Le management devenu un Empire pour reprendre la formule de Pierre Legendre, celui qu’on peut appeler le conseiller de l’Empire, le consultant en management, a t-il réellement conscience de sa grande responsabilité devant la société nonobstant les déclarations d’intention dont ses détracteurs se gaussent et souvent à juste titre ? Comment peut-il, concrètement, exercer une telle responsabilité dans son activité, qui n’est pas, par essence, une activité commerciale comme une autre car impactant la santé des travailleurs, la santé des entreprises et in fine, la santé de la nation ? N’est-il pas temps de faire le « ménage » dans ce secteur d’activité souvent secoué par des scandales et soumis à l’opprobre de l’opinion publique ? Si oui, sur quelles bases opérer cet ménage ? C’est l’objet de ma dernière vidéo chez Xerfi Canal
📽️📽️ « Démocratiser le management » était déjà le titre d’un ouvrage de l’ingénieur et syndicaliste Robert Thalvard en 1970, il y a donc plus de 50 ans, force est de constater que les avancées ne sont pas mirobolantes. Les tenants du statu quo ont de bonnes raisons de ne pas aimer une telle transformation car « seules sont injustes les inégalités dont on ne profite pas » (Elgozy). En attendant, les maux du travail n’attendent pas! Je pense que des choses peuvent être faites, hic et nunc, par le truchement d’une (re)connaissance du travail réel afin de poser, d’ailleurs, les graines d’une véritable démocratie par le bas car je ne crois, hélas pas, au grand soir de la démocratie dans les entreprises. C’est l’objet de ma dernière vidéo sur Xerfi.
Le management traverse au moins deux graves crises : une crise de l’autorité et une crise du rapport au réel qui sont à la source des maux dont il souffre : traitantisme, phraséologie, leadership du récit … Ces deux crises ne seront pas résolues par des injections « d’humanisme » c’est à dire comme dirait Jacques Ardoino un « ensemble de très belles leçons venues des Anciens, mais déjà figées, à l’état de « conserves culturelles » » mais par un retour du « sens de l’humain » qui, par contre, traverse les époques ! Difficile mais nécessaire ! C’est l’objet de ma dernière vidéo sur Xerfi Canal
Nous avons tendance, comme l’avait vu Bergson, à transposer dans le domaine de la création, ce qui relève du domaine de la fabrication, de la machinerie. Une des illustrations, c’est de considérer l’entreprise comme un ensemble de problèmes à résoudre et donc d’en faire un terreau exclusif du sacro-saint « probem solving ». L’intelligence ainsi mobilisée pour simplifier à l’excès le réel voire le camoufler, produit inexorablement des monstres, c’est à dire de faux problèmes, de fausses solutions et donc in fine, des obstacles durables pour une performance soutenable. C’est l’objet de ma dernière vidéo sur Xerfi Canal
Le management fait partie des domaines (peut-être avec le football en France et la politique) dans lesquels tout le monde se croit « expert » et donc habilité à transformer son opinion sur le sujet en doctrines ou en « lois », les réseaux sociaux aidant. Cependant, si tout le monde est expert, personne n’est expert, c’est de la dialectique élémentaire. Alors, pourquoi une telle vacance de l’autorité dans le management ? Avoir un cerveau ne fait pas de vous un expert du cerveau, tout le monde en conviendra. Avoir été manager ou managé n’est certainement pas suffisant pour faire de quiconque un expert du management, c’est un truisme de le dire. C’est l’objet de ma dernière vidéo sur Xerfi Canal
Un capitalisme humain : le rêve perdu du XXe Siècle
L’economiste Veblen en 1914, parlait déjà de « l’instinct du travail bien fait » (workmanship), Jean-Maurice Lahy, le psychologue, parlait dès 1916 de la distance qui existe de fait entre le travail prescrit et le travail réel, Auguste Detoeuf, chef d’entreprise mettait en exergue en 1945, dans une tribune dans Le Figaro, le fait qu’il n’y a pas de sens au travail si la nourriture du travailleur est insuffisante c’est à dire s’il n’a pas le bon salaire pour vivre. Georges Guy-Grand, dans les années 30 fait une analyse fondamentale : le travailleur ne cherche pas seulement à « se procurer de meilleures conditions de travail; il tendra instinctivement à y trouver l’accomplissement de toutes ses virtualités, il y verra des milieux propices à l’éclosion de toutes ses puissances
de sensibilité ou d’imagination non moins que d’intérêt. Il dépassera le calcul et le mécanique pour chercher la vie ». On voit dans cette analyse toute la différence fondamentale entre la qualité de vie au travail et la qualité du travail.
Alors si les anciens qui n’étaient pas naïfs ne sont pas arrivés à transformer fondamentalement les entreprises dans le sens d’un juste équilibre entre l’Homme et la machine, les intérêts humains et les intérêts économiques, nous devons être humbles devant les faits et fiers devant les croyances comme disait George Bernard Shaw.
Illustration : dans ma nouvelle vidéo Xerfi Canal, je parle de Jean Coutrot, Polytechnicien, économiste, un des précurseurs du conseil en organisation en France et surtout un des premiers « réformateurs » de l’entreprise.
Transformer durablement et efficacement les entreprises sans transformer l’éducation au management et l’éducation tout court est un vœux pieux. C’est l’objet de ma nouvelle vidéo sur Xerfi Canal
L’effet « Good Morning » ou la journalisation de la responsabilité (sociale et sociétale) : quelques parallèles entre le manager Bolloré et le manager Henry Ford.
Vincent Bolloré est un capitaine d’industrie et manager dont le succès est indéniable. Il a été à la tête jusque récemment du groupe Bolloré créé en 1822 et qui figure parmi les 500 plus grandes compagnies mondiales. Jusqu’en 2022, le groupe Bolloré était fortement présent en Afrique (activités à plusieurs milliards d’euros reprises par l’armateur italo-suisse Mediterranean Shipping Company (MSC)) notamment dans les terminaux portuaires et concessions ferroviaires : seize terminaux conteneurs et sept pour le trafic roulier pour les véhicules (RoRo) dans des villes comme Kribi, Conakry, Abidjan ou Lomé, premier port de conteneurs d’Afrique de l’Ouest, 2 700 kilomètres de concessions ferroviaires, « des infrastructures vitales pour le Cameroun, la Côte d’Ivoire, le Bénin ou le Niger » comme le précise un article du journal Le monde. Le groupe néanmoins garde « une présence importante en Afrique, notamment à travers Canal+ ». En France, le groupe Bolloré possède la chaine de télévision Cnews depuis 2016 et propose une ligne éditoriale considérée comme conservatrice (avec la présence d’Eric Zemmour comme chroniqueur jusqu’en 2021) et fustigeant l’immigration et la déperdition des valeurs françaises.
Alors comment un groupe dont une partie de la valeur fut produite en Afrique par le truchement de contrats avec des États africains et qui y est toujours présent avec Canal +, peut en même temps investir et financer une activité (Cnews) qui pourfend l’immigration (essentiellement africaine en France) ?
Une telle situation n’est pas sans rappeler, mutatis mutandis, l’attitude de Henry Ford dans les années 1920. Ayant participé mieux que quiconque avec son « modèle T » à la transformation des villes américaines et à la fin d’une certaine conception de la vie à l’américaine dans les campagnes, Ford considérait les villes modernes qu’il a participé à faire éclore comme étant « des excroissances » et voyait la vie des « gens de ville » comme « peu naturelle », « tordue » et la vie des gens des champs « saine » et « honnête à toute épreuve ». Comme le précise le grand sociologue Richard A. Peterson, au lieu de « considérer sa production automobile et la production de masse en général provoquaient les changements qu’il observait », « Ford désignait les coupables : les noirs, les immigrants récents et tout particulièrement ce qu’il appelait souvent les « juifs internationaux » ». Ainsi pour Ford, il fallait réintroduire les valeurs « authentiques » détruites par la grande ville, cela passait par exemple par sa velléité de remplacer le jazz trop subversif par « le violon retro et la danse sur musique de jazz par la ronde et la quadrille ». Dans son manuel « Good Morning » écrit en 1926 avec son épouse et consacré à la revalorisation des danses anciennes, il va jusqu’à indiquer la distance raisonnable et pudique entre un couple de danseurs. Il investira ainsi plusieurs millions dans « la musique du peuple » et « des valeurs traditionnelles », la country Music, musique dont le premier disque fut enregistré en 1923 et que Variety n’hésitait pas à qualifier sur sa Une, de musique de « débiles ». Aussi ridicule que cela puisse être, cet investissement du manager Ford semblait répondre à une crainte profonde comme le précise Richard A Peterson « de voir disparaître l’hégémonie des WASP, protestants blancs anglo-saxons ».
Le parallèle entre Henry Ford et Bolloré (que l’on plébiscite ou exècre leurs idées, ce n’est pas l’objet de ce billet) met le doigt sur un paradoxe fréquent (distance entre l’Homme et l’œuvre) dans de multiples domaines et qui donc n’épargne pas l’Homme du management et de la direction d’entreprise.
La responsabilité sociale et sociétale qui peut sembler très théorique trouve sa pleine expression dans ces deux exemples. Lorsqu’une telle responsabilité n’est pas pensée, ses effets peuvent même aller à l’encontre des convictions personnelles et politiques des concepteurs (accordons à Bolloré et à Henry Ford la sincérité de leur engagement citoyen).
Alors aurait-il pu en être autrement ? Oui si nous posons comme principe que la première responsabilité d’une entreprise, c’est sa responsabilité entrepreneuriale et managériale : dans quoi investir ? pour quelles fins ? quel est le prix à payer ou que l’on n’accepterait pas de payer ? In fine, quoi et/ou combien sommes-nous prêts à perdre pour défendre et incarner nos convictions telles qu’elles soient ? C’est la fameuse éthique de la non puissance dont parlait Jacques Ellul. Malheureusement, nous ne sommes pas à l’abri que même lorsqu’elle la responsabilité est pensée et pesée en amont des actions, que nous puissions, dans l’action, nous retrouver symboliquement et pratiquement piégés par l’enchaînement infini des causes et des effets de ses actes. Albert Camus ne disait-il pas que « la bonne volonté peut faire autant de dégâts que la méchanceté si elle n’est pas éclairée ». Peu de personnes donc peu d’entreprises peuvent être totalement éclairées dans le magma complexe des activités servicielles ou industrielles d’aujourd’hui.
C’est pourquoi, le principe de responsabilité sociale et sociétale seul n’est pas suffisant pour éclairer la société sur le comportement des institutions que sont les entreprises. Il doit être mis en relation, dans le temps et dans l’espace, avec la cohérence globale des engagements pour éviter les « angles morts », « les vides de responsabilité ». C’est ainsi que nous pourrions lutter contre ce que j’appelle l’effet « Good Morning » c’est à dire la « journalisation de la responsabilité » : la responsabilité sans mémoire comme nous l’avons vu dans les deux exemples ci-desus. Une telle « journalisation de la responsabilité » n’est qu’une conséquence d’un processus encore plus profond, un fait social, la « journalisation de la pensée » notion formalisée par Jacques Bouveresse et dont Karl Kraus avait déjà défini les contours : un monde sans mémoire, dans lequel, seule compte la pensée du jour ici et maintenant au grand dam de la constance, de la cohérence et de la fidélité à ses idées même s’il y a un prix à payer.
Pour aller plus loin :
