Une entreprise m’a récemment sollicité pour challenger les propositions techniques de grands cabinets de conseil en management sur la mise en œuvre d’un « plan de conduite du changement » international.
Je suis conscient du bashing de certains consultants comme pipoteurs devant l’éternel. À la lecture des documents, je pense que le chapeau est trop grand pour eux car tout ne leur est pas imputable. Je m’explique :
Les propositions que j’ai eu la chance de lire ne peuvent pas résister à un examen sérieux par la raison nourrie par les sciences humaines et sociales. Les cabinets y promettent de « changer les comportements par des formations », d’informer pour « ancrer dans les consciences », de créer « des moments amicaux pour developer la coopération »,… le tout auréolé de gadgets technologiques car cela fait plus sérieux.
C’est un truisme de dire qu’ils proposent ce type de démarches et d’approches car c’est ce qui se vend : c’est l’offre et la demande.
La question fondamentale est alors celle-ci : Pourquoi des gens raisonnables dans les entreprises achètent des prestations si loin du réel ?
Je rejoins l’analyse de Maurice de Montmollin pour qui le client qui s’adresse à ces consultants « plus comme à une sorte de prêtre » que comme à un homme de science auquel on demande des preuves solides.
Comme le note toujours De Montmillon, chez les entreprises clientes, « assez curieusement le cadre supérieur, souvent scientifique de formation, abandonne tout rationalisme et tout empirisme aux portes du domaine des sciences humaines. Il se laisse guider et berner par des intuitions ou des croyances qui sont plus proches de la foi du charbonnier que de celle de Thomas d’Aquin. L’ennui est qu’il se soumet ainsi sans contrôle ni conscience à des idéologies obscurantistes dont il a horreur dans sa vie professionnelle courante ».
Je vais même plus loin en paraphrasant Durkheim au sujet de l’histoire pour dire que « l’inconscient, c’est le management ». Les croyances nourrissent beaucoup d’actes manageriaux. Et il y en a des tenaces : manager, c’est résoudre des problèmes, « les hommes sont ce qu’ils sont » donc la réussite à un poste dépend du processus de sélection, « le sens se transmet par les mots » et tutti quanti.
Il est donc raisonnable de penser qu’on ne transforme pas véritablement une organisation sans affronter le réel : sans séparer « les faits des fables ». Ce qui coûte en réflexion donc en temps, en ressources et en pouvoirs.
Reste une question : les entreprises sont-elles prêtes à abandonner des croyances pour une organisation transformée ?
La croyance est confortable car elle permet d’économiser de la complexité à court terme. Ainsi, un des dirigeants d’un des cabinets cités ci-dessus, m’a glissé en aparté, qu’il est « conscient des limites structurelles de sa proposition mais que beaucoup de clients sont sourds à toute solution qui ne serait pas instrumentale ». Il a raison.
Hommage à un soldat inconnu tombé au champ de bataille de la connaissance et du management soutenable.
« Ma pratique de consultant est fortement marquée par ma formation d’origine, je suis convaincu que les mots ont un sens et qu’on ne peut pas dire n’importe quoi, je ne crois pas aux recettes et aux méthodes toutes faites, suis partisan des méthodologies rigoureuses et j’ai toujours la naïveté de croire qu’un problème bien posé est à moitié résolu. Bref, je préfère les bonnes questions aux bonnes réponses!
… Depuis cinq ans, je n’arrive d’ailleurs plus à suivre tant les publications sont nombreuses. Mais combien d’idées nouvelles ? Aujourd’hui, je suis pleinement satisfait lorsque je trouve au moins une idée dans un livre de management. Les modes managériales se succèdent à un rythme effréné, les salons se multiplient et il y aura bientôt plusieurs « collections » par an. Mais ce qu’on nous fait passer pour de la haute couture n’est bien souvent que du prêt-à-porter. Le prêt-à-penser managériale fait ainsi des ravages dans nos entreprises ».
Ces mots qui auraient pu être les miens sont de Jacques Le Moüel, dans son ouvrage « Critique de l’efficacité », c’était il y a 33 ans.
33 ans plus tard, pas une ligne à retirer dans ces propos. Les livres de management pullulent mais les idées nouvelles, depuis plus de 30 ans, se comptent sur les doigts d’une main.
La « nulliture » managériale est certes de plus en plus maquillée en plats gastronomiques mais nous pouvons dire, avec le mathématicien et philosophe Gilles Châtelet dont on connaissait le sens de la formule, « qu’on mange du différent pour chier du même ».
Ce même : c’est le taylorisme new age, adepte du transformisme mais dont les officiers supérieurs (certains consultants et chercheurs) n’ont toujours pas compris que « les reformés » (ceux qui font le travail au plus près du terrain) en savent plus, sur bien des aspects, que les réformateurs, c’est à dire ceux qui pensent le travail qu’avec des formules.
Loin de moi tout populisme managérial, mais nous ne pourrons aborder la complexité croissante des situations de travail avec succès qu’en mobilisant les énergies de l’ensemble des parties prenantes à l’action collective afin d’ajuster les perspectives et poser les bases d’une performance soutenable.
Sans cela, le taylorisme new age produira toujours des fruits mais des fruits secs qui ne sont qu’investissements dans la déception. L’ersatz de responsabilité, ce qu’il est convenu d’appeler la RSE, ne nous sauvera pas.