Le Managementiste Au Secours Des Managers Pour Une Transformation Réussie Des Entreprises
Article publié sur Forbes https://www.forbes.fr/management/le-managementiste-au-secours-des-managers-pour-une-transformation-reussie-des-entreprises/
Avez-vous déjà vu une banque, un énergéticien, un géant de l’immobilier ou toute autre entreprise émanant d’une grande industrie, sans économiste en chef, pour porter la ligne économique, en assurer la cohérence dans tous les compartiments de l’entreprise, analyser les dynamiques économiques exogènes pour s’y préparer, analyser les réussites et les échecs par le prisme de la stratégie économique ?
Une telle question peut sembler saugrenue car personne ne répondrait par l’affirmatif. Dans une banque, chez un énergéticien, dans l’immobilier et dans beaucoup d’autres secteurs d’activités, il serait incongru de ne pas avoir d’économistes de métier, sous prétexte que, tout bon professionnel au sein de l’entreprise raisonne en “économiste”, c’est-à-dire, analyse les phénomènes économiques pour exercer convenablement son métier.
Dans les entreprises, par une ruse de l’histoire, un malencontreux déni de l’évidence et malgré l’émergence de nouvelles fonctions (direction de la communication, direction de la qualité, direction des risques et l’audit interne, direction des achats, direction du digital…) dès qu’une nouvelle classe de problèmes apparaît, aucune fonction n’y a en charge le management comme système de relations et de construction des dynamiques sociales pour en garantir la philosophie, l’actionnabilité et la cohérence.
Ceci est d’autant plus paradoxal que le management n’est plus juste le bras armé de l’économie, il se confond avec l’économie, il en impulse les dynamiques et en préfigure les orientations. Le management n’est plus simplement une catégorie de pensée, c’est un paradigme de pensée. Il se situe ainsi au cœur de l’économie dès lors que l’innovation n’est plus simplement descendante mais de plus en plus ascendante (innovation provenant des utilisateurs, des collaborateurs, des partenaires etc.). Le management est devenu fondamental dans une économie, marquée du sceau de la révolution numérique, par l’intensification et l’accélération d’une concurrence polyforme et le droit d’ingérence de l’opinion publique quant aux impacts sociaux, sociétaux environnementaux des entreprises. Or, on continue, malgré des discours enflammés sur le management et sa place dans les entreprises, à faire comme si tout le monde était responsable de la doctrine managériale, de sa cohérence d’ensemble, de la réceptivité sociale. Si tout le monde est responsable, personne n’est responsable, c’est de la dialectique élémentaire.
Aujourd’hui, les raisons pour rompre avec cette « anomalie » de l’histoire en instituant une fonction de managementiste au sein des entreprises sont de deux ordres : incarner la doctrine managériale et s’assurer de l’alignement des démarches managériales aux besoins des transformations, garantir la réceptivité sociale et lutter contre le mille-feuille prescriptif.
La nécessité d’incarner la doctrine managériale et de s’assurer de l’alignement des démarches managériales aux besoins des transformations
L’ISO (Organisation internationale de normalisation), organisation internationale, définit le système de management comme « l’ensemble des processus par lesquels un organisme gère les éléments corrélés ou en interaction de ses activités afin d’atteindre ses objectifs. Ces objectifs peuvent viser différents résultats à atteindre, notamment en ce qui concerne la qualité des produits ou des services, l’efficacité opérationnelle, la performance environnementale, la santé et la sécurité sur le lieu de travail et bien d’autres domaines ». Cette définition porte en filigrane la conception que l’ingénieur, très souvent, a du travail. Pour l’ingénieur (pour rappel, les fondateurs du management moderne sont des ingénieurs Taylor aux USA et Fayol en France), les processus sont souvent tout, l’être et le social presque rien car le réel est supposé être ce qui se répète. Toute singularité ou exception serait une perturbation. Cette vision techniciste se matérialise au travers des processus. Cette conception amputée du travail fait partie des vestiges, toujours actifs, d’un taylorisme qui rationalise autant les gestes que les subjectivités.
Le management, c’est aussi l’art de cultiver la responsabilité chez les autres (Barnard), c’est-à-dire l’art de créer les conditions de la coopération. La coopération permet de corriger les excès des processus managériaux (de type ISO). La gestion des entreprises a longtemps fait fi de cette dimension organique du management, c’était sans compter sur la révolution numérique qui n’introduit pas juste des changements mais de véritables transformations pour lesquelles l’approche ingénierique (processuelle), à elle seule, ne saurait être un gage de succès. Cette dimension organique de la coopération peut être illustrée par la brillante leçon de management qui nous a été donnée par l’éminent ethnobotaniste André-Georges Haudricourt lorsqu’il nous rappela la différence fondamentale entre l’éleveur (traitement pastoral) et le jardinier (traitement horticole). L’éleveur mène son troupeau de moutons en intégrant bien sûr les contraintes du milieu mais aussi en usant de la force (le bâton, les chiens) pour rythmer la marche et pour corriger les récalcitrants car il a décidé de l’itinéraire qu’il impose au troupeau. D’ailleurs, il arrive que les chiens mordillent les bêtes pour mieux les diriger. Le jardinier quant à lui, cultive les plantes, fertilise la terre, irrigue ; il n’impose pas de voie de développement mais se contente de contrer certaines voies (ex : aménagement d’un vide qu’une plante remplira…), en veillant scrupuleusement à ce que chaque plante pousse à son rythme, pour donner ce qu’elle doit au bon moment, dans une harmonie de nuances.
Actuellement, le modèle managérial dominant, c’est le modèle de l’éleveur, le « traitement pastoral de l’homme », un management autoritaire, un modèle qui ignore fondamentalement la sagesse du jardiner c’est-à-dire la souveraineté de la limite et l’action indirecte, synonyme de responsabilisation.
Dans une économie peu concurrentielle et autarcique, le modèle de l’éleveur, bien que redoutable en termes de conséquences sur les existences (misère symbolique, perte de sens, stress…), peut porter ses fruits en termes de performance, au moins à court terme. Dans une économie d’innovations au niveau mondiale, traversée par une révolution numérique qui ne consiste pas juste à s’adapter à des influx externes ni à simplement mettre en œuvre des outils mais à transformer des entités sociales c’est-à-dire les modes de fonctionnement, les comportements, les modes de régulations pour configurer les meilleures approches du « faire-ensemble » au contact du réel, le management coopératif est devenu indispensable et un facteur clé de succès pour toute entreprise.
Asseoir une doctrine managériale coopérative, miroir et régulateur des processus formels de management (coordination) ne se fait pas tout seul, il doit être porté, incarné par un acteur : le managementiste en sera le garant et chef d’orchestre.
L’obligation de garantir la réceptivité sociale c’est-à-dire de rompre avec le mille-feuille prescriptif pour dé-artefactualiser l’autorité et le pouvoir
L’entreprise, devenue tentaculaire et fondamentale dans tous les aspects de la vie de la nation, est interpellée quant à sa capacité à impacter de manière positive son environnement dans les deux sens du terme (écologie et cadre de vie). La responsabilité sociale des entreprises ne saurait être prise en compte sérieusement sans réceptivité sociale c’est-à-dire sans l’écoute, le respect et l’épanouissement du corps social : charité bien ordonnée commence par soi-même dit-on. En entreprise, le corps social est le premier témoin mais aussi le premier vecteur de toute velléité d’impacter positivement son écosystème. Il est tout à fait inconcevable pour l’opinion publique, une entreprise qui communiquerait sur son impact social et sociétal en accumulant des mauvaises pratiques managériales, facteurs de tensions et de désengagement sans même parler des conséquences en termes de performance de telles pratiques. Avec l’entreprise à mission, la réceptivité sociale n’est clairement plus une option. Cette réceptivité sociale se heurte à un management « artéfactualisé » devenu autoritaire. En effet, au fur et à mesure de l’introduction des dispositifs de gestion de toute nature (finalité, processus, enrôlement) l’autorité a changé de nature. Cette dernière est de moins en moins incarnée par les individus et les collectifs de travail mais de plus en plus déléguée à des technologies invisibles, des artefacts qui sont autant d’outils de gouvernement des hommes et de leurs conduites. Ces procédures et règles ne sont pas néfastes en soi. Ce qui pose un problème, c’est leur nombre, c’est-à-dire le mille-feuille prescriptif qui en découle : à partir d’un certain nombre de règles et de prescriptions, ces dernières changent la nature du travail (la quantité change la qualité disait Engels). Les fonctions support, fonctions par excellence productrices de prescriptions ne s’enquiquinent rarement d’une réflexion sur le trop plein de règles du moment où l’objectif consiste à développer la maîtrise ou plus souvent le sentiment de maîtrise des risques opérationnels. Les équipes se retrouvent ainsi corsetées dans leurs actions, empêchées de mettre leur patte dans leur ouvrage, c’est-à-dire, tout simplement de se reconnaître dans ce qu’ils font. Quant aux managers notamment les managers intermédiaires, ils deviennent de simples courroies de transmission entre la direction et leurs équipes par le bais des dispositifs de reporting, ils ne managent plus guère, ils font du « journalisme managérial ». Ils ne font plus la traduction opérationnelle à leurs équipes, des objectifs à atteindre par le travail en fonction des contraintes du terrain, car le terrain, ils l’ont déserté, faute de temps. Ils ne sont plus capables de reconnaissance envers les équipes car pour reconnaître, il faut connaître : ils connaissent de moins en moins plus le travail.
Ainsi, le passif organisationnel (son inertie) est tel qu’il ne suffit pas juste de vouloir coopérer pour en être capable : le savoir-agir, ce n’est pas le pouvoir-agir. Les faits nous donnent raison : aujourd’hui, selon les études (Forrester, Gartner…) entre 60 et 80 % des projets de transformation digitale sont des échecs c’est-à-dire que les résultats opérationnels escomptés ne sont pas atteints. Créer une fonction de managementiste, rattachée à la direction générale, est une réponse rapide et pratique pour accélérer l’avènement d’un modèle managérial qui romprait avec les relents coercitifs du modèle dominant afin d’embrasser une dynamique coopérative dont le but principal est moins « d’humaniser » ou « libérer » l’entreprise que de se soucier du réel.
Le managementiste est le gardien de l’esprit du corps social et le garant de ce qui fait relation entre les hommes, de ce qui ne s’objective ni dans un outil, ni dans le calcul ni dans une formule : c’est le ciment social implicite, « l’âme » du nous
Le managementiste a pour objectif d’aider à ancrer les systèmes de management de l’entreprise dans le réel, en veillant à leur caractère coopératif et à leur soutenabilité dans le temps et dans l’espace. Son rôle ne se confond pas avec le rôle de manager. Il est le garant de la réceptivité sociale et dans cette optique, il mobilise et met à disposition l’ensemble des moyens nécessaires pour faire émerger les conditions de possibilité de la coopération. Ainsi, il est un partenaire important des porteurs des projets de transformation . Son action passe si nécessaire par une remise en question de toute prescription (procédure, règles…) pouvant empêcher les individus et les collectifs de travail de dialoguer efficacement avec le réel du travail, appuyé par un management non plus omnipotent ou omniscient mais qui assure un soutien effectif aux équipes tout en jouant son rôle d’arbitre autant que nécessaire. C’est le référent du système de management coopératif de l’entreprise en interne et son porte-parole en externe. Dans les institutions publiques notamment dans les hôpitaux marqués par une défiance grandissante du personnel médical vis-à-vis du système de management prôné par les directeurs d’hôpitaux sous la houlette de l’état, une telle fonction peut participer à l’objectivation des difficultés managériales et à la recherche des meilleurs dispositifs de régulation. Dans les entreprises à mission, il est, de fait, un des membres du comité de mission.
La fonction de managementiste comme telle pourrait néanmoins être une fonction transitoire si une transformation véritable de la Direction des Ressources Humaines en Direction du Travail (DT) a lieu, transformation que j’appelais de mes vœux dans un article publié en juin 2020[1]. En effet, la fonction GRH acte une conception mécaniste du travail par son rôle de gardien de la « ressource humaine », une telle conception « cognitive-instrumentale » est définitivement anachronique avec l’évolution du travail d’autant plus, qu’outre la révolution numérique, le télétravail s’est abruptement installé, par le truchement de la crise sanitaire du coronavirus, dans le paysage social de l’entreprise en réinterrogeant le « travailler ensemble ». La DT capitalise bien sûr les acquis positifs de la DRH tout en actant un renouveau managérial fondé sur une vision holistique de ce qu’est le travail et l’homme au travail. Elle doit permettre de rompre avec une vision simpliste de l’action collective comme quête exclusive d’efficacité à court terme au prix de la remise en question des collectifs de travail. En effet, outre la gestion des relations sociales, la Direction du Travail a deux autres prérogatives : d’une part, instituer le sujet et le collectif de travail en lieu et place de la ressource humaine en réinterrogeant les dispositifs d’accompagnement (recrutement, formation, développement…) et les amender à la lumière de ce repositionnement ; d’autre part, la direction du travail devra créer les conditions de possibilité de la coopération et s’assurer que cette dernière est effective.
En attendant la transformation de la DRH, le « managementiste » sera indispensable pour instituer la centralité des représentations sociales et des stimuli psychologiques, sociaux, pour une action collective efficace, pour réguler à bon escient la « lutte » par la force des choses, entre coordination (règles formelles) et coopération (relations organiques pour un travail efficace producteur de plaisir et d’efforts soutenables). Il s’agit pour cette nouvelle fonction, de travailler d’arrache-pied, en collaboration avec l’ensemble des fonctions support et des fonctions métier, pour que les projets de transformation ne ressemblent pas à la jument de Roland, projets ayant toutes les qualités sauf celle d’être exécutés avec succès car, l’homme et le social de l’entreprise, restent jusqu’à présent, quoi qu’en pensent les tenants d’un transhumanisme radical, des fondamentaux dans tout processus abouti de création de valeur.
Rompre Avec L’Approche Exclusive Par Les Compétences Pour Réconcilier L’Entreprise Et La Société
Article publié sur Forbes https://www.forbes.fr/management/rompre-avec-lapproche-exclusive-par-les-competences-pour-reconcilier-lentreprise-et-la-societe/
La crise du coronavirus montre, d’une part, les interdépendances des différents écosystèmes à l’intérieur d’un pays (santé, économie, éducation, social, …) et d’autre part, les interdépendances entre les pays (interdépendances économiques, technologiques, sanitaire…). Dans ce salmigondis d’interdépendances et d’interférences, nonobstant le secteur de la santé entièrement mobilisé pour résoudre la crise sur le plan sanitaire, les efforts des pouvoirs publics se sont focalisés sur les entreprises. Ces dernières, piliers de l’économie ne doivent pas s’effondrer. Les nations qui le peuvent ont mobilisé tous les moyens possibles pour les sauvegarder. En France, le chômage technique a été massivement utilisé « quoi qu’il en coûte » selon l’expression consacrée par le Président Emmanuel Macron.
Le coût est bien sûr exorbitant pour la communauté nationale mais les conséquences d’un effondrement de l’économie peuvent être désastreuses pour la génération actuelle et peut-être pour la suivante. L’histoire n’est pas encore écrite car la crise est loin d’avoir été résorbée. Nous jugerons après coup de l’efficacité de telles mesures. Néanmoins, ce qui a été donné à voir par l’expression « quoi qu’il en coûte » est fondamental. C’est la consécration qu’une entreprise n’est pas juste un lieu de création de valeur capitalistique mais une des institutions clés de la société.
Milton Friedman nous avait fait oublier la centralité de l’entreprise comme institution avec sa déclaration martiale dans les années 1970 : « l’unique responsabilité sociale de l’entreprise est d’accroître ses profits » ; il mettait ainsi des mots sur les maux du règne du capitalisme financier.
Les crises successives récentes (crise des subprimes, crise du Coronavirus) mettent en exergue les liens indissociables entre la société et les entreprises. Bien sûr, ces dernières sont la pierre angulaire de l’économie moderne mais la société par l’intermédiaire de l’état joue son rôle « d’assureur » en temps de crise comme nous le voyons actuellement mais aussi son rôle de fournisseur, en temps de paix, de capacités indispensables pour le développement des entreprises (infrastructures, santé, législation etc…).
La coopération entre l’état et les entreprises pour sauvegarder les intérêts supérieurs de la nation lors d’une crise comme celle en cours ne saurait cacher la divergence de leurs intérêts, divergence qui n’est pas une fatalité mais la résultante d’un construit économique et d’une philosophie gestionnaire assumée.
En effet, le modèle d’efficacité absolue c’est-à-dire la recherche en toute chose de la méthode absolument la plus efficace, moteur du développement technologique et capitalistique des entreprises ne s’enquiquine d’aucune morale de l’action, ni le bien, ni le mal, ni le bon, ni le juste, ni le beau. Ce qui compte, c’est ce qui est efficace, techniquement faisable, confirmant ainsi la loi de Gabor.
Dès lors, cette quête d’efficacité sans borne, érigée en modèle absolu ne saurait croître sans se retourner contre les intérêts de la société : transferts de coûts sociaux à la collectivité par des licenciements dont la seule justification est boursicotière, concurrence avec l’état notamment sur des sujets essentiels à la vie d’une nation (sécurité, social…), augmentation exponentielle des inégalités de revenus occasionnant des tensions sociales, prise en compte insincère des enjeux environnementaux (greenwashing) mettant en péril l’écoumène et les équilibres sociaux-économiques…
Cette divergence des intérêts a largement été analysée et commentée car elle n’est pas soutenable. D’ailleurs les pouvoirs publics proposent des pistes de règlement : on peut citer la responsabilité sociale des entreprises (RSE), la possibilité donnée aux entreprises de formaliser leur raison d’être ou encore de choisir le statut d’entreprise à mission etc. Ces initiatives ne traitent hélas que des signes mais pas des causes intrinsèques de ces divergences d’intérêts. Le modèle de l’entreprise « sans feu ni lieu » ancré dans une conception utilitariste du monde dont l’objectif n’est pas « d’aider les hommes à mieux vivre » perdure.
L’enjeu véritable consiste à faire jouer pleinement à l’entreprise son rôle institutionnel c’est-à-dire « politique » dans le sens premier du terme, celui qui l’enjoint à se situer et à agir dans un contexte économique, social, sociétal et environnemental afin de « ne pas perdre le sens des ensembles ». L’entreprise comme institution requiert de passer d’une gestion de l’entreprise comme technique de pouvoir du propriétaire (Jean-Claude Liaudet) avec l’injonction de ne décider qu’en fonction des intérêts de ce dernier à une gestion politique, une gestion située qui laisse aux communs et à l’incalculable une juste place. Il s’agit de « reconnaître à l’entreprise qu’elle a le pouvoir d’organiser nos vies. C’est donc à la fois la contraindre à assumer ce pouvoir (à se conduire correctement, sans fuir ses responsabilités) et à le limiter (l’encadrer, le faire entrer dans le domaine du droit commun, éviter les abus et le zèle missionnaire) » (Richard Robert).
Instituer ce rôle politique requiert la déconstruction du sophisme économiciste, tâche à laquelle se sont attelés des économistes comme Karl Polanyi mais aussi de reformer un système éducatif reposant quasi exclusivement sur l’approche par les compétences, philosophie éducative du paradigme gestionnaire dominant. La compétence est bien sûr importante car elle atteste “la capacité à résoudre un problème dans un contexte donné”. Ce qui est en cause, c’est un système éducatif qui en fait l’alpha et l’oméga de sa pédagogie.
La compétence est définie par Olivier Reboul qui a activement contribué à la philosophie de l’éducation comme étant « la possibilité, dans le respect des règles d’un code, de produire librement un nombre indéfini de performances imprévisibles, mais cohérentes entre elles et adaptées à la situation ». L’exégèse d’une telle définition met en exergue plusieurs choses : l’expression d’une compétence doit être assujettie au respect des règles d’un code ; exercer une compétence, c’est produire des performances certes imprévisibles mais cohérentes entre elles ; enfin, ces performances doivent être adaptées à la situation. Dans une philosophie gestionnaire utilitariste et technicienne (recherche en toute chose de la méthode absolument la plus efficace), la compétence n’est rien d’autre que le potentiel pour satisfaire une tâche donnée dans le respect des instructions. Ainsi, la compétence est un artefact qui continue une certaine logique taylorienne par d’autres moyens. Elle sous-tend une rationalisation de la subjectivité (Joyce Durand-Sebag). L’expression d’une compétence ne requiert ainsi aucune capacité de bifurcation mais seulement une capacité d’adaptation. En effet, penser, c’est bifurquer (Bernard Stiegler). Pour penser, il faut être capable d’avoir du discernement, de « critiquer » la tâche, c’est-à-dire ne pas s’y adapter mais la dépasser en la mettant en perspective dans un environnement situé (économique, politique, social) mais aussi selon des visées axiologiques et éthiques.
Nous comprenons donc aisément pourquoi, en dépit des crises successives et malgré les velléités de réforme des enseignements dans les universités et les grandes écoles, rappelons-nous du boycott du cours de l’économiste Gregory Mankiw, professeur à Harvard par 70 étudiants qui arguaient que son cours « Economics 10» relayait l’idéologie accusée d’être à l’origine des déséquilibres économiques ayant entraîné la crise des subprimes, rien ne change dans les faits.
Le modèle de la compétence armé de sa technologie de l’esprit, le « problem solving », n’a pas été remis en question malgré les discours humanistes et sociétalistes post-crises. Ces reformes se limitent souvent à des cours d’éthique ou de développement durable sans questionner la cause racine, la force conformatrice que représente la compétence dans une perspective « d’employabilité », cet appel à bas bruit à s’adapter pour toujours plus d’efficacité en faisant fi de finalités autres qu’économiques.
Le rôle politique des entreprises ne pourra pas être assuré par des individus formés au commerce de de la pensée toute faite c’est-à-dire des hommes et des femmes strictement adaptés à leurs tâches. Un tel sacerdoce incombe aux « voyous de la pensée » (Gilles Chatelet) capables d’appréhender le sujet, la scène c’est-à-dire le contexte, le sens et le sacré des communs. En effet, ce rôle politique a pour finalité ultime la production et la promotion de pratiques et d’innovations (managériales, techniques, technologiques) explicitement orientées dans l’espace et dans le temps pour, a minima, préserver les communs et la dignité des sujets. Il s’agit de rompre avec les fameuses « bonnes » pratiques qui ne sont bonnes que pour prescrire implicitement une certaine réalité sensée être indépassable en gommant au passage, le sujet, les spécificités des lieux, des temps et des moments.
Il va sans dire que les situations que la génération actuelle et les suivantes ont à faire face ne requièrent pas de solutions. Une solution est une réponse à un problème. Un problème comme aimait à le définir Gabriel Marcel, est quelque chose qui barre la route, c’est-à-dire qu’il est tout entier devant soi. Les enjeux sociaux, sociétaux, économiques et environnementaux actuels interrogent l’être, son devenir et son rapport au monde. Ce ne sont donc pas des problèmes. La pratique intempestive du « problem solving » et plus généralement l’approche exclusive par les compétences, au mieux, euphémisent et donc radicalisent un réel déjà inflammable.
La véritable éducation doit être tournée vers la formulation de problèmes et la critique de la compétence. Il ne s’agit bien sûr pas de revenir à la paideia des grecques, cette formation hétéroclite intraduisible par un seul concept comme le précise Werner Jaeger : « civilisation, tradition, littérature ou éducation. (…) En les prenant toutes ensemble, on ne saurait les employer pour exprimer le sens complet du mot grec ». Une telle philosophie éducative serait aujourd’hui, hélas, anachronique car non adaptée aux rythmes de la vie moderne.
Il s’agit simplement de rompre avec l’approche exclusive par les compétences, souvent saupoudrée de « cross fertilisation » des « savoirs », cet ersatz moderne de la culture. L’éducation ne peut pas avoir comme but ultime de mettre sur le « marché » des producteurs et des consommateurs. Une telle éducation n’est rien d’autre qu’une idéologie en action car l’homme ainsi résumé à ses compétences est un homme sans qualité ou juste des qualités (techniques) sans homme c’est-à-dire un homme désaffecté. Dans une telle perspective, comment s’étonner que le producteur/consommateur soit en conflit ouvert avec le citoyen, la schizophrénie du désir aidant ?
Pallier les divergences entre la société et les entreprises nécessite de traiter à la racine cette schizophrénie du désir qui fait que nous sommes les concepteurs, bien souvent au sein des entreprises, de ce que nous rejetons comme citoyens, « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes », disait Bossuet.
Une réponse éducative pertinente doit s’appuyer sur une véritable « diplomatie des disciplines » qui permet de penser les conditions de possibilité de toute action et les conditions de validité de ses hypothèses dans une perspective politique et de responsabilité pour autrui. Cela consiste à corriger et à dépasser cette « culture de commerçants » dont parlait Nietzsche et pour laquelle la « question des questions », c’est de savoir « quelles personnes et combien de personnes consomment cela ? ». Cette culture de commerçants a fini par forger notre représentation du monde, par façonner notre raisonnement et notre intelligence, par modeler nos connaissances et nos créations.
Ce travail de décolonisation de ce qui est devenu le sens commun incombe à tout un chacun mais surtout aux producteurs « professionnels » de savoirs (l’académie, les prestataires de services intellectuels…) dans un contexte où une révolution numérique mal digérée, au lieu de fertiliser la faculté de penser de l’homme tend à prolétariser ce dernier comme jamais il ne l’a été.
Nous pouvons donc faire nôtre la dernière phrase de Freud dans sa correspondance avec Albert Einstein à propos de l’inclinaison de l’homme pour la guerre : « …nous pouvons nous dire : tout ce qui travaille au développement de la culture travaille aussi contre la guerre ». En l’espèce, nous pouvons dire que tout ce qui travaille au développement de la culture, la véritable, c’est-à-dire la capacité à relier les savoirs (à ne pas confondre avec la documentation), travaille aussi pour la convergence des intérêts entre les entreprises et la société.
Management En Crise : Et Si On Supprimait Les DRH ?
Article publié sur Forbes https://www.forbes.fr/management/management-en-crise-et-si-on-supprimait-les-drh/
L’entreprise s’est toujours réinventée au fur et à mesure que son environnement s’est complexifié en créant de nouvelles fonctions pour rationaliser et/ou pour accompagner les transformations : administration du personnel devenue direction des ressources humaines, direction financière, direction commerciale plus tard enrichie du marketing, direction de la communication, direction de la qualité, direction des risques et l’audit interne, direction des achats, direction informatique, direction du digital, direction de la transformation et de la conduite du changement, direction des opérations, direction de la logistique, etc.
Il est néanmoins étonnant de voir que le travail, qui est au fondement de la création de valeur, lieu par excellence de l’articulation entre l’individuel et le collectif, le prescrit et le réel, les intentions morales et l’éthique de situation, ne bénéficie pas d’une telle prise en charge.
Il me semble qu’une telle « anomalie » découle d’une « ruse de l’histoire » symbolisée par l’avènement d’un règne sans partage d’une conception techniciste du travail prétendument scientifique. Une telle conception du travail malgré le trop-plein managérial pour pallier ses limites continue à avoir des effets délétères : désengagement des salariés, burn-out, acrasie et, in fine, contre-performance à long terme. Ce cercle vicieux n’est pas une fatalité.
L’impensé du travail : une perspective historique
« La vie ne se comprend que par un retour en arrière, mais on ne la vit qu’en avant » (Søren Kierkegaard). Au début de l’âge industriel, les ouvriers étaient polyvalents et intervenaient dans tout le processus de création de valeur : de la conception à la production. Ils avaient des métiers et une certaine conception de ces métiers. Ils étaient capables de contrôler les cadences pour « parfaire » les conditions de travail. Un tel positionnement leur donnait un certain « pouvoir » par rapport aux propriétaires des usines qui, bien que finançant les moyens de production, avaient peu de solutions concrètes pour augmenter la productivité à leur guise et donc augmenter les profits. Une des seules solutions à leur disposition, c’était de baisser le prix du travail mais dans ce cas, les ouvriers, en réaction, diminuaient les cadences.
Frederick Taylor, consultant, qui fut ouvrier avant de passer son diplôme d’ingénieur en cours du soir, apporta une solution originale pour les patrons d’usines afin de mettre sous contrôle le pouvoir de « nuisance » des ouvriers tout en augmentant la productivité : il introduisit un tiers dans la relation direction d’usine/ouvriers. Ce tiers, ce sont les bureaux des méthodes. L’objectif de tels bureaux, avec ses ingénieurs, était de comprendre le travail des ouvriers et avec l’aide de la « science », de définir de façon « objective » la manière la plus efficace de produire. Cela va se traduire par une séparation entre la conception et l’exécution du travail, la captation du savoir-faire des ouvriers et sa transformation en prescriptions, l’assignation des ouvriers à l’exécution de tâches répétitives. Une telle organisation du travail a eu pour conséquence d’annihiler le « pouvoir » jadis détenu par les ouvriers quant à la gestion des cadences, de « démocratiser le travail » par son émiettement en ôtant les barrières à l’entrée qu’impliquaient les métiers (la maîtrise de son art), enfin, d’accroître considérablement la productivité par l’élimination du « slack » organisationnel et les espaces psychologiques et relationnels jugés « inutiles ».
Cette organisation taylorienne du travail, bien qu’efficace, souffrait d’un taux de turn-over élevé. Pour la « parfaire », Henry Ford va proposer des mesures d’accompagnement aux ouvriers : augmentation des salaires, salaire à la journée au lieu du salaire aux pièces… C’est ce qu’on a appelé le compromis fordiste. Ce compromis actait la mise au ban de tout débat sur les conditions du travail pour ne mettre les projecteurs que sur les conditions de travail. Ce moment fordien marque aussi l’avènement d’un paternalisme managérial, nous parlerons aujourd’hui de management infantilisant : Henry Ford dépêchait une brigade d’enquêteurs chez les ouvriers pour vérifier s’ils étaient mariés (les salariés non mariés étaient moins bien payés), pour s’assurer que leurs épouses cuisinaient les plats conseillés, que les ouvriers ne buvaient pas d’alcool, etc…
La ressource humaine comme facteur de production
Peut-on reprocher à une Direction des Ressources Humaines de gérer les hommes comme des ressources ?
Aujourd’hui, la philosophie gestionnaire taylorienne n’a pas disparu mais elle se manifeste différemment. Au contrôle des corps dans la conception originelle du taylorisme et la « neutralisation » de toute pensée par la prescription de gestes répétitifs pour mettre totalement l’ouvrier au service de la machine, a succédé une prescription massive de normes de conduite par l’intermédiaire de dispositifs (procédures, processus, référentiels…) avec un autocontrôle individuel mais aussi collectif, le tout médiatisé par les systèmes d’information. C’est ce que B. Lutz et H. Hirsch-Kreinsen ont qualifié de « néotaylorisme assisté par ordinateur ».
L’administration du personnel et plus tard la gestion des ressources humaines (GRH) a été forgée dans ce paradigme. La fonction acte une conception mécaniste du travail par son rôle de gardien de la « ressource humaine » : législation sociale et paie à ses débuts puis intégration du management des compétences et du savoir-faire, et plus tard, des enjeux d’employabilité. En effet, il faut sécuriser le lien juridique entre la « ressource humaine » et l’entreprise (tenue des dossiers du personnel, exécution des tâches administratives liées aux contrats), l’équiper en compétences ou approvisionner l’entreprise en ressources autres si besoin (gestion des compétences et recrutement), favoriser l’engagement (dispositifs de motivation souvent extrinsèques) comme en atteste la définition communément admise de la gestion des ressources humaines (GRH) : « La gestion de ressources humaines est l’ensemble des activités qui permettent à une organisation de disposer des ressources humaines correspondant à ses besoins en quantité et qualité » ( L. Cadin, F. Guérin et F. Pigeyre).
Une telle définition ainsi que la réalité opérationnelle qu’elle induit représentent une vision simplificatrice de l’homme au travail et du métier nonobstant une propension à la quantophrénie et à la prescriptophrénie avec des apparences de sérieux. C’est une conception qui réduit le travail à sa simple dimension « cognitive-instrumentale » en le résumant à une action instrumentale destinée à la production de valeur d’usage (José Antonio Noguera). Le travail est plus que cela car il est aussi un « moyen de solidarité sociale et d’autoréalisation personnelle ». Dès lors, outre la rationalité « cognitive-instrumentale », il rassemble deux autres rationalités : la rationalité « pratique-morale » et la rationalité « esthétique-expressive » (José Antonio Noguera).
La GRH a été donc pensée dans le déni de la pluridimensionnalité du travail par un taylorisme basé sur la réification de la rationalité instrumentale. Cette réification de la rationalité instrumentale au travers de dispositifs de gestion (processus et les procédures, évaluations individualisées des performances, référentiels métiers etc.) finit non seulement par tarir les viviers de ressources psychologiques et sociales (Yves Clot) nécessaires à l’action collective durable en détruisant les solidarités de métiers, mais aussi par obstruer les ressorts de la confiance et donc la coopération.
Injonctions paradoxales et gadgets managériaux : le trop-plein managérial
Avec une concurrence exacerbée et des innovations technologiques à foison, jamais l’entreprise n’a eu autant besoin de l’engagement des salariés, de leur capacité de création mais aussi d’adaptation. Mais cet engagement n’est pas au rendez-vous faute de ressources psychologiques et sociales suffisantes.
Les appels à la créativité, à l’innovation des salariés se heurtent inexorablement au quadrillage panoptique de leur capacité d’agir par des dispositifs qui vous disent ce qu’il faut faire, comment il faut le faire et pourquoi il faut le faire : c’est-à-dire à la prolétarisation des métiers. Avec de telles injonctions paradoxales, au désengagement des salariés s’ajoute le stress voire des troubles psychiques. Comme l’avait bien vu Simone Weil, la philosophe, « s’il fallait à la fois subir la subordination de l’esclave et courir les dangers de l’homme libre, ce serait trop ». Nous y sommes aujourd’hui ; d’autant plus que, au fur et à mesure que les injonctions paradoxales deviennent insupportables, apparaissent sur le marché des théories, des méthodes ou des injonctions managériales, soit fantaisistes, soit qui ne répondent pas aux problèmes causaux : entreprise libérée, injonction au bonheur au travail avec les « chief happiness officers », management participatif sans véritable connaissance des métiers voire se construisant contre les métiers (cf. travaux de Nathalie Jeannerod-Dumouchel)…
Ces initiatives successives et souvent cumulatives pour rafistoler le rapport au réel au gré des buzzwords sans impact structurel sur ce réel finissent par engendrer un trop-plein managérial. Au désengagement des salariés, s’ajoute la méfiance voire la défiance vis-à-vis des entreprises : en 2019, la fondation américaine International Republican Institute a mené une enquête dans 42 pays démocratiques qui montre qu’en moyenne, seules 41 % des personnes interrogées font confiance aux grandes entreprises (33 % en France). Seuls 11 pays sur les 42 accordent une confiance à hauteur de plus de 50% aux plus aux grandes entreprises.
Avec une telle défiance des salariés vis-à-vis des entreprises, la capacité de ces dernières à générer une performance durable est questionnée.
Dès lors, une transformation managériale véritable de l’entreprise consiste à prendre le contrepied de ce qui a été fait jusqu’à présent en positionnant le travail non plus comme une simple « obligation calculée » portée par des « ressources humaines » c’est-à-dire « un simple contrat dont on est quitte dès qu’il est rempli » avec comme pendant une vision instrumentale de ce dernier mais comme « la possibilité de réaliser son ouvrage, de marquer sa griffe, tel un artisan créateur ou constructeur d’une réalisation, et de s’approprier le fruit ou résultat de son travail » (Claude Lemoine).
Cela passe par la centralité des collectifs de travail dans l’entreprise. Par collectifs de travail, nous entendons des groupes d’individus aux compétences complémentaires, mobilisés à un moment donné, dans un contexte donné, avec des moyens spécifiques pour atteindre un résultat bien identifié dans un délai imparti en usant des potentialités du collectif et en déployant les efforts adéquats (équipes projets, unités de production…). Il s’agit surtout de miser sur leur capacité à autonomiser l’individu. En effet, avec l’irréductibilité de l’écart entre le travail prescrit et le travail effectif (un des enseignements majeurs de l’ergonomie confirmé par la psychodynamique du travail), lorsque la réévaluation indispensable des règles face au réel prend sa source dans une activité collective, l’engagement de soi dans le collectif permet de trouver du sens dans le travail pour résoudre les conflits de buts contrairement à une transgression individuelle qui peut poser un problème de conscience et des désordres du corps et de l’esprit (Sandrine Caroly et Yves Clot).
Dès lors, outre sa puissance d’agir, le collectif de travail « ouvre des marges de manœuvre grâce auxquelles les activités individuelles peuvent se construire. En retour, le développement de stratégies d’expérience pousse le collectif dans ses retranchements et permet de le rendre vivant » (Sandrine Caroly et Yves Clot).
Rebâtir les collectifs de travail au plus près du terrain participe à la rupture du cycle infernal de la procéduralisation de l’entreprise en plaçant la rationalisation a posteriori autant que nécessaire en lieu et place de la rationalité a priori car « l’action raisonnable doit avant tout être justifiable » (Serge Latouche).
La direction du travail (DT) comme catalyseur du travail réellement humain et de la performance durable
« Exister n’est pas une fin pour l’homme. S’il faut travailler seulement pour subsister, le travail n’est pas animé par le désir. Et travailler pour ne pas mourir, c’est l’esclavage » (Simone Weil).
La performance durable des entreprises nécessite de faire du travail, un « instrument de plaisir et d’équilibre psychique » (Christophe Dejours) mais aussi un terreau de solidarités, d’apprentissages, de création de sens, de prises d’initiatives et de transformation de soi.
Une telle ambition ne peut être portée que par une direction du travail en lieu et place de la direction des ressources humaines. Outre l’intitulé de la fonction qui change à dessein, La DT permet d’acter un renouveau managérial fondé sur une vision holistique de ce qu’est le travail et l’homme au travail. Elle permettrait de rompre avec une vision simpliste de l’action collective comme quête exclusive d’efficacité à court terme au prix de la destruction des collectifs de travail, du désengagement des salariés, de la prolétarisation des métiers et in fine d’une remise en cause de la performance à long terme.
Outre la gestion des relations sociales, la direction du travail aurait deux autres prérogatives :
- Instituer le sujet Et le collectif de travail en lieu et place de la ressource humaine en réinterrogeant les dispositifs d’accompagnement (Recrutement, formation, développement…) et les amender à la lumière de ce repositionnement. Il s’agit à partir du réel du travail (le décalage irréductible entre le travail prescrit et le travail réel, la psychodynamique du travail, le travail comme développement du sujet, le collectif de travail comme lieu d’organisation, de réorganisation et de conflits légitimes sur les critères de qualité du travail bien fait…) pour penser les cohérences nouvelles à forger dans l’entreprise. Ainsi, en actant la centralité du collectif de travail car « il ouvre des marges de manœuvre grâce auxquelles les activités individuelles peuvent se construire. En retour, le développement de stratégies d’expérience pousse le collectif dans ses retranchements et permet de le rendre vivant » (Sandrine Caroly et Yves Clot), il est normal de s’atteler à la valorisation de la confiance au sein de l’entreprise. Cela passera nécessairement par l’abandon des objectifs individuels de performance, destructeurs de confiance et de solidarité dans les équipes pour un dispositif collégial d’évaluation. L’effet systémique d’une telle décision sera réel ; par exemple, les managers submergés aujourd’hui par le reporting et l’administratif devront être rapprochés des équipes pour jouer pleinement un rôle de soutien aux équipes et d’arbitre des décisions. Instituer le sujet et le collectif de travail nécessitent donc ce que j’appelle une « police des dispositifs et des places » pour permettre aux collectifs de travail de s’affranchir de toute norme, de toute prescription organisationnelle non essentielle mais aussi de revoir à bon escient le positionnement de certains acteurs ou fonctions.
- Créer les conditions de possibilité de la coopération et s’assurer que cette dernière est effective. En effet, comme le précise Christophe Dejours, « La coopération ne tombe pas du ciel, elle se construit grâce à la mobilisation d’une autre forme d’intelligence, qui est une intelligence délibérative (désignée par le mot de grec ancien phronesis). C’est par la discussion collective sur les différents modes opératoires possibles à l’intérieur d’une équipe que l’on parvient à des accords entre collègues sur les manières de faire. Et c’est sur la base de ces accords issus de la délibération collective que peuvent se construire des règles de travail… Or on peut montrer que toute règle de travail élaborée par délibération collective a toujours deux dimensions. La première, une dimension relative à l’efficacité ; tous les travailleurs et toutes les équipes souhaitent que leur travail soit efficace. La seconde, une dimension éthique, qui vise à permettre que chacun puisse apporter une contribution personnelle à l’œuvre commune ; on peut montrer que toute règle de travail est en même temps une règle de vivre ensemble ». La coopération au-delà de mettre en pratique l’intelligence collective permet de mettre l’intelligence de l’individu dans le collectif et le collectif dans l’individu afin de produire les ressources psychologiques et sociales nécessaires à l’action collective. Le simple fait qu’une activité soit collective n’est pas une condition suffisante pour engendrer de la coopération. En effet, trois conditions cumulatives permettent d’instituer de la coopération dans un collectif de travail (Sandrine Caroly) : l’existence de règles de métiers qui permettent la réalisation du travail commun tout en cultivant la singularité des acteurs, la reconnaissance des compétences qui doit se situer aussi bien dans les relations verticales que dans les relations horizontales et la confiance réciproque qui se construit dans le temps. La DT doit avoir un rôle de vigie pour alerter et prévenir des risques de dégradation des conditions de la coopération dans les tous les compartiments de l’entreprise. Ces risques peuvent être organisationnels, structurels, humains (pratiques managériales), liés au système d’information. Il s’agit pour la DT de mettre en place un environnement capacitant (Pierre Falzon) capable de générer un savoir agir qui préserve les capacités d’action des individus, favorise l’intégration de ces derniers dans les collectifs de travail et contribue au développement cognitif des individus et des collectifs de travail.
Simplifiez, simplifiez, simplifiez !
Indirectement, la direction du travail permettrait non seulement de minimiser les coûts de transactions entre les différents services et directions, les collectifs de travail ayant une certaine autonomie d’initiative et de décision mais elle permettrait aussi de réduire le poids sans cesse croissant de certaines fonctions support grâce aux règles déontiques, c’est le cas notamment de la fonction gestion du risque (risque, conformité, audit interne).
La mise en place d’une direction du travail qui promeut la coopération dans les collectifs de travail au plus près du terrain (équipes projets, unités de production…) en favorisant les prérequis (confiance, responsabilité, respect de la parole donnée…) devra s’accompagner d’une simplification des structures hiérarchiques et fonctionnelles. En effet, les tentatives vaines de mise sous contrôle de la complexité auxquelles l’entreprise doit faire face ont abouti à une surproduction organisationnelle et à une inflation procédurale qui représentent une pression de plus en plus forte sur les travailleurs (reporting, demandes d’autorisation, demandes de validation etc…)
Le mythe d’une complexité qui serait « gérable » a, d’une part, renforcé des fonctions comme la qualité, fonction par excellence productrice de prescriptions, qui bien souvent fait fi du fait que la qualité des produits et des services ne pourrait être déconnectée de la capacité des collectifs de travail à discuter sur les critères de qualité du travail bien fait (Yves Clot). Instituer des conflits sur les critères de qualité du travail bien fait n’est bien sûr pas du ressort de la fonction qualité. Cela montre juste l’enchevêtrement et parfois les conflits entre dispositifs au sein de l’entreprise.
D’autre part, ce mythe d’une complexité « gérable » a fait par exemple émerger dans certaines entreprises une fonction de conduite du changement qui résume le changement aux signes qui le manifestent : c’est-à-dire à sa dimension instrumentale. Une telle fonction réduit très souvent le changement à la formation et à la communication alors que changer, c’est continuer à se reconnaître dans ce que l’on fait. La communication et la formation n’ont aucune prise sur la psyché et son interaction avec le monde (hors propagande bien sûr). A ce rythme et à défaut d’engager les réformes nécessaires pour passer d’une entreprise de défiance à une entreprise de confiance, nous ne sommes pas à l’abri de voir apparaître une fonction de gestion de la fiabilité de parole et des actes étant donné que le respect de la parole donnée dans un collectif de travail est primordial. D’ailleurs, il existe déjà des directions de l’éthique, comme si on pouvait séparer l’éthique d’une vie d’homme.
Il faut donc rompre partout où c’est nécessaire le cercle vicieux complexité-lien hiérarchique/fonctionnel-procédure-reporting. Cela permettrait de baisser la pression sur les collectifs de travail, de repositionner les managers sur leur vrai rôle (soutien, arbitre), de faire des économies mais aussi, pourquoi pas de remettre certaines personnes issues de ces fonctions support à la production. La simplification concerne aussi le système d’information qui doit se résumer à l’essentiel pour les collectifs de travail : un système d’information de gestion des capacités de soutien (ressources, connaissances, compétences) que je nomme ECP (Entreprise Capability Planning), corolaire de l’ERP (Enterprise Resource Planning) pour les collectifs de travail.
En conclusion, le « ras-le-bol » managérial que vivent de nombreux salariés avec des modes managériaux qui se limitent à de l’humanisme verbal sans jamais traiter la source des problèmes n’est pas une fatalité. La mise en place d’une direction du travail en lieu et place d’une direction des ressources humaines permet d’engager un travail de simplification des organisations et des structures en mettant la coopération au centre de l’entreprise.
La coopération ancre l’engagement des salariés en leur permettant de se reconnaître dans le travail. En effet, dans une compétition économique de plus en plus exacerbée, l’innovation technologique est juste un prérequis de la performance, l’avantage compétitif ultime réside désormais dans la capacité à tirer profit des talents singuliers et des collectifs humains au sein des organisations.
La direction du travail est au cœur de cet enjeu de survie des entreprises car il faut rompre avec trois mythes tenaces dans les entreprises modernes : le mythe du super-héros qui consiste à penser qu’une transformation ou un changement stratégique ne dépendrait que de la volonté ou de la force de conviction du chef ; le mythe d’une complexité qui serait « gérable » à travers des outils et des procédures, le mythe de l’outil technologique magique qui aurait la puissance de conformer la réalité.
Rompre Avec Les Fausses Certitudes En Entreprise
Article publié sur Forbes https://www.forbes.fr/business/rompre-avec-les-fausses-certitudes-en-entreprise/
Les appels à la réforme du management en entreprise se font de plus en plus prégnants. Ce management, malade de la mesure et de la recherche d’une certaine efficacité à tout prix, est appelé à panser ses maux pour se mettre à hauteur d’homme.
Décrié pour sa propension à mettre en gestion les individus au travers d’artefacts obstruant toute singularité, à confondre moyen et finalité, réflexe et réflexion, temps long et temps court, le management est appelé à se renouveler pour faire coïncider les aspirations humaines et les enjeux organisationnels et économiques. En effet, vecteur de mal-être au travail, de burn-out, de bore-out, de perte de sens et plus tragiquement de suicides, la crise du coronavirus a montré, dans le temps long, qu’un management hémiplégique pouvait concourir à une crise systémique par le bais d’externalités issues de différents inducteurs « sous management » (biodiversité, hôpitaux, recherche…).
Malgré une volonté de réforme d’une part non négligeable des professionnels de l’entreprise (chercheurs, managers, consultants), les réalités ne changent guère. Tout se passe comme-ci la volonté d’agir se heurtait à un manque de méthodes ou d’outils pour s’emparer d’une réalité complexe afin de construire des modalités nouvelles de l’action collective plaçant l’humain avant le reste.
Nous pensons pour notre part que toute réforme du management passe d’abord par la déconstruction des fictions qui constituent le soubassement idéologique des pratiques décriées. En effet, il nous semble vain de penser le management sans écailler les certitudes qui concourent à une philosophie gestionnaire simpliste, utilitariste et contreproductive à long terme.
Dans cette optique, nous proposons dans les lignes suivantes, de questionner quelques fictions en vigueur dans l’entreprise, un prélude à toute rupture avec des automatismes mentaux, verbaux qui sont autant de vecteurs de prescriptions à l’action et autant d’obstacles à une pensée complexe et à un agir réellement humain. Nous traiterons ci-après de trois fictions que sont le marché du travail, la culture d’entreprise et la performance.
Le marché du travail
« Vendre sa force de travail » suppose qu’il y ait un marché du travail, un marché de la main d’œuvre ou un marché du cerveau d’œuvre. L’existence d’un tel marché est ancrée dans l’imaginaire collectif comme une évidence, comme une espérance pour des millions de personnes en quête de travail mais surtout comme un des leviers clés du système de production de biens et de services, moteur de l’économie. Les effets d’un tel « marché » du travail finissent par occulter son caractère fictionnel.
En effet, le marché du travail fait partie des trois fictions constituantes de l’économie (capitaliste) de marché avec la terre et la monnaie. Comme le précise Polanyi, l’économie de marché ne peut fonctionner que si et seulement si, le travail, la terre et la monnaie sont considérés comme des marchandises alors qu’ils ne le sont aucunement : « Le point fondamental est le suivant : le travail, la terre et l’argent sont des éléments essentiels de l’industrie ; ils doivent eux aussi être organisés en marchés ; ces marchés forment en fait une partie absolument essentielle du système économique. Mais il est évident que travail, terre et monnaie ne sont pas des marchandises ; en ce qui les concerne, le postulat selon lequel tout ce qui est acheté et vendu doit avoir été produit pour la vente est carrément faux. En d’autres termes, si l’on s’en tient à la définition empirique de la marchandise, ce ne sont pas des marchandises. Le travail n’est que l’autre nom de l’activité économique qui accompagne la vie elle-même – laquelle, de son côté, n’est pas produite pour la vente mais pour des raisons entièrement différentes –, et cette activité ne peut pas non plus être détachée du reste de la vie, être entreposée ou mobilisée ; la terre n’est que l’autre nom de la nature, qui n’est pas produite par l’homme ; enfin, la monnaie réelle est simplement un signe de pouvoir d’achat qui, en règle générale, n’est pas le moins du monde produit, mais est une création du mécanisme de la banque ou de la finance d’État. Aucun de ces trois éléments – travail, terre, monnaie – n’est produit pour la vente ; lorsqu’on les décrit comme des marchandises, c’est entièrement fictif ».
« Vendre sa force de travail », c’est donc vendre plus que son travail, c’est un engagement de son être tout entier : c’est accueillir des exigences sur une existence.
Ainsi, bien que fictionnel, le travail comme marchandise sans vision holistique de l’Homme produit des effets concrets dans l’entreprise. Il se décline en un maniement des hommes obstruant toute prise en compte de la complexité de l’être. Dès lors, la raison instrumentale, au prix d’une efficacité apparente, cantonne le travailleur au rang d’abstraction chiffrée. Ce qui faisait dire à Simone Weil, la philosophe, que « les machines ne fonctionnent pas pour permettre aux hommes de vivre, mais qu’on se résigne à nourrir les hommes afin qu’ils servent les machines ». L’homme-ressource ainsi obtenu peut être « manipulé » dans un processus de production de biens et/ou de services dont il ne sera qu’une ressource parmi d’autres, configurables au gré de scénarios tendanciels de ventes.
Nous finissions par oublier que l’engagement de l’homme au travail nécessite une contrepartie : un « commerce de la considération » (Michel Volle) pour aligner tant soit peu les sens individuels des travailleurs au grand sens découlant ses objectifs de l’entreprise. Un tel commerce de la considération passe par la mise au ban du tout prescriptif, du tout procédure pour laisser place à des espaces de respiration afin de réintroduire le conflit (« dans le sens conflit de critères sur le travail bien fait ») comme moyen d’instruction de la qualité du travail et du partage du sens. En effet, il ne suffit pas d’être reconnu par quelqu’un, encore faut-il se reconnaitre dans quelque chose (Yves Clot). Le travail comme marché permet que l’on soit reconnu par quelqu’un (au moins par le recruteur…) mais seule la prise en compte de l’homme dans sa totalité, dans la richesse de sa singularité, peut lui donner les outils capables de lui permettre de se reconnaitre dans son travail. Concrètement, cela consiste à réinterroger le mode de production du travail au-delà des mesures habituelles d’accompagnement pour remettre en question la rationalisation forcée et le corsetage total du collaborateur. Cette rationalisation forcée, outre le fait qu’elle déresponsabilise les individus et leur obstrue toute capacité de prise d’initiatives, représente un risque majeur pour les organisations étant donné que le travail prescrit d’en haut ne pourra jamais totalement coïncider avec le travail vécu. Réintroduire la capacité des travailleurs à négocier avec le « réel » est donc un gage de réussite pour l’entreprise et une condition nécessaire pour que les individus aient le sentiment de concourir à une œuvre. C’est pourquoi la philosophe Simone Weil voyait dans l’initiative et la responsabilité, le sentiment d’être utile et même indispensable, des besoins vitaux de l’âme humaine.
En résumé, pour que la fiction du marché du travail soit opérante à bon escient, l’entreprise doit dépasser le biais utilitariste pour appréhender l’homme comme un tout dans sa complexité. C’est le prix de la soutenabilité de son développement.
La culture d’entreprise
La notion de culture en entreprise est un emprunt à des disciplines comme l’anthropologie, la sociologie, la philosophie. Comme bien souvent en entreprise, de tels emprunts issus de disciplines autres, obéissent à ce que j’appellerais l’extrapolation hyperbolique de concepts ou de pratiques dans une visée instrumentale. De telles extrapolations hyperboliques à visée instrumentale sont productrices de faits stylisés voire de faits fossilisés qui font que « toute ressemblance à la réalité serait une pure coïncidence ». La « culture d’entreprise » n’y échappe pas.
D’abord, la notion de culture d’entreprise est trompeuse. Si nous entendons par culture, un ensemble de références partagées dans une organisation et résultant d’un processus d’apprentissage organisationnel (Thévenet), nous ne pouvons pas à proprement parler de culture d’entreprise mais de cultures au pluriel car les références partagées dépendent largement de l’histoire individuelle, de l’histoire de l’entreprise, de la position et du métier dans l’entreprise. Ainsi, Sainsaulieu voyait dans l’entreprise, la cohabitation de plusieurs cultures issues de différentes catégories professionnelles : la culture des ouvriers spécialisés et des travailleurs non qualifiés ; la culture des techniciens et des cadres de métier ; cadres autodidactes et des techniciens généralistes ; la culture des ouvriers déqualifiés dépourvus de mémoire ouvrière. Chaque culture a ses propres spécificités et son propre rapport au travail, tout cela s’inscrivant bien sûr dans des trajectoires personnelles et se manifestant dans différents schémas comportementaux dans l’entreprise. Par ailleurs, les différences de cultures au sein d’une même entreprise peuvent engendrer des chocs dont les expressions peuvent être plus ou moins violentes notamment sur le plan symbolique.
D’autre part, la culture est mobilisée pour résoudre des problèmes de management, de fusion-acquisition, de conduite du changement… Elle est appréhendée comme un objet qu’on peut isoler, cerner, mobiliser, piloter, mesurer ; une telle tentative de mise en gestion permettrait de « minimiser » les risques d’échec d’une transformation, d’un projet stratégique ou de toute autre aventure managériale. Cette instrumentalisation de la culture est vaine voire contreproductive. Comme le précise Thévenet, une telle mise en gestion comporte au moins deux faiblesses : « La première faiblesse concerne la méthodologie. Les ethnologues nous ont appris depuis longtemps les difficultés méthodologiques de la mise en évidence d’une culture et au niveau de l’entreprise, on a souvent cru pouvoir rapidement mettre en évidence des traits culturels qui n’en étaient pas. Dans la pratique on a pu appeler analyse de culture ce qui n’était qu’un état de l’opinion. On mettait en évidence de supposées valeurs qui relevaient plus de la valeur déclarée que de l’opérante, c’est-à-dire celle qui fonde réellement des comportements, des pratiques de gestion et des visions du monde. La seconde faiblesse est de générer des politiques dont l’histoire nous avait pourtant enseigné qu’elles étaient au mieux inefficaces, au pire nuisibles…Evidemment on comprend le rêve tellement humain de rêver une organisation parfaite, en phase avec les idées d’un dirigeant, d’un groupe d’actionnaires ou d’une équipe managériale mais tous les rêves ne sont pas réalisables et l’approche mécaniste de la culture a pu ainsi conduire à en oublier la plus petite parcelle de bon sens anthropologique ».
Instrumentaliser la « culture d’entreprise » pour faire arrimer les individus strictement aux tâches prescrites en dehors de toute concertation peut avoir paradoxalement des effets dévastateurs sur l’efficacité de l’entreprise. En effet, la souffrance au travail (et donc la perte d’efficacité qui en découle) est souvent liée à la perte du pouvoir d’agir et à l’inexistence des espaces de délibération collective (Yves Clot).
Au-delà des faiblesses praxéologiques d’une mobilisation de la « culture d’entreprise » non pas pour tenter comprendre la complexité du réel mais pour agir directement sur ce dernier, mobiliser « la culture d’entreprise » au moment où toutes les transformations mènent à une entreprise « sans feu ni lieu » c’est-à-dire une entreprise sous la forme d’une collection d’individus coordonnée par un réseau informatique, cela peut sembler incongru. En effet, la culture d’entreprise renvoie aux références partagées et au temps long ; ce sont aujourd’hui deux dimensions que remettent en cause les nouvelles formes et outils du travail (travail à distance, organisation en réseaux, consultants indépendants, individualisation des « performances » et des récompenses, contrat de mission, intérim…).
La fiction de la culture d’entreprise comme objet de gestion est ancrée dans l’entreprise et nous avons vu toutes les limites d’une telle conception. Néanmoins, penser la culture de l’entreprise ou les cultures de l’entreprise a une vertu, celle de donner à penser l’entreprise comme une institution (nous parlons désormais de raison d’être des entreprises) qui dépasse largement sa seule utilité productive et qui sur un territoire doit jouer un rôle politique dans le sens premier du terme.
La performance
S’il y a bien un mot qui caractérise aujourd’hui les entreprises et plus largement les organisations, c’est bien la notion de « performance ». Etymologiquement, la performance renvoie aux « résultats, actions accomplies par un cheval de course ». Son utilisation pour qualifier les performances humaines est du registre de la catachrèse.
Aujourd’hui, c’est un mot polysémique qui décrit le succès, l’action accomplie mais aussi le résultat de l’action. La performance apparait donc comme un concept-monde c’est-à-dire un agrégat de concepts dont l’interprétation globale renvoie à une philosophie gestionnaire dont le soubassement est la rationalité instrumentale. Elle est mobilisée dans presque toutes les séquences organisationnelles pour en définir l’ordre gestionnaire. Ces séquences organisationnelles ne sont bien sûr pas exsangues de fictions. En voici deux illustrations :
La performance par l’individualisation des objectifs et des récompenses : « chacun pour soi et l’entreprise pour tous » pourrait être la traduction « vulgaire » de l’individualisation des objectifs et des récompenses. Ce dispositif a pour objectif de « responsabiliser » les collaborateurs et d’améliorer la performance. A défaut d’une supervision directe pour lutter contre la flânerie systématique (Taylor), l’individualisation des objectifs et des récompenses a une fonction d’intériorisation qui permet le contrôle constant des attitudes et donc de l’implication au travail. Cette autonomisation n’est pas sans conséquence puisqu’elle renforce le poids de la charge mentale (Hamon-Cholet et Rougerie) c’est-à-dire le risque d’une dégradation des conditions de travail et in fine de la performance. Au-delà de ce premier biais de l’individualisation des objectifs et des récompenses, ce dispositif nourrit une injonction paradoxale. En effet, quoi de plus étonnant lorsqu’on place l’intelligence collective, la collaboration comme sources d’innovation et de performance, d’agir concomitamment avec un tel dispositif qui au-delà de créer de la charge mentale chez les collaborateurs, les incite à spéculer sur la force civilisatrice de l’hypocrise pour tirer, symboliquement et financièrement, leur épingle du jeu …
La performance par les chiffres : « Si les faits sont les faits, les données ne sont pas données », cet adage devrait être la morale de tout bon professionnel des chiffres. En effet, le romantisme des chiffres fait perdre de vue la polysémie du réel et nous sommes souvent enclin à prendre les données pour des faits d’autant plus que nous agissons souvent sous la contrainte du temps.
Ce biais par facilité n’est pas sans conséquence concrète : nous finissons par penser que dans l’action collective, ce qu’on ne peut pas traduire en chiffres, justifier en chiffres n’existe pas. Le chiffre devient ainsi le signifiant et le signifié et ne laisse aucune place au récit, à l’expression des sentiments, au contexte ou à toute narration porteuse de sens. C’est une situation ubuesque voire ironique d’autant plus qu’au même moment, la perte de sens au travail semble être une des causes du désengagement en entreprise. C’est ainsi qu’un hôpital mis sous management et expurgé de tout ce qui ne peut pas être chiffré c’est-à-dire de tout ce qui fait l’essence du soin, devient assimilable à un hôtel et donc « géré » comme tel avec les conséquences dramatiques qui en découlent. Oui, à un certain niveau de rationalisation, il n’y a plus de différence entre un hôtel et un hôpital malgré l’avertissement de Jacques Prevert : le monde mental ment monumentalement. L’exactitude n’est pas la vérité.
La performance est donc une des fictions pratiques qui cristallise le plus les tiraillements entre le « je » (l’être) et le « jeu » (les règles de l’entreprise). C’est d’ailleurs ce qui fait la force du mot. En son nom, on euphémise pour faire passer sous le manteau les injonctions paradoxales quotidiennes au travail. C’est un mot qui dissimule les impensés fondamentaux de l’entreprise moderne : la vérité de l’être et le prix du court-termisme.
Pour conclure, nous pouvons dire que questionner les fausses évidences en entreprise pour alerter sur leurs incidences concrètes constitue la première brique d’une réforme du management. En effet, les fictions que nous venons de passer en revue bien que de nature différente instituent l’homme placé dans un lien de dépendance juridique par le contrat (de travail) comme un simple agent économique. Un homme ainsi diminué n’en est plus un. Toute demande d’efforts durables à un homme nécessite qu’il soit considéré comme tel. Pour ce faire, il faut introduire en miroir du lien de subordination, fiction juridique par excellence, la dignité dévolue à chacun, c’est-à-dire, ne jamais être considéré comme moyen mais toujours comme finalité. Cela passe par un travail de qualité, dans un environnent de qualité, dans une perspective de développement de qualité.
Concrètement, cela nécessite une « diplomatie des disciplines » pour d’une part, déconstruire les fictions managériales à la lumière des corpus de connaissances disponibles en sociologie, en psychologie du travail et des organisations, en anthropologie, bref tout corpus de connaissances pouvant éclairer l’action collective ; d’autre part, pour enrichir le corpus de connaissances en management (charge sémantique, symbolique et concrète). Une telle entreprise a un double objectif : réintroduire de la complexité c’est-à-dire la réalité dans la compréhension de l’action collective en entreprise ; user de cette complexité non pas comme un frein à l’action mais comme le lit de toute action ancrée dans le temps et productrice de sens.
Cette diplomatie des disciplines nous permet notamment de savoir que lorsqu’une entreprise est traversée par des risques psycho-sociaux (RPS), il ne suffit pas juste de favoriser la qualité de vie au travail (QVT) : babyfoot, cantine Bio, salles de repos etc… Il faut surtout favoriser la qualité du travail (les critères de qualité du travail et la qualité du collectif notamment). En effet, la psychologie du travail et des organisations (sa pratique clinique de l’activité en l’occurrence), nous apprend que les RPS peuvent aussi renvoyer aux « ressources psychologiques et sociales » (Yves Clot) capables d’armer les collaborateurs face à des situations à risques pour leur santé psychique et par conséquent, elles ne sont pas à supprimer mais à développer. On passe dès lors d’une vision défensive par la gestion des risques (vision qui participe à la fiction du tout « gérable ») à une vision plus dynamique basée sur le développement des aptitudes (ressources à mettre à disposition pour l’action). Cet enrichissement de la perspective qui questionne une évidence comme les risques psycho-sociaux n’est possible que grâce à la diplomatie des disciplines.
Questionner les « certitudes » du management, c’est donc lutter contre l’entropie qui se nourrit d’une quête d’efficacité érigée en dogme et basée par des fictions au détriment de la complexité de l’action collective.