En ces temps de guerre, quoi de plus normal que de se remémorer les écrits de Gaston Bouthoul. Gaston Bouthoul est un sociologue français né en 1896 et mort en 1980. Il fut un spécialiste du phénomène de guerre par le truchement d’une discipline qu’il fonda : la polémologie (du grec ancien polemos, « guerre », et logos, « étude ») c’est à dire la science de la guerre, science dont l’objectif sera d’étudier les facteurs dits « polémogènes » c’est-à-dire les corrélations entre les explosions de violence et les phénomènes économiques, culturels, psychologiques et démographiques.
Parmi ces facteurs polémogènes, Gaston Bouthoul met en exergue le « complexe de Damoclès ». Il le définit comme la propension de l’Homme à « se jeter sur l’épée qui le menace » au lieu d’un effroi ou d’un sentiment d’effroi sans fin. L’imagination étant pire qu’un bourreau chinois (Alain), le complexe de Damoclès cristallise la méfiance et/ou la peur pour un passage à l’acte.
Il me semble que ce complexe de Damoclès permet d’analyser des faits sociaux au-delà du phénomène de guerre. Il hante tout construit social à commencer par l’entreprise. Il s’y manifeste au moins sous 3 formes :
- Dans une organisation qui ne favorise pas l’esprit authentiquement critique, je ne parle pas de cet ersatz d’esprit critique comparable à un slogan publicitaire, un problème mis en exergue par un travailleur fait de ce dernier, ipso facto, un travailleur à problème qu’il faut « traiter » : c’est une manifestation presque caricaturale du complexe de Damoclès. En effet, dans une organisation dans laquelle le conflit légitime sur le travail (prise en compte réelle des paradoxes inhérents à toute activité de travail) est étouffé, il y a peu de place au commerce franc des considérations techniques, éthiques, sociales pour une œuvre collective de qualité et dans laquelle se reconnaissent ceux qui y concourent. Une parole (libre, sincère et constructive) y est de facto perçue comme une menace et doit être traitée comme telle. Celui qui incarne une telle parole « vagabonde » devient un hérétique, un ennemi de l’intérieur qui doit être réprimé à défaut d’être récupéré.
- La concurrence exacerbée entre les salariés, aiguisée par un habitus de concurrent forgé par le système scolaire et des évaluations et autres primes ou récompenses individuelles malgré les injonctions au travail collectif, est un terreau idéal pour ce que j’appelle le complexe de Damoclès généralisé. En effet, lorsque chacun voit midi à sa porte, point de chance de se rassembler. L’autre, les autres, sont des menaces. Dès lors, toute l’imagination est drainée vers l’activation d’une stratégie de défense contre les autres et au détriment des autres. L’autre n’est plus vu comme un autre moi-même mais simplement et seulement comme l’adversaire voire l’ennemi contre lequel sera déployé tout un arsenal de subterfuges : hypocrisie, duplicité, déloyauté, … Cette expression du complexe de Damoclès se cristallise en une lutte des places (Vincent de Gaulejac) à mort (symbolique).
- Une autre manifestation du complexe de Damoclès consiste pour un manager de l’encadrement supérieur (top management) à éviter de s’entourer de personnes qui pourraient lui faire de l’ombre ou qui lorgnerait sa place. La conséquence de cette expression du complexe de Damoclès, ce sont des encadrants qui « éliminent » tous ceux qui seraient capables de générer une émulation de groupe au service de l’action collective. Ce sont, in fine, des encadrants supérieurs entourés de personnes acquises à leur cause car ils leurs sont redevables, ou des personnes dont le niveau de compétence et/ou de charisme sont de sérieux gages pour un pouvoir sans contrepouvoir. La conséquence d’une telle méfiance envers ce qui pourraient vous faire de l’ombre, c’est une amputation délibérée de la capacité de penser, de bifurquer. Certes vous minimisez les risques de conflits mais vous augmentez l’entropie du système donc son caractère vivant : ce sont les prémisses d’une mort programmée.
Nous voyons avec ces trois expressions du complexe de Damoclès que certains mots de la guerre peuvent aussi instruire des maux de l’entreprise. En effet, l’entreprise n’est pas juste un outil de production, c’est une parcelle de société dans laquelle on peut expérimenter sans peine toute la panoplie d’outils que la force « domestiquée » permet » légalement » ou non de mobiliser.
Le prix à payer, lorsqu’un facteur polémogéne comme le complexe de Damoclès y fait son nid, c’est une entreprise Balkanisée dans laquelle règne une absurde terreur qui se renouvelle sans cesse au grand dam des intérêts à long terme de l’entreprise et des travailleurs.
Cela semble être le prix à payer pour mener la guerre économique mais comme toute guerre, il n’y a que des victoires à la Pyrrhus. Cela ne me semble pas être une fatalité car nous pourrions aussi apprendre, dans l’entreprise, à lutter contre la peur, cette peur qui réveille nos réflexes pavloviens et belliqueux. Il s’agit de civiliser la force non plus seulement par le droit ni par un supplément d’âme mais par un supplément de conscience et de forces morales (Georges Friedmann). En effet, une entreprise civilisée est à ce prix car la civilisation n’est rien d’autre qu’une lutte contre la peur comme le disait si justement Gaston Bouthoul.