Soft skills : l’impasse logique et épistémique des marchands de sommeil conceptuel

Beaucoup de choses sont dites sur les soft skills.

Essayons donc de « nettoyer la situation verbale »:

Si par hard skill nous entendons toute compétence directement liée au métier ou à la maîtrise d’un objet technique nécessaire au métier et les soft skill toutes les compétences non liées directement au métier et à la maîtrise des objets techniques du métier, dans la vraie vie, faire le distinguo entre la « soft skill » et le « hard skill » est une vue de l’esprit.

La « soft skill » n’existe qu’à partir du hard skill et vice versa. Si la communication est une soft skill, bien communiquer, c’est toujours communiquer sur quelque chose. Bien communiquer ne suffit pas pour communiquer correctement sur un sujet.
Il n’y a donc pas de différence radicale, dichotomique, entre les dites « soft-skills » et les « hard skills » mais une continuité donc difficile de distinguer ce qui relève des soft-skills et ce qui relève des hard skills.

Par ailleurs, ce qui est considéré comme une « soft skill » pour un métier donné peut être un hard skill pour un autre métier. Partant de la logique « soft skilliste », on peut dire que la communication est un hard skill pour un journaliste et une soft skill pour un cordonnier ou un menuisier. Dans ce cas, ceux qui vendent des « soft skills » sont de fait des vendeurs de « hard skills » ? Cela ne me semble pas être très sensé.

L’approche solutionniste des soft skills est une impasse logique et épistémique sans même que les dynamiques sociales aient été mises dans l’équation.

La responsabilité devant le langage : responsabilité oubliée qui détermine pourtant toutes les autres formes de responsabilités (sociale, environnementale…)

Dans un article précédent, j’ai essayé de montrer les raisons qui font que l’enjambeur est devenu un personnage central dans les organisations de par sa capacité à faire fi du réel, des connaissances minimales sur l’Homme et l’action collective, ce qui, dès lors, permet d’accréditer les pires sottises au grand dam des faits, de transformer l’insignifiance en nécessité absolue et la nécessité en gausserie.

L’instrument clé de l’enjambeur, c’est la phraséologie c’est-à-dire la langue de la « déconnance » (traduction de bullshit par Jacques Bouveresse) : la langue de l’indifférence à la vérité, indifférence pire que le mensonge comme l’avait montré Harry Frankfurt dans son ouvrage « On bullshit ».

Au-delà de la novlangue : la phraséologie

Faite de clichés, remplie d’images, la phraséologie a été finement théorisée par Karl Kraus, écrivain et satiriste autrichien. Ersatz de langue (Kraus distingue d’ailleurs la langue de la phraséologie), autoporteuse, clinique, paresseuse, la phraséologie ne laisse aucune chance à la capacité de penser donc à la complexité du réel. Elle supplante la novlangue managériale dans l’abstrait et l’abscons. En effet, tandis que la novlangue s’illustre par des euphémisations et des paraboles pour faire infuser un système de valeurs et des références afin de contrôler les consciences, la phraséologie managériale arrive en terrain conquis, les valeurs sont déjà intégrées et même professées, elle s’attelle donc à ne rien dire tout en disant quelque chose. Elle est faite, d’une succession de mots sans concepts établis sérieusement voire sans concepts du tout, qui finissent par ne poser de problèmes à personne : « embaucher des personnalités », « piloter la transformation des organisations », « mettre en œuvre le « travail hybride »… L’objectif de la phraséologie managériale est de consolider un double du réel déjà présent dans les esprits et dans les cœurs. Elle est l’instrument de la logistique du dernier kilomètre d’attention… à dérober.

La phraséologie est devenue, depuis de nombreuses années plus que la « langue » du management, elle est devenue le management (en tout cas sa branche mainstream) par le truchement de deux inducteurs : la simplification de l’Homme et du social et l’importation aveugle et partielle de concepts et de théories venant de diverses sciences.

  • La simplification de l’Homme et du social

La simplification de l’Homme consiste à réduire l’humain et le social à leurs parts calculables et assujetissables à des indicateurs, à faire fi de toute singularité possible et à gommer les exceptions. Dans le pays idyllique d’un tel management, le réel, c’est le visible, le social, c’est un ensemble d’agents. Dès lors, ce qu’on ne peut pas comprendre par des chiffres ou à cause d’une non répétition, n’existe pas. Une telle absurdité, c’est ce que postule, en filigrane, le management mainstream qui ne prend au sérieux que les apparences au grand dam du sujet pensant et agissant, intégré dans un système de relations c’est à dire de pouvoirs. Cette réduction de l’Homme à sa dimension objectivable n’est pas illogique car elle est nécessaire pour le traiter en « ressource » humaine. Il s’agit, ni plus ni moins, d’une vaine tentative de programmation de l’Homme alors que la conduite rationnelle de ce dernier est difficilement programmable car elle est toujours un amalgame de différentes formes de rationalités (la rationalité instrumentale n’est qu’une des formes possibles de rationalités). Qui plus est, l’anomal n’est jamais une perturbation ou un bruit mais une ode à ce qui fait l’Homme : sa singularité

  • L’importation aveugle et partielle de concepts et de théories venant de diverses sciences

Pour compenser les « pertes » du sujet simplifié et transformé en ressource (humaine), d’une part, on importe opportunément toute théorie et tout concept provenant d’autres sciences (anthropologie, psychologie, physique, mécanique…) sans en assumer la complétude, les conditions de possibilité, le sens circonscrit et d’autre part, on s’adonne à la généralisation hyperbolique de résultats fragmentaires. L’importation du concept de culture en entreprise en est une bonne illustration. La culture est un objet fondamental pour les anthropologues et les ethnologues (et bien d’autres spécialistes) qui mettent des dizaines d’années à comprendre partiellement une culture. Importée dans le management mainstream donc en entreprise, aucune précaution d’usage n’est alors nécessaire, on y parlera désormais de « plan de transformation de la culture de l’entreprise », de « pilotage de la culture de l’entreprise » comme si cette dernière était un objet de gestion facilement identifiable, modélisable à souhait et perméable à tous les traitements. Idem pour les mesures/indicateurs, les statisticiens savent les utiliser avec précaution car comme le stipule la loi de Goodhart que tout bon statisticien connaît, une mesure qui devient un objectif, cesse d’être une bonne mesure. En entreprise, les mesures deviennent vite des objectifs qu’il faut piloter, ce qui non seulement n’a aucun sens mais conditionne les esprits pour qui la carte devient le territoire avec toutes les manipulations et fraudes à la clé : il est beaucoup plus facile de manipuler la carte que le territoire.

Le management-phraséologie

Dans cette entreprise de construction de l’Homme actionnable par la simplification et l’importation de résultats partiels décontextualisés, la phraséologie devient le management c’est à dire le ciment nécessaire pour agir dans le sens souhaité tout en façonnant les esprits comme l’hypnotiseur qui avec ses tours nous détache de la réalité pour nous faire accepter ses ordres, nous transformant ainsi en comédien d’un spectacle dont on n’a pas lu le scénario. Comme Valery, je pense qu’il y a « quelque chose pire que l’absence de définitions et de noms exacts, c’est l’apparence de définitions et de noms exacts ». A la différence de l’hypnotiseur qui, à la fin de son tour, vous « réveille », la phraséologie agit comme un cancer de l’esprit car le retour en arrière est difficile pour l’esprit contaminé. Elle façonne un type d’homme prêt à enjamber le réel car comme nous l’apprend Emmanuel Mounier, à force d’ignorer, on oublie, à force d’oublier, on nie. La phraséologie, comme l’avait vu Kraus est un meurtrier de l’imagination. Elle est donc tout sauf neutre car elle transforme les Hommes en choses et les choses en Hommes en paralysant complètement l’imagination qui, dans un environnement de plus en plus complexe, demeure l’assurance vie suprême de toute organisation.

Un monde insensible au vrai et à la souffrance d’autrui

Ce qui tue l’imagination, tue l’avenir des organisations nonobstant les discours (marketing) actuels sur « l’intelligence collective ». Il n’y a pas d’intelligence collective, d’intelligence supra-individuelle devons-nous dire pour être rigoureux, dans les entreprises où règne en maître la phraséologie car comme le note François Daniellou, « les mots et les concepts qu’il est possible d’utiliser dans une entreprise, dans un milieu, à un moment donné, constituent aussi une injonction sur les formes de pensée ». On devient l’homme de son uniforme disait Napoléon, nous savons, au moins depuis Kraus, qu’on devient l’homme de sa phraséologie car cette dernière oriente à la fois les pensées et les sentiments. Klemperer l’explique brillamment dans son grand ouvrage sur la langue du 3ème Reich, la langue dit-il « régit tout mon être moral d’autant plus naturellement que je m’en remets inconsciemment à elle…Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelques temps l’effet toxique se fait sentir. Si quelqu’un, au lieu « d’héroïque et vertueux », dit pendant assez longtemps « fanatique », il finira par croire vraiment qu’un fanatique est un héros vertueux et que, sans fanatisme, on ne peut pas être un héros ». Parler et penser sont un, disait Kraus, ainsi, l’absence totale de respect pour le langage s’accompagne d’une absence de respect aussi complète pour l’être humain lui- même (Bouveresse).

Le monde du travail, fenêtre sur la société

Croyant comme d’autres en la centralité du travail c’est-à-dire au rôle éminemment important des entreprises et des organisations pour notre destin comme civilisation, je pense que lorsque le réel est enjambé grâce à la phraséologie, ce que Kraus avait redouté advient inexorablement : des hommes désensibilisés à la réalité (ou du moins ce qui ne les touche pas concrètement) par le récit, avec une insensibilité au vrai comme valeur (Engel et Mulligan).

Dès lors, nous construisons une humanité (composée d’enjambés et d’enjambeurs) qui comme le dit Kraus « ne sent rien jusqu’à ce que l’on touche à sa propre peau, ne perçoit dans la règle que l’exception, ne reconnaît son semblable que sous le concept de son personnage principal, ne réagit à la perte de son voisin que comme aux fluctuations de la chance et de la malchance, et se fait l’effet d’être déjà altruiste quand elle ne tire pas un profit usurier de la misère… ». Nous sommes tous témoins de cela dans les organisations. La duplicité, l’égoïsme, le fayotage, la morale de circonstance, la violence symbolique y sont souvent la norme. Qu’on ne s’étonne donc pas, comme l’avait vu Kraus, que le mélange entre « la toute-puissance du manque de caractère » produite ou induite par la phraséologie « en liaison avec une volonté crapuleuse », produit toujours des calamités. La phraséologie managériale qui arme la guerre économique (comme la guerre tout court, avec la presse, ce qui fut le grand combat de Kraus), transforme aussi l’encre en larmes si ce n’est pas en sang (comme dans toute guerre) avec l’augmentation des maux du travail qui peuvent aller jusqu’au suicide.

La nécessité d’un « nettoyage de la situation verbale » (Valéry) avant toute mise en œuvre d’un engagement

C’est donc une évidence de dire que toute réforme des entreprises et du management passera par une lutte acharnée contre la phraséologie si vous voulons avoir les armes adéquates pour faire face aux enjeux d’une entreprise intégrée dans un écosystème de plus en plus complexe, qui a beaucoup promis à la société (responsable sociale et environnementale notamment) et peu donné pour l’instant. En effet, il n’y a pas de responsabilité sociale et environnementale sans responsabilité devant le langage, la première des responsabilités car elle définit toutes les autres : on ne construit rien de concret et de soutenable sur la fausseté car la responsabilité nécessite toujours de penser sans fard le réel, penser c’est parler disait Kraus.

La lutte contre la phraséologie mérite autant d’engagement que la lutte contre les discriminations, à une différence près : la phraséologie est devenue, dans beaucoup d’entreprises, normale comme l’air qu’on respire car la doxa managériale est devenue une religion. Cependant nous savons avec Valéry que « la foi n’est pas compatible avec la description et la définition précise des choses auxquelles elle ne s’applique ni des formes réelles qu’elle peut prendre ». La tâche sera donc âpre.

Nous pourrons néanmoins nous adosser sur les épaules de Karl Kraus (et bien d’autres), peu connu d’une littérature managériale stérilement féconde mais qui inspira à Adorno, l’un des principaux représentants de l’Ecole de Francfort, cet hommage mémorable : « la non science, l’anti-science de Kraus surpasse la science ». Les chercheurs, consultants et praticiens en management qui veulent s’atteler à la diplomatie des disciplines que j’appelle de mes vœux pour sortir de l’enjambage du réel, gagneraient à étudier son œuvre qui est plus que d’actualité lorsque nous avons à démonter les ressorts de la phraséologie devenue le ciment d’une culture organisationnelle assise sur un « surprenant mélange de sensibilité aux détails et d’insouciance devant l’ensemble » comme l’avait si bien remarqué Musil. En attendant d’organiser la lutte contre cette « catastrophe de la mise en phrases » devenue la norme, « tout homme qui parle doit être arrêté. Il est en état de vagabondage linguistique » (Charbonneau)

Pourquoi les abus managériaux semblent être plus tolérés que les autres formes d’abus dans la société ?

Mintzberg, célèbre professeur de management, a publié sur son blog un article intitulé «#AbusiveBossesToo» dans lequel il met sur le même plan les violences sexistes, racistes et managériales. Pour lui, les violences managériales ne sont pas aussi sévèrement combattues que les autres formes de violence dans la société.  

Mon hypothèse est que la phraséologie managériale n’obstrue pas seulement la capacité de penser, elle peut aussi induire des comportements narcissiques avec des individus incapables de gouverner leur esprit et donc de travailler avec les autres sans violence. Une telle violence est de fait légitimée par l’atteinte des objectifs de l’entreprise, atteinte qui n’est bien sûr qu’une victoire à la Pyrrhus.

Deux mots peuvent illustrer cette dérive d’une phraséologie managériale qui peut engendrer une violence symbolique et la violence tout court : le leadership et le talent.

Le leadership déconnecté du management est devenu un label qu’on décerne à ceux qui ont un pouvoir de décision ou à ceux, par stratégie d’acteur, qu’on propulse sur le devant de la scène managériale auréolée d’une mission bien déterminée. Néanmoins les faits sont têtus. Un leader sans une connaissance du travail réel ne peut fonder son leadership que sur les bons sentiments donc inévitablement sur les mauvais sentiments lorsque les choses ne vont pas dans son sens. La légitimité procédurale que lui confère un tel label peut donc très vite se transformer en arme contre ses équipes avec des mécanismes de violence (harcèlement, pression, emprise…) car pour lui, l’important, c’est l’objectif à atteindre, l’intendance doit suivre, quel que soit le prix à payer.  

Le talent : aujourd’hui, on ne recherche plus des travailleurs ni même des collaborateurs mais des talents. Toute personne réaliste comprendra qu’un tel qualificatif est avant tout un instrument marketing mais gare à ceux qui prennent cela au sérieux.  En effet, paradoxalement, si nous tenons au mot talent, on peut dire que nous ne sommes un talent que dans un collectif car le talent seul est un mythe, la production individuelle de richesse une chimère. Dès lors, lorsque vous vous considérez comme un talent nonobstant le réel, le piège de l’hybris n’est jamais loin. Cet hybris est le terreau pour les comportements déloyaux toujours teintés de violence dans les équipes. Ainsi, du moment où la phraséologie managériale nous fait oublier que le véritable talent, c’est réussir à faire de grandes choses avec les autres, le talentueux par décret a les coudées franches pour asseoir sa légitimité par la force et par la ruse.

La lutte contre la violence dans les organisations doit nécessairement passer par une lutte sans merci contre la phraséologie managériale. L’absence totale de respect pour le langage s’accompagne d’une absence de respect aussi complète pour l’être humain lui-même disait Bouveresse.

Comment un management de marché s’est imposé et pourquoi est-il si difficile à reformer ?

Un management hémiplégique, sans feu ni lieu qui résume trop souvent le réel au visible, bien que faisant l’objet de critiques acerbes, semble indépassable malgré les velléités de reformes. Bien souvent, les réformes envisagées touchent moins aux causes racines qu’aux symptômes. En effet, sans prendre en compte d’une part, la révolution symbolique qui a fait du dirigeant et/ou du propriétaire de l’entreprise le garant de la souveraineté managériale et d’autre part, des croyances fossilisées permettant de faire supporter aux travailleurs le poids existentiel d’un vécu professionnel sans puissance d’expansion, il est illusoire de penser à bon escient le management et à fortiori de le reformer avec succès.

Révolution symbolique et management de marché

La célèbre main visible du manager théorisée par Alfred Chandler, c’est-à-dire la capacité des managers à superviser et à coordonner les activités et à repartir les ressources (se substituant ainsi aux mécanismes du marché), a fait perdre de vue sa main invisible, fruit d’une « révolution symbolique » réussie c’est-à-dire une révolution qui produit « les structures à travers lesquelles nous la percevons » (Bourdieu). Cette révolution symbolique managériale a positionné le dirigeant et/ou l’actionnaire comme le détenteur unique de la souveraineté managériale en le légitimant de fait comme l’acteur de référence qui donne le La en matière de choix managériaux.

Ainsi, auréolé d’une légitimité symbolique, le dirigeant organise et donne corps, seul, à la réponse managériale qui permettra de répondre aux attentes hic et nunc du marché nonobstant les intérêts supérieurs du corps social. De fait, dans une économie de marché, tout choix managérial pleinement efficace a pour objectif de satisfaire les exigences du marché économique. Les choix managériaux sont le fruit de combinaisons managériales permettant à l’organisation de produire le modèle managérial qui satisfait le marché économique à un instant t.

Le management n’est dès lors qu’un management de marché car il ne repose pas sur le réel du corps social (ses besoins fondamentaux ou les besoins de l’âme pour parler comme la philosophe Simone Weil) mais sur les attentes d’un marché dont la logique n’est qu’économique.  Ainsi, les choix managériaux s’inscrivent toujours dans une certaine vision de l’homme et de la société : un homme qui serait auto entrepreneur de lui-même et (dans) un corps social machinique c’est-à-dire « programmée ab initio et capable de rétroaction (par le jeu de ces « nerfs » que sont les punitions et les récompenses) » (A.Supiot). Même dans les institutions publiques, la percée d’une vision entrepreneuriale d’un service public qui doit être rentable les expose à un management de marché. D’ailleurs, entre le public et le privé, il y a de moins en moins une différence de nature mais simplement une différence de temps, l’isomorphisme institutionnel aidant.

Le choix managérial, loin d’être neutre, est donc dicté, volens nolens, par la décision de satisfaire en même temps le marché et les intérêts du dirigeant (et derrière, ceux qui possèdent les actions de l’entreprise si les deux ne se confondent pas). Malgré l’offre exponentielle de modèles managériaux qui ne sont souvent que des modes managériaux ne traitant pas de manière substantielle les causes des difficultés managériales, il serait bien naïf de penser que les choix managériaux sont dictés par la providence ou par la recherche du bien commun qui transcenderait toute considération autre. Ironie de l’histoire, nous voyons poindre depuis quelques années un marché des modes managériaux qui a toutes les qualités sauf de répondre aux besoins opérationnels du corps social de l’entreprise malgré l’humanisme verbal.

Cependant, les hommes et les femmes n’étant pas juste des homoéconomicus, des frictions, des contradictions voire une antinomie demeurent toujours entre un management mu par le marché et des besoins managériaux légitimes d’un corps social.

Faire supporter l’insupportable : mode d’emploi

Dès lors, comment fait-on pour faire supporter l’insupportable notamment une souveraineté managériale confisquée par une seule partie prenante à l’action collective par le truchement d’un joséphisme managérial (tout pour le travailleur, rien par le travailleur) ?

En sus de la révolution symbolique dont nous avons fait état plus haut, le management de marché n’est véritablement opérant que parce qu’il met à profit des croyances instituantes majeures. Nous pouvons en citer au moins trois :

  • L’entreprise appartient aux actionnaires : s’il y a une croyance bien vivante, c’est bien celle-ci. Il paraitrait aberrant même pour les plus avertis d’aller à rebrousse-poil par rapport à un tel « fait ».  Néanmoins un tel dogme ne résiste pas à l’analyse sans fard. L’entreprise n’appartient pas à l’actionnaire. L’actionnaire ne possède que ses actions et c’est déjà pas mal. En effet, comme le note Jean-Philippe Robé, auteur d’un ouvrage fondamental sur le sujet « les actionnaires ne sont pas propriétaires des entreprises : ils sont propriétaires des actions émises par les sociétés commerciales utilisées pour structurer juridiquement les entreprises. Les dirigeants ne sont pas les mandataires des actionnaires ; ils sont des mandataires sociaux – des mandataires de la société elle-même. Enfin, aucune obligation juridique de maximiser les profits n’est prévue par le droit des sociétés. Le mandataire social doit gérer dans l’intérêt social » ; et il n’est nulle part écrit dans les textes de loi ou décidé en jurisprudence (c’est vrai en France mais aussi aux Etats-Unis) que cet intérêt à poursuivre dans la gestion au quotidien de l’entreprise soit la maximisation des profits ». L’entreprise n’est donc pas un objet de droit, de ce fait, elle ne peut être la propriété de personne ou du moins, elle est la propriété de toutes les parties prenantes non pas d’une seule partie prenante. Dire que les actionnaires sont propriétaires des entreprises équivaut comme le dit Thibault Le Texier à dire que les contribuables sont propriétaires de l’État. Cela n’a pas de sens. Cette croyance bien que fragile a fini par construire un réel qui donne les coudées franches au dirigeant pour déterminer le modèle managérial qui maximise le profit souvent au dépend des véritables besoins du corps social de l’entreprise et souvent, quel que soit le prix humain et social à payer.
  • La compétence, c’est l’aptitude unique des hommes à créer de la « valeur » : cette croyance n’est comparable en termes de force instituante qu’avec la sacro-sainte croyance au progrès. L’homme se résume désormais à ses compétences qu’il faut mettre en exergue, cartographier, gérer, piloter. La force qui réveille étant celle qui endort, cette focalisation sur la compétence permet d’instituer l’individu comme un tout indépassable dans une organisation. Désormais, il est responsable devant Dieu et devant les Hommes de sa performance comme si on pouvait être performant seul c’est à dire produire individuellement de la richesse. Il est désormais l’unique responsable de son échec car mis en concurrence avec ses pairs par le truchement de la compétence, il ne peut faire valoir le collectif. La responsabilité individuelle est d’ailleurs institutionnalisée grâce aux entretiens individuels de performance et ceci malgré les appels à jouer collectif et à l’intelligence collective.  La compétence non seulement réduit la valeur d’un homme à sa capacité à satisfaire une tâche (problem solving) au détriment de sa capacité à formuler des problèmes, le propre de l’intelligence mais elle produit en outre une réalité dans laquelle l’homme accepte par la force des choses ou par stratégie individuelle de défense d’être un outil à faire des outils, expression parfaite de l’intelligence des salauds (Bergson). Il est ainsi fin prêt à ne point discuter les options managériales qui lui sont présentées comme étant immanentes car l’entreprise n’est désormais rien d’autre qu’un ensemble de problèmes techniques à résoudre.
  • La prescription et le contrôle sont les déterminants absolus de l’action collective : pour faire tout son possible, la procédure et le contrôle de la mise en œuvre de la procédure seraient les boussoles d’une action collective efficace au service de l’intérêt de l’entreprise. Une telle croyance a pour soubassement l’idée fausse que le réel peut être mis en boite, qu’il peut être modélisé et maitrisé par le verbe et des actions prédéfinies. C’est ainsi ignorer que le réel échappe aux projections et aux calculs les plus sophistiqués car bien souvent, le calcul tombe juste mais le monde n’est plus là. Certes, dans de larges organisations, la recherche de la cohérence nécessite des procédures mais toutes les procédures ne répondent pas à ce besoin. Un bon nombre d’entre elles ne s’explique que par une défiance institutionnalisée qui n’accorde aucune place à la confiance. La pléonexie organisationnelle aidant (propension de toute personne en entreprise, dans une position de pouvoir ou qui se perçoit comme telle, d’en abuser soit pour décider pour les autres soit pour faire à la place des autres), les collaborateurs se retrouvent souvent devant un mur qui infantilise et qui les renvoie à un état néoténique.  Ainsi, le substrat technique de tout modèle managérial de marché découle d’une vision de l’action collective dans laquelle le réel, c’est ce qui se répète. Dès lors, point de nécessité de faire confiance car le comportement de l’homme devant le réel serait programmable.

Le management de marché tire donc profit d’une part, d’une révolution symbolique qui place le dirigeant comme détenteur unique de la souveraineté managériale et d’autre part, de la conjonction de croyances instituant un monde mental dans lequel le travailleur peine à s’extraire. Il institue une certaine conception de l’Homme et de l’action collective qui ne satisfaisait pleinement qu’un nombre limité de parties prenantes en l’occurrence le client et dirigeant et/ou actionnaire.

La légitimation de fait d’une minorité de souverains managériaux au détriment de la majorité ne s’explique pas juste par un commerce de la puissance. Elle est assise sur des croyances fondamentales qui obstruent la capacité de penser autrement que dans un certain cadre par le truchement d’un « processus conscient par lequel un sujet adhère à des perceptions ou des élaborations cognitives non vérifiées par les sens » (Serge Goldman).

Reformer le management, ce n’est donc pas juste apporter ici et là des ajustements managériaux mais c’est surtout déconstruire les croyances qui font monde pour aller vers un partage plus équitable de la souveraineté managériale.

L’enjeu véritable est d’établir un rapport dialogique entre le réel du marché et le réel du corps social. Le prix à payer est un renoncement négocié pour chacune des parties prenantes à une maximisation des gains : C’est la mise en action de la fameuse éthique de la non puissance dont parlait Jacques Ellul. Un tel renoncement ne peut prendre corps que dans une entreprise pleinement encastrée dans la société c’est-à-dire qui garde son statut d’institution : son rôle d’aider les hommes à mieux vivre.

Toute réforme managériale devra donc être politique et culturelle avant d’être technique car ce qui est en jeu, c’est un nouveau pacte de souveraineté managériale donc un nouveau pacte social. Le management n’a jamais autant été un fait de civilisation.

« L’humain d’abord » ou le syndrome du sacrifié en premier : chronique d’une expression paradoxale

La formule « l’humain d’abord » est devenue un mantra managérial. D’ailleurs, elle se décline à l’envie : management humain, manager humain, gestion humaine, pilotage humain, processus humain… Jusque-là, il n’y a rien d’anormal à magnifier l’humain.

Néanmoins, si nous mettons en parallèle cette omniprésence langagière de « l’humain » et le développement exponentiel des maux du travail (désengagement, stress, burn-out, bore-out et même suicides), nous nous rendons très vite compte qu’il y a quelque chose qui cloche.

En effet, il existe une distorsion entre les appels à l’humain et la manière dont les êtres humains sont effectivement « traités » dans beaucoup d’entreprises. Tout se passe comme si le langage est utilisé pour combler un vide béant laissé par le réel, un réel qui est souvent l’expression d’un « traitement pastoral de l’Homme ». En effet, depuis au moins Machiavel, nous savons que moins une chose existe, plus il faut en parler.

Les organisations ont certes besoin d’humains, c’est une vérité de La Palice, mais elles ont surtout besoin de professionnels. Cependant, la rationalité instrumentale en vigueur en leur sein, sans concurrence aucune avec toute autre forme de rationalité (rationalité axiologique notamment), rend difficile un vécu de professionnel digne de ce nom, au moins pour deux raisons fondamentales :

  • Agir avec humanité ne se décrète pas dans une organisation (dans une entreprise comme dans la société en générale) : la finalité d’une organisation n’est ni le vrai, le beau, le bien mais la capacité à exécuter efficacement l’ordre reçu. Autrement dit, il n’y a pas de sagesse spontanée dans une organisation qui serait la traduction d’une force irrésistible d’humanité. La sagesse organisationnelle n’existe pas car seul un Homme dont les idéaux surpassent les instincts (Paul Valery) et conscient des risques qu’il prend, peut être sage car il y a toujours un prix à payer. Gorges Canguilhem le disait avec ces mots dans un brillant texte dans lequel il compare le corps et la société : « La régulation (dans une société) y est toujours, si je puis dire, surajoutée, et toujours précaire. … Il n’y a pas une sagesse sociale comme il y a une sagesse du corps. Sage il faut le devenir, et juste, il faut le devenir. Le signe objectif qu’il n’y a pas de justice sociale spontanée, c’est-à-dire d’autorégulation sociale, que la société n’est pas un organisme et que par conséquent son état normal est peut-être le désordre et la crise, c’est le besoin périodique du héros qu’éprouvent les sociétés ». Juchés sur les épaules de cet illustre penseur, nous pouvons dire que l’organisation n’est pas un organisme, il faut être un héros dans une organisation pour être sage donc humain car comme nous le rappelle Bernard Charbonneau, des œuvres mortes ne peuvent produire que des œuvres de mort.
  • Une action collective qui fait fi des singularités ne peut qu’engendrer irresponsabilité et impersonnalité, les deux meilleurs ennemis du professionnel : dans une organisation faite de femmes et d’hommes, l’humanité véritable ne peut s’exprimer qu’au travers d’une « puissance d’expansion » par le truchement d’un environnement capacitant leur permettant d’exercer pleinement leurs métiers. Cet exercice plein et entier des métiers est aujourd’hui entravé par plusieurs obstacles : l’amenuisement progressif de la capacité du professionnel à participer activement aux décisions (au moins une partie) qui impactent son quotidien à cause de la pléonexie organisationnelle (le fait de vouloir plus que sa part et son corollaire, se penser plus indispensable qu’on ne devrait et, dès lors, se croire légitime pour décider pour les autres, voire régenter leur vie au travail), la multiplication et la multiplicité des procédures de toute sorte (finalité, moyen et enrôlement), un étalon du savoir-faire quasi exclusivement quantitatif au détriment de la qualité du travail, l’accroissement des outils non conviviaux dans le sens Illichien du terme (Yvan Illich) qui finit par prolétariser les existences.

Alors l’humain d’abord ? Je pense que là où l’humain est proclamé, il y est souvent nié. Le désengagement actuel des travailleurs voire leur cynisme vis-à-vis de discours totalement déconnectés du réel n’est qu’un signe avant-coureur d’une stasis, d’une crise politique et morale de l’entreprise. Il ne suffira pas simplement de formuler une raison d’être, il faut aussi s’interroger sur les raisons de l’être comme sujet et en tirer les conséquences pratiques. Sans un tel travail, l’humain d’abord consistera toujours à le « sacrifier » en premier. La performance devenue souvent fatale, les mots ne suffiront pas à soigner les maux.

Le complexe de Damoclès ou quand les mots de la guerre parlent (aussi) de l’entreprise.

En ces temps de guerre, quoi de plus normal que de se remémorer les écrits de Gaston Bouthoul. Gaston Bouthoul est un sociologue français né en 1896 et mort en 1980. Il fut un spécialiste du phénomène de guerre par le truchement d’une discipline qu’il fonda : la polémologie (du grec ancien polemos, « guerre », et logos, « étude ») c’est à dire la science de la guerre, science dont l’objectif sera d’étudier les facteurs dits « polémogènes » c’est-à-dire les corrélations entre les explosions de violence et les phénomènes économiques, culturels, psychologiques et démographiques.

Parmi ces facteurs polémogènes, Gaston Bouthoul met en exergue le « complexe de Damoclès ». Il le définit comme la propension de l’Homme à « se jeter sur l’épée qui le menace » au lieu d’un effroi ou d’un sentiment d’effroi sans fin.  L’imagination étant pire qu’un bourreau chinois (Alain), le complexe de Damoclès cristallise la méfiance et/ou la peur pour un passage à l’acte.

Il me semble que ce complexe de Damoclès permet d’analyser des faits sociaux au-delà du phénomène de guerre. Il hante tout construit social à commencer par l’entreprise. Il s’y manifeste au moins sous 3 formes :

  • Dans une organisation qui ne favorise pas l’esprit authentiquement critique, je ne parle pas de cet ersatz d’esprit critique comparable à un slogan publicitaire, un problème mis en exergue par un travailleur fait de ce dernier, ipso facto, un travailleur à problème qu’il faut « traiter » : c’est une manifestation presque caricaturale du complexe de Damoclès. En effet, dans une organisation dans laquelle le conflit légitime sur le travail (prise en compte réelle des paradoxes inhérents à toute activité de travail) est étouffé, il y a peu de place au commerce franc des considérations techniques, éthiques, sociales pour une œuvre collective de qualité et dans laquelle se reconnaissent ceux qui y concourent. Une parole (libre, sincère et constructive) y est de facto perçue comme une menace et doit être traitée comme telle. Celui qui incarne une telle parole « vagabonde » devient un hérétique, un ennemi de l’intérieur qui doit être réprimé à défaut d’être récupéré.
  • La concurrence exacerbée entre les salariés, aiguisée par un habitus de concurrent forgé par le système scolaire et des évaluations et autres primes ou récompenses individuelles malgré les injonctions au travail collectif, est un terreau idéal pour ce que j’appelle le complexe de Damoclès généralisé. En effet, lorsque chacun voit midi à sa porte, point de chance de se rassembler. L’autre, les autres, sont des menaces. Dès lors, toute l’imagination est drainée vers l’activation d’une stratégie de défense contre les autres et au détriment des autres. L’autre n’est plus vu comme un autre moi-même mais simplement et seulement comme l’adversaire voire l’ennemi contre lequel sera déployé tout un arsenal de subterfuges : hypocrisie, duplicité, déloyauté, … Cette expression du complexe de Damoclès se cristallise en une lutte des places (Vincent de Gaulejac) à mort (symbolique).
  • Une autre manifestation du complexe de Damoclès consiste pour un manager de l’encadrement supérieur (top management) à éviter de s’entourer de personnes qui pourraient lui faire de l’ombre ou qui lorgnerait sa place. La conséquence de cette expression du complexe de Damoclès, ce sont des encadrants qui « éliminent » tous ceux qui seraient capables de générer une émulation de groupe au service de l’action collective. Ce sont, in fine, des encadrants supérieurs entourés de personnes acquises à leur cause car ils leurs sont redevables, ou des personnes dont le niveau de compétence et/ou de charisme sont de sérieux gages pour un pouvoir sans contrepouvoir. La conséquence d’une telle méfiance envers ce qui pourraient vous faire de l’ombre, c’est une amputation délibérée de la capacité de penser, de bifurquer. Certes vous minimisez les risques de conflits mais vous augmentez l’entropie du système donc son caractère vivant : ce sont les prémisses d’une mort programmée.

Nous voyons avec ces trois expressions du complexe de Damoclès que certains mots de la guerre peuvent aussi instruire des maux de l’entreprise. En effet, l’entreprise n’est pas juste un outil de production, c’est une parcelle de société dans laquelle on peut expérimenter sans peine toute la panoplie d’outils que la force « domestiquée » permet  » légalement » ou non de mobiliser.

Le prix à payer, lorsqu’un facteur polémogéne comme le complexe de Damoclès y fait son nid, c’est une entreprise Balkanisée dans laquelle règne une absurde terreur qui se renouvelle sans cesse au grand dam des intérêts à long terme de l’entreprise et des travailleurs.

Cela semble être le prix à payer pour mener la guerre économique mais comme toute guerre, il n’y a que des victoires à la Pyrrhus. Cela ne me semble pas être une fatalité car nous pourrions aussi apprendre, dans l’entreprise, à lutter contre la peur, cette peur qui réveille nos réflexes pavloviens et belliqueux. Il s’agit de civiliser la force non plus seulement par le droit ni par un supplément d’âme mais par un supplément de conscience et de forces morales (Georges Friedmann). En effet, une entreprise civilisée est à ce prix car la civilisation n’est rien d’autre qu’une lutte contre la peur comme le disait si justement Gaston Bouthoul.

Affaire Orpea: quelques leçons sur le management à méditer

Les révélations sur Orpea scandalisent l’opinion publique à juste titre car nous ressentons dans notre chair cette violence physique et symbolique en écoutant les journalistes narrer la maltraitance que subissent des personnes âgées, lesquelles pourraient être nos parents ou nos grands-parents.

 Néanmoins, il serait injuste de faire de cette entreprise un bouc émissaire, une victime expiatoire de notre mauvaise conscience. Combien de personnes parmi celles qui s’indignent sont dignes une fois prises dans les fourches caudines de l’organisation et du management ?

Le modèle managérial qui a pu produire des atrocités chez Orpea n’est que l’expression de certaines régularités que nous pouvons retrouver dans tous les secteurs d’activité qu’ils soient socialement et/ou politiquement sensibles ou pas.

En voici quelques-unes :

  • Il est impossible de manager de manière purement efficace avec comme boussole la seule dimension économique et d’assumer concrètement l’existence d’une responsabilité sociale et environnementale. C’est un truisme de le dire. Cette antinomie, pour une fois, est flagrante avec l’affaire Orpea mais elle existe souvent dans d’autres environnements même si elle peut être partiellement occultée par un storytelling (propagande disait on jadis) de bon aloi. Cependant, les faits sont têtus : entre l’efficacité totale et la vie (les valeurs incarnées dans le réel), il faut choisir. La responsabilité sociale, sociétale et environnementale, c’est avant tout préserver le sens des ensembles. Il y a toujours un prix à payer.
  • Lorsque la machine managériale se déchaîne, outre le pervers sadique qui peut en être le concepteur, l’homme de bonne volonté c’est-à-dire le salarié lambda apporte souvent son concours en connaissance de cause. En, effet, je ne crois ni au manager qui serait intrinsèquement un tordu ni à l’irresponsabilité totale des travailleurs. Le concours apporté par le travailleur ordinaire à un acte repréhensible (moralement et/ou légalement) traduit souvent une stratégie individuelle de défense. En outre, ce travailleur est souvent une victime consentante de ce que j’appelle la malédiction du fait :  lorsque quelque chose devient trop réelle, elle cesse d’être un problème. En l’espèce, à force de maltraiter ou d’assister à de la maltraitance, souvent, nous nous y accommodons. En effet, la puissance qui réveille la pensée est celle qui l’endort disait Charbonneau. Ceux qui ont appliqué ces procédures deshumanisantes chez Orpea, sortis de là, sont pourtant « d’honnêtes femmes » et « d’honnêtes hommes ». En matière de management, le salaud au sens de Sartre, c’est aussi l’homme ou la femme ordinaire.
  • Comme pour tout, ce qui donne du sens au management, c’est la limite. Cette limite n’est jamais extro-déterminée par un discours, par des valeurs proclamées, par le charisme d’un leader…. La limite s’institue in situ, elle se construit par le truchement de délibérations collectives entre travailleurs sur le travail bien fait. Les délibérations portent bien-sûr sur les règles techniques du travail mais aussi sur les valeurs. Réduire ou supprimer les espaces de délibérations par une séparation nette entre conception et exécution avec des environnements de travail non capacitants, c’est isoler les travailleurs les uns les autres et laisser le champ libre au règne de la procédure (de la force) sans âme donc sans limite.
  • Tout ce qui est mis en management quelle que soit la forme (entreprise, association…) ou la finalité (prendre soin des personnes âgées, soigner des malades, produire des biens et des services de première nécessité…), sans esprit de renoncement (la fameuse éthique de la non puissance de Jacques Ellul), ou pour le dire au sens Rousseauiste du terme, sans pitié, se transforme de fait en élément d’une machine et devient un rouage de la machine. La pitié, « bien que naturelle » nous dit Rousseau, est « cœur de l’homme » mais « resterait éternellement inactive sans l’imagination qui la met en jeu » car « celui qui n’imagine rien ne sent que lui-même ; il est seul au milieu du genre humain ». Seule cette pitié, dont la source est la peur dont nous parlait Hans Jonas peut nous permettre de prendre nos responsabilités et ainsi sortir du diktat infernal de la machine managériale car le management n’est pas neutre, il est aveugle.

L’affaire Orpea est un cas d’école pour ceux qui s’intéressent aux dérives managériales. Elle nous apporte une preuve de plus que lorsque l’efficacité devient la seule finalité, tout devient moyen y compris des personnes âgées sans défense ayant dévouées leurs vies à construire la nôtre. Orpea ne doit pas devenir un bouc émissaire car elle est juste une très bonne élève d’une idéologie gestionnaire. La mère des batailles consiste à   s’attaquer intellectuellement à l’ignorance qui produit ce management paresseux qui met en péril non seulement le « travaillé ensemble », les métiers mais aussi une certaine conception de l’homme et de la société. En effet, comme le pointait Emmanuel Mounier, l’accumulation de beaucoup de désordres secrets finit toujours par produire une maladie publique. Le management est plus que jamais un sujet politique.

Pourquoi un management « efficace » est antinomique avec la responsabilisation sociale et environnementale des entreprises ?

La dernière vidéo d’une série enregistrée en septembre dernier avec Jean-Philippe Denis pour Xerfi Canal

J’y développe la raison pour laquelle, à mon avis, sans une éthique de la non puissance qui permettrait de renoncer à un management efficace comme fin en soi, la responsabilité sociale et environnementale des entreprises ne pourrait qu’être une chimère de la pensée.

Autrement dit, je pense que la responsabilité sociale et environnementale des entreprises ne sera réelle que lorsque l’esprit fin viendra à bout de l’esprit fort. En prenons nous le chemin ?

Désormais, même le pape Francois prône la transformation managériale…

Dans un article du Figaro daté d’aujourd’hui  (07/01/2022) et reprenant une dépêche de l’AFP, le pape François invite les chefs d’entreprises (par le truchement d’une délégation de chefs d’entreprises françaises venue lui rendre visite) à être « proches de leurs collaborateurs » malgré les « contraintes du système économique et financier ».

Pour le pape, « le bien commun (…) peut se confronter aux contraintes » imposées par « les systèmes économiques et financiers, qui, souvent, se moquent des principes évangéliques de la justice sociale et de la charité ». Il a exhorté les chefs d’entreprises à s’intéresser à la vie de leurs collaborateurs, à « avoir conscience de leurs difficultés, de leurs peines, de leurs inquiétudes… à considérer avec sérieux la place accordée à toutes les personnes de leur entreprise, y compris celles dont les tâches pourraient sembler être de moindre importance ».

Le pape ne s’arrête pas là, il donne des exemples d’orientations qui pourraient guider ces transformations : « développement durable, le partage des profits, la gestion du succès et des ressources du chef d’entreprise, la distribution des richesses, le don, les actions au service des autres… ». Il ose même une analogie avec le berger pour définir le « bon manager » en le voyant comme celui-ci qui est « capable de montrer le chemin » mais aussi de « rester derrière le troupeau pour voir si personne n’est laissé pour compte ».

On savait déjà que le management dépassait de loin les frontières de l’entreprise car c’est un fait social qui a des ramifications sociétales mais aussi politiques.
Avec ces paroles du pape François, le religieux s’invite dans un débat de civilisation. Sa contribution n’est pas moins légitime que toute autre contribution car toute technique (y compris le management), est un « acte traditionnel efficace » (Mauss) c’est à dire qu’elle s’encastre dans une société et dans une tradition.

Néanmoins, l’analogie du berger utilisée par le pape nous montre, à quel point, il est difficile de reformer le management sans réinterroger les représentations. Le berger, même s’il reste derrière le troupeau pour voir si personne n’est laissé pour compte (pour reprendre les mots du pape), reste un berger. Le traitement pastoral de l’Homme n’est ni neutre ni indépassable. En effet, André-Georges Haudricourt, célèbre ethnobotaniste lui oppose un autre modèle : le traitement horticole de l’Homme: l’éleveur mène son troupeau de moutons, souvent, en usant de la force (le bâton, les chiens) tandis que le jardinier cultive les plantes, fertilise la terre, irrigue ; il n’impose pas de voie de développement mais se contente de contrer certaines voies. Reformer le management, c’est peut-être envisager la voie (mais aussi la voix) horticole.