on parle dans les grands discours de tribuns mais celui dont le travail est une exigence quotidienne sur son existence et dont l’esprit infuse dans la cité. En effet, c’est aussi dans l’entreprise que nous créons la société dans laquelle nous voulons vivre d’où l’importance de prendre la quête de la vérité au sérieux si nous ne voulons pas que chacun soit son propre centre et que nous nous éloignons de plus en plus les uns les autres.  Si le management est une discipline, ceux qui la théorisent et/ou la pratiquent doivent se tenir à une discipline : celle de s’inscrire dans un débat construit et constructif arbitré par les sciences de l’Homme et de la société.

Nous pourrons ainsi lutter contre le poison que représente le joséphisme managérial actuel (tout pour le collaborateur, rien par le collaborateur), cet effet absurde d’un management qui a toutes les qualités sauf celle d’exister bien que beaucoup commenté. Saint-Just n’a toujours pas été démenti : « tous les arts ont produit leurs merveilles; seul l’art de gouverner n’a produit que des monstres ».

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