Détrompons-nous, le manager n’est pas un meneur d’hommes !

Les critiques mettant en exergue le caractère hémiplégique du management du fait qu’il ne prend rarement en compte les besoins de l’âme ou son impossibilité d’être pensé en dehors du système économique dans lequel il s’encastre, sont des critiques pertinentes.

Néanmoins, outre ces critiques, je pense que le management est aussi simplement victime de son nom, du caractère vague et performatif de son intitulé.

Vertige « du faire » oblige, il faut bien s’accrocher à quelque chose : le manager comme « meneur d’hommes », légitimé par le grade, devient, volens nolens, une béquille mentale et concrète face à un réel qui résiste aux assauts. Nous savons depuis toujours que les mots créent des réalités, difficile donc au manager d’échapper à son destin « littéral » : celui de meneur d’hommes.

Cependant, lorsque mener des hommes est une finalité, il ne peut se faire que par le truchement de la force car la fin justifie toujours les moyens : on ne mène pas des hommes mais un troupeau. Le troupeau n’a pas d’autre destin que celui d’être mené vers le pâturage ou vers l’abattoir. Ironie de l’étymologie : mener vient du latin minari « menacer » qui, en bas latin, veut dire « pousser, mener les bêtes en les menaçant ». Cela ne s’invente pas !

Le manager n’est donc pas un meneur d’hommes mais ce que j’appelle « un travailleur du divers » dans le sens étymologique du mot divers, c’est à dire qu’il travaille à partir d’un réel « allant dans des directions opposées ou diverses ». Autrement dit, il travaille pour ne pas perdre le « sens du tout », « le sens des ensembles » dirait Emmanuel Mounier. Le sens du tout ou des ensembles s’exprime par le truchement de l’harmonie entre la qualité, la quantité, le respect des délais; l’action au présent tout en préservant les capacités futures; la prise en compte autant que possible des besoins personnels souvent contradictoires des membres de son équipe (personnes âgées, jeunes, femmes, hommes, personnes en situation de handicap car travailler, c’est aussi vivre ensemble; …); l’ajustement nécessaire entre le réel du travail de la direction et le réel du travail de ses équipes, l’arbitrage nécessaire entre les gains hic et nunc et le prix à payer dans le temps et dans l’espace etc…

La tâche fondamentale du manager n’est donc pas de mener des hommes. Conscient que le réel s’oppose à tout héroïsme individuel, son sacerdoce consiste à mettre en œuvre les conditions de possibilité d’un environnement capacitant basé sur la coopération et à même de l’aider à préserver le sens des ensembles avec le moins de violence possible et le plus d’aménité atteignable pour collectivement satisfaire les objectifs.

Pour qu’un manager soit capable de préserver le sens du tout, outre l’outillage technique nécessaire, il faut surtout de l’imagination et de la sensibilité lesquelles ne sont ni prédictibles car ne s’exprimant qu’en situation ni à fortiori formalisables dans les référentiels de compétences (hard ou soft skills). Autrement dit, le manager fait un travail qui n’est pas réductible à la raison ou aux faits.

Comment faire pour l’outiller convenablement ?

À ce jour, nous n’avons rien trouvé de mieux que la culture générale (littérature, histoire, art…) pour pousser les murs de la raison avec de l’imagination et de la sensibilité.

A vos livres, chers managers pour être vos propres lecteurs de vous-mêmes comme nous y appelle Proust.

Le réel n’étant pas spectaculaire, nous nous racontons des histoires

Depuis quelques mois, nous nous laissons divertir, comme à l’accoutumée, par des buzzwords : grande démission, quiet quitting… Les articles pilules, les « experts » rivalisent d’expertises, le débat fait rage.

Eureka !
Nous venons de découvrir qu’un travailleur peut démissionner lorsque son travail devient une exigence insupportable sur son existence ou à défaut de sauter le pas (il faut bien gagner sa vie), en guise de stratégie d’acteur, il décide de faire le minimum pour préserver tant soit peu sa santé psychique et physique. Quelles découvertes!

Ce qui réveille l’esprit est aussi ce qui l’endort, nous finissons par oublier l’essentiel : les signes avant-coureurs d’une stasis organisationnelle (une sécession symbolique) :

1.    L’impossibilité, dans les faits, de faire passer le travailleur de « ressource » à « acteur » nonobstant les discours « humanistes ». Comme disait Musil, on continue d’agir en commerçant et de parler en idéaliste.

2.    Le culte de la répétabilité et de l’univocité qui annihile toute compréhension de l’action collective et du travail réel malgré les discours sur la coopération

3.    Une souveraineté managériale assumée sans partage par une seule et même partie prenante au sein des organisations nonobstant l’emphase sur les missions de l’entreprise

4.     Le réflexe pavlovien consistant à « traiter » les hommes en lieu et place du « travail » tout en érigeant parallèlement la bienveillance comme philosophie

5.    Une phraséologie managériale et une tyrannie des phrases creuses qui finissent par engendrer, dans le meilleur des cas, du cynisme

6.    Un processus de journalisation de la pensée, pour reprendre l’expression de Bouveresse, qui fait que les vertus d’hier comme la constance dans les idées, le respect des promesses tenues… n’ont plus aucune réalité dans beaucoup d’organisations.

L’exorcisme langagier, friand de buzzwords, est inopérant pour traiter les vrais maux des organisations. Une mobilisation des entreprises, des chercheurs, des consultants, des pouvoirs publics et un sérieux travail de fond sont nécessaires pour traiter les problèmes constitutifs de l’action collective telle qu’elle est appréhendée et vécue aujourd’hui.

Soft skills : engouement justifié ou délire collectif ?

De nos jours, vous verrez rarement une offre d’emploi sans son lot de demandes concernant les soft skills (compétences douces). Passez en revue quelques offres et vous pourrez en faire une liste à la Prévert : être autonome, savoir s’adapter, savoir résoudre des complexes, avoir de l’esprit critique, être créatif, être orienté équipe, avoir de l’intelligence de situation, le sens du service, la flexibilité, l’empathie, savoir gérer le temps, savoir gérer le stress, avoir de l’audace, avoir le sens du collectif… Lesdites soft skills désignent donc des choses tout à fait différentes de nature (des traits de caractère, des traits de personnalité, la capacité de jugement intellectuel, l’intelligence sociale…); il n’est donc pas étonnant qu’il n’existe ni définition stabilisée de la notion ni théorie générale unifiée. Malgré ces limites fondamentales, nous avons néanmoins la sensation que les collaborateurs sont devenus les nouveaux Victor de l’Aveyron et que des docteurs Itard se penchaient sur leur sort. Désormais, le cv semble être has been, des entreprises proposent, clé en main, de fournir des « solutions » permettant de « recruter les meilleures personnalités », d’autres promettent « d’identifier les contextes dans lesquels une personne est efficace ou non dans l’exercice de sa fonction ». On pourrait multiplier les exemples « d’innovations ». Le concours Lépine des soft skills est bel et bien lancé. D’ailleurs, Pole Emploi, dans un article daté de mars 2022 prédit que d’ici à 2030, « les soft skills seront au cœur des stratégies de recrutement des entreprises ».

Les demandes de soft skills : une temporalité qui est tout sauf neutre

Les demandes de soft skills (et l’offre qui va avec) s’inscrivent dans une temporalité particulière. Elles émergent en même temps que l’accroissement de la demande et de l’offre de coaching, laquelle coïncide avec l’atteinte par beaucoup d’entreprises et d’organisations du fameux seuil de retournement, seuil à partir duquel un point de performance en plus produit dans l’organisation, plus de méfaits que de bienfaits, tout progrès de l’organisation s’entourant d’une auréole de désorganisations qui appelle une nouvelle salve de réorganisations et de nouvelles désorganisations et ainsi de suite. Avec les soft skills comme barrières à l’entrée (de l’entreprise ou d’une fonction) et le coaching comme investissement in situ, l’humain devient ainsi le régulateur rêvé d’un système organisationnel détraqué dans lequel le travail prescrit prévaut sur le travail réel avec les conséquences qui en découlent : coopération de survie c’est à dire une coopération réduite au strict minimum et intermédiée principalement par les outils techniques au détriment de la parole, difficultés de faire coexister les égoïsmes, défiance généralisée, sentiment d’être dépossédé de son travail…

La demande de soft skills s’inscrit ainsi totalement dans la philosophie gestionnaire de l’époque : traiter les symptômes en lieu et place des causes, s’intéresser plus à la qualité intrinsèque des individus qu’à la qualité du travail, présupposer que l’abstraction et le formalisme permettent ipso facto l’efficacité.

Les soft skills ne sont donc qu’un puissant leurre et un vrai pansement sur une jambe de bois, pour plusieurs raisons :

  • D’abord, c’est une chose d’avoir le souhait de recruter des individus ayant les soft skills x,y,z, encore faut-il être capable d’évaluer ces soft skills. Il s’est donc développé un business de l’évaluation des soft skills par des techniques et des méthodes diverses (auto évaluation, tests psychométriques…) car bien sûr, il y a une demande donc il faut la combler. Le modus operandi consiste à formaliser des critères d’évaluation définis en dehors des conditions d’exécution desdites soft skills. Le raisonnement peut sembler logique mais demeure profondément erroné. Une compétence (ou une habileté) ne s’exprime que dans l’action. C’est comme juger le courage d’un Homme à son discours sur le courage, on risque d’être déçu. De plus, la performance dans la réalisation d’une tâche dépend entre autres, de l’intérêt que vous y trouvez ou pas (facteurs psychologiques) mais aussi de facteurs physiologiques qui sont des réponses de l’organisme à la situation de travail (expression des émotions par exemple). Il est donc difficile pour un test d’évaluation de soft skills réalisé en dehors du contexte effectif de donner des résultats probants. En outre, ce n’est pas parce qu’une compétence s’exprime dans l’action qu’elle est verbalisable donc modélisable. Le travail reste un mystère car à la croisée de 3 mondes : le monde objectif, le monde psychique et le monde social. Paradoxalement, il est vu de manière assez simpliste par beaucoup de théoriciens et de praticiens du management. Les tests d’évaluation des soft skills en sont la preuve. Ces tests sont souvent au travail ce que l’orviétan était à la médecine : un faux remède.
  • Si nous faisons l’hypothèse qu’un acteur Y a les « soft skills » nécessaires pour réaliser une tâche, il serait héroï-comique de penser qu’à lui seul, il puisse entraîner l’organisation (ceux qui concourent à la réalisation de la tâche) uniquement par le truchement de ses soft skills. Ce raisonnement ne résiste que difficilement à la réalité car le travail étant par définition collectif, les dynamiques à l’œuvre sont multidimensionnelles.

Supposons que tous ceux qui concourent à la réalisation de la tâche aient les « soft skills  » idéales, ils se heurteraient au fait que le réel, n’est pas d’abord possible (Henri Maldiney). En effet, le réel, comme le dit Christophe Dejours, « c’est ce qui se fait connaître au sujet par sa résistance aux procédures, aux savoir-faire, à la technique, à la connaissance. C’est-à -dire par la mise en échec de la maîtrise ». Autrement dit, il y a toujours un décalage entre le travail prescrit et le travail réel car le travail est par définition vivant. Ainsi aucun référentiel de compétences (soft ou hard skills) ne peut présupposer l’intelligence pratique nécessaire pour réaliser une tâche car comme l’ont montré les ergonomes, cette intelligence pratique est même en avance sur la conscience que les travailleurs en ont et sur la verbalisation qu’ils peuvent en faire.

Dès lors, la prescription de soft skills apparaît comme naïve eu égard à la complexité de l’activité. Du moment où ce qui fait que « ça marche » échappe au moins en partie, à une « conceptualisation explicite » des acteurs concernés, il est illusoire de s’en référer à un référentiel de soft skills et/ou de hard skills. L’activité est énigmatique et elle le restera quoi qu’en pense les gestionnaires férus de modélisations et de prescriptions car réussir n’est pas comprendre (Piaget). Ce n’est pas parce qu’on a réussi à réaliser une tâche qu’on a nécessairement compris la manière dont nous y sommes parvenus.

La demande de soft skills est donc l’arbre qui cache la forêt de l’impensé du travail dans les organisations. Les référentiels de soft skills ne sont bien souvent que des horoscopes managériaux et comme tout horoscope, ils répondent au besoin de prédire et de savoir, qu’importe si la fausseté et l’illusion l’emportent sur la réalité et la vérité.

  • Que vaut un soft skill sans le hard skill et le contexte qui vont avec ? Exemple : pour ouvrir une porte, il faut une porte, une théorie de ce qu’est une porte et la capacité physique de faire le geste. Imaginons, un portier à l’entrée d’un bâtiment officiel, Il sera difficile pour ce dernier de sourire et de répondre lucidement aux questions que lui posent ceux qui empruntent la porte s’il sait par avance que cette dernière se bloque une fois sur deux ou s’il n’a tout simplement pas le mode d’emploi pour ouvrir la porte. Il est aussi à noter que les acteurs réalisent plusieurs tâches à la fois, ce qui complexifie davantage toute velléité de modélisation des activités. L’activité humaine est donc idiosyncrasique par essence et difficilement saisissable en dehors de la situation de laquelle elle émerge. Le travail bien fait ne peut pas être une résultante de prescriptions (soft, hard skills…).

La distinction soft skills et hard skills est donc tout à fait artificielle et entre en résonance avec cette propension à la segmentation de tout pour finir par faire fi de l’ensemble.

C’est une vision tout à fait ingénierique et gestionnaire du travail qui correspond au mythe fondateur du management. L’analyse de l’activité humaine en contexte réel, comme le précise Alain Mouchet, est à la confluence de plusieurs domaines scientifiques comme la psychologie du travail et l’ergonomie, la sociologie, l’anthropologie, la santé ou encore les sciences de l’éducation. Tant que les gestionnaires (donc les entreprises) n’intégreront pas dans leur ADN la nécessité d’une diplomatie des disciplines, ils continueront très souvent, de fonder leurs actions, à partir d’un savoir qui a toutes les qualités sauf d’être vrai.

La soft skill est une illustration de plus d’un angle mort majeur de la gestion des « ressources humaines » et du management : un collectif réduit à une collection d’individus au grand dam de l’organisation comme entité sociale dans laquelle s’exprime des stratégies d’acteurs liées aux contraintes et aux ressources (y compris ressources psychologiques et sociales) disponibles. Placé dans un environnement non capacitant, il est difficile, pour tout professionnel, de mettre en action, au bon niveau de maturité, ses qualifications et aptitudes professionnelles. Dès lors, faute d’adapter l’organisation à la sensibilité humaine, on organise l’humain, l’objectif étant de prescrire les conduites individuelles jusque dans les moindres détails. C’est ce que certains auteurs nomment la « rationalisation des subjectivités ».

Le vrai sujet, ce n’est pas tant les « soft skills » quand bien même on pourrait les isoler indépendamment du contexte mais la capacité de toute organisation à lutter contre l’entropie par la mise en place d’environnements capacitants.

Cela nécessite non pas de traiter les Hommes c’est à dire le travailleur mais de traiter le travail qui est aujourd’hui malade voire agonisant dans beaucoup d’organisations et c’est éminemment plus ardu que lister des soft skills déconnectés du réel pour répondre à une demande de réassurance. Un tel raccourci ne peut mener que vers une impasse voire pire, un eugénisme managérial qui ne dit pas son nom. Les tests d’évaluation de soft skills peuvent permettre, fictivement, d’objectiver un tri faussement scientifique des êtres humains dans l’optique d’une amélioration de la population des travailleurs d’une entreprise donnée. Ce qui implique une déresponsabilisant totale des entreprises quant à la non mise en œuvre d’environnements capacitants c’est à dire propices au développement des individus. Nonobstant la vacuité scientifique des fondements de tels travaux, ils peuvent donc de surcroit être dangereux.

L’environnement capacitant doit bien sûr rencontrer des hommes et des femmes capables de discernement, capables de juger à bon escient car comme disait Tckechov, pour agir intelligemment, l’intelligence ne suffit pas. Néanmoins, il y a toujours un rapport dialogique entre le travailleur et son environnement de travail, rapport difficilement modélisable ni réductible à des soft skills.

Je pense néanmoins que les entreprises apportent de mauvaises solutions à un vrai problème. En effet, après avoir longtemps recherché des « ressources humaines » voire des « machines humaines » lorsque les innovations étaient généralement descendantes, elles veulent désormais trouver des « êtres humains » car ces derniers s’imposent de fait dans une économie de « cerveaux d’œuvre » qui tend vers une « démocratisation » des innovations (les innovations peuvent désormais venir des clients, des partenaires…).

 La forte demande de soft skills est ainsi la preuve par l’absurde que l’approche exclusive par les compétences a fini par montrer ses limites : la compétence n’est qu’une aptitude à satisfaire une tâche, elle sanctionne une capacité d’adaptation. Pour pouvoir critiquer la tâche, critiquer dans le sens premier du terme c’est à dire, être capable de faire preuve de discernement, pour pouvoir innover, bifurquer comme disait Bernard stiegler, il faut combiner plusieurs types de savoirs. Les formations actuelles privilégiant la seule employabilité donc une seule forme de savoir, la compétence, il va sans dire que tout autre type de savoir est hors de mise car jugé trop théorique. Le savoir (sapĕre en latin classique) signifiant « avoir de la saveur »: vous comprendrez qu’il est difficile de transformer la saveur en compétences ou en langage de machine.

Le véritable enjeu pour les entreprises et pour la société en général, c’est de bâtir un système éducatif, des dispositifs de formation qui permettent, même à ceux qui se dirigent vers le monde de l’entreprise ou qui y sont déjà, de s’entretenir avec un savoir séculaire accumulé au fil des générations, dans différents domaines de la connaissance (philosophie, histoire, anthropologie, poésie…).

Tous ces savoirs qui nous permettent d’ouvrir des portes sans sortir de chez soi, d’aiguiser le caractère, de penser dans le temps et dans l’espace, de réconcilier la puissance et l’esprit. Il n’y a pas encore d’autres moyens pour faire des Hommes et aucun test ne pourra en attester car comme le disait Georges Canguilhem, la raison est régulière comme un comptable et la vie est anarchiste comme un artiste. Je dirais d’ailleurs comme Merleau-Ponty que « l’impatience des âmes n’est pas un argument, on ne sert pas les âmes par l’à-peu-près et l’imposture ». Le déni de l’incertitude a, de tout temps, fait émerger des pratiques divinatoires, la magie, la sorcellerie, dont nous ne nous sommes pas encore éloignés en voulant prédire et organiser l’humain. Les promesses faites aux entreprises par certains prestataires de services « Soft skills » ne résistent même pas à une analyse logique rudimentaire, a fortiori à une confrontation avec les savoirs accumulées dans les sciences du travail.

Cette velléité de maîtrise et de certitude occulte un enjeu fondamental : dans le contexte du travail, c’est dans l’incertitude irréductible, la variabilité que se niche la créativité. Nous nous retrouvons donc à combattre ce que nous louons par ailleurs. Curieux paradoxe et confirmation d’une crise de la connaissance dans les organisations. Même s’il n’existera jamais un ordre des experts-humains (et heureusement) comme il y a un ordre des experts-comptables pour traiter et défendre l’humain aussi bien que le capital, cela ne nous empêche pas de lutter de toutes nos forces contre l’obscurantisme managérial, les pyramides de Ponzi « humaines » et autres montages humains frauduleux, car, nonobstant les problèmes éthiques, il y va de la santé des travailleurs, de la santé financière des entreprises à long terme et de la santé de la société toute entière.

En entreprise comme ailleurs, la pauvreté du langage implique une pauvreté des pratiques

En entreprise comme ailleurs, la pauvreté du langage implique une pauvreté des pratiques

Il est assez usuel de faire le constat d’un management devenu pathogène, incapable de performance durable en sauvegardant l’envie et la santé des collaborateurs. Il est donc normal de rechercher des « solutions » pour mettre fin à ce « gâchis humain » et économique. Le reflexe consiste à chercher à repenser les pratiques de management à l’aune d’un certain « humanisme » ou d’une certaine « pertinence ».

Il me semble que nous passons à coté de l’essentiel en allant directement faire une archéologie des pratiques. Une analyse sans fard du langage managérial permet de lever le voile sur l’incapacité de beaucoup d’entreprises à comprendre le réel et donc à aider à le transformer sans « tordre » les humains et la performance à long terme.

En effet, la corruption du langage, comme le montrent Orwell, Kraus et tant d’autres mène inexorablement à la corruption des faits.  

D’ailleurs Kraus nous demande de distinguer la langue de la phraséologie. Pour Kraus, la langue n’est pas un simple moyen technique de communication mais un outil pour penser : « c’est elle qui guide la pensée en ouvrant ses possibilités ; c’est en elle que la parole se singularise en toute fidélité sémantique à ce qu’elle autorise ; c’est elle qui oblige en disposant le cadre de toute responsabilité de vérité et d’éthique. [Elle est] ce qui énonce la condition de la pensée libre ». La langue ne sert pas à peindre le monde, elle façonne « monde et sens par l’imagination ».

Pour Kraus, la langue devient phraséologie dès lors qu’elle « se fie aux contenus objectifs et intentionnels qu’elle véhicule » car « elle se laisse contaminer par les assauts de l’extériorité avec tous ses attributs – valeurs dominantes, discours convenus et obligés, contraintes commerciales de la Presse, idéologie ».  Elle devient ainsi une tentative de « duplication d’une objectivité construite et conventionnelle », « mécanique et disponible, indéfiniment réitérable ». La phraséologie est une langue morte, une œuvre morte qui ne peut créer rien de vivant.

Ce que nous appelons langue en entreprise est donc bien souvent une phraséologie au sens de Kraus, une « langue » technique, pauvre, artificielle qui pense dépeindre un réel dont elle n’est que l’avatar. A coté des mots ou des concepts occultants utilisés à tire-larigot sans nuance ou précision (travail hybride, vivre-ensemble, bienveillance, leadership, management participatif, performance, changement/transformation…), nous avons des expressions comme « piloter des transformations » qui participent durablement à façonner un double du réel qui n’est pas sans conséquence sur la réalité vécue et sur le sens. En effet, on peut piloter un changement de structures (outil, processus, mode opératoire, procédure…) jamais une transformation. On ne peut travailler que sur la possibilisation d’une transformation c’est-à-dire sur les conditions de possibilité qui peuvent la faire advenir. Nous avons avec cet exemple (piloter des transformations) un exemple typique de confusion linguistique et sémantique au sens de Wittgenstein.

Outre le fait de malmener la réalité dans un sens fantasmagorique, le triomphe de la phraséologie comme le remarque Kraus, permet « par effet d’atténuation, de neutralisation et d’euphémisation, de banaliser l’inacceptable ». En effet, quelque chose qui devient trop « présente » dans les esprits cesse d’être un problème : on ne s’émeut (plus) de rien ou presque à cause de cette « tyrannie de la phrase » qui dixit Bouveresse « évacue l’imagination, anesthésie la sensibilité et neutralise les réactions humaines les plus élémentaires ». Goebbels avait bien compris le pouvoir des mots sur les âmes : « on ne parle pas pour dire quelque chose mais pour avoir un certain effet » disait -il.

Parallèlement, la phraséologie permet de transformer l’insignifiance objective en importance reconnue (Bouveresse). Nous l’avons vu avec les débats sur l’hybridation du travail avec la crise du Covid alors que d’autres sujets comme la simplicité et la reconnaissance du travail invisible méritaient autant voire plus d’attention. Nous avons aussi en tête tous les débats stériles sur le leadership que d’ailleurs personne ou presque n’arrive à définir précisément.

Pour conclure, je dirais que passer de la « phraséologie » à la « langue » nous permettra de répondre à la moitié des maux du management car comme l’a bien vu Kraus, le déficit de pouvoir vient d’une surabondance de phrases creuses. Il va s’en dire que de nos jours, ce constat lumineux s’applique à beaucoup d’autres secteurs. Avoir un véritable pouvoir sur le réel, c’est d’abord éviter de faire des compromis avec la précision et le sens des mots.

Le management par la force : comment l’autorité s’affaisse dans les organisations au profit de la peur et comment sortir de cette spirale ?

En management, il n’y a pas de vérités absolues c’est-à-dire de bonnes pratiques, « magiques », qui permettraient de « faire bien » et de « faire le bien » partout et tout le temps quoi qu’en pensent les évangélistes et gourous des « bonnes pratiques » et quoi en disent les ouvrages dits de management. Néanmoins, on peut identifier les erreurs et les illusions en management qui mènent inexorablement à la désolation des êtres humains et par voie de conséquence à une performance non soutenable. Parmi les sources d’erreurs et d’illusions, on peut noter la place que prend de plus en plus la force dans le gouvernement des Hommes dans les organisations alors même que le discours n’a jamais été aussi humanisant. Ce paradoxe est pour moi l’expression d’une double crise : une crise de l’autorité et une crise du rapport au réel.

L’autorité est définie par Alexandre Kojève comme « la possibilité qu’a un agent d’agir sur les autres (ou sur un autre), sans que ces autres réagissent sur lui tout en étant capables de le faire […]. En agissant avec autorité, l’agent peut changer le donner humain sans subir de contrecoup, c’est-à-dire sans changer lui-même en fonction de son action ». L’autorité que sous-tend Alexandre Kojève est une autorité qui repose sur la légitimité. En effet, comme le précise Amin Maalouf, la légitimité « est ce qui permet aux peuples et aux individus d’accepter, sans contrainte excessive, l’autorité d’une institution, personnifiée par des hommes et considérée comme porteuse de valeurs partagées ».

Nous pouvons distinguer deux types de légitimités selon Pierre Rosanvallon : d’une part, la légitimité procédurale qui correspond à une légitimité qu’il nomme d’autorisation. Ainsi, dans la sphère politique, une telle légitimité passe par l’élection. Il remarque d’ailleurs que cette légitimité est de plus en plus faible car « les qualités requises pour passer l’épreuve de cette autorisation sont de moins en moins les qualités requises pour gouverner ». D’autre part, nous avons une seconde forme de légitimité qui tient à des qualités intrinsèques. C’est la légitimité substantielle : « c’est le fait qu’en soi-même on représente quelque chose d’important ». C’est la légitimité de celui qui représente quelque chose qui le dépasse. Rosanvallon cite notamment le fait que jadis, les fonctionnaires étaient vus comme des représentants de l’universel. Dans les entreprises, idem qu’en politique, ces deux légitimités n’ont pas cessé de d’affaisser.

Une crise de l’autorité

La légitimité procédurale en entreprise a de tout le temps reposé sur le grade. Le grade du chef venait sanctionner sa connaissance du métier par le biais de l’expérience et de l’expertise. Le chef était donc « connecté » au terrain et savait écouter et « sentir » le travail. Il pouvait ainsi jouer son rôle de régulateur du travail au sein des équipes mais aussi de courroie de transmission et de traducteur entre ses équipes et la hiérarchie. Avec ce que les historiens et sociologues ont appelé le tournant gestionnaire (à partir des années 1980), marqué par un renforcement de l’émiettement du travail compensé par des dispositifs de contrôle de toute nature et de gestion de la cohérence, le chef commença progressivement à déserter le terrain, faute de temps, pour s’atteler aux tâches administratives de pilotage, de contrôle et de reporting. Il fut donc de moins en moins en capacité de reconnaitre le travail réel au-delà du travail prescrit car pour « reconnaitre, il faut connaitre ». Cette « désertion » du chef et son incapacité progressive à statuer sur le travail réel (d’ailleurs de plus en plus de managers sont dépourvus du vernis nécessaire pour comprendre tant soit peu le travail qu’ils supervisent) érode son capital confiance et le délégitimise inexorablement d’autant plus que sans une réelle connaissance du travail, la propension consistant à « liquider les gens qui posent des problèmes plutôt que les problèmes que les gens posent » (Claude Veil) est exacerbée car les problèmes, soit il ne les voit plus soit il n’a plus (pas) intérêt à les voir. Dès lors, il devient psychiquement difficile pour le travailleur « de faire de son mieux » lorsqu’une partie du travail visible et le travail invisible dans son entièreté sont ignorés ou mal traités. Le manager devenu inspecteur, ses intérêts sont de plus en plus antinomiques avec les intérêts de ses équipes.

Une crise du rapport au réel

Du moment où l’entreprise ne se conçoit plus comme une institution mais comme un véhicule technique permettant de minimiser les coûts et de maximiser les gains pour répondre aux besoins d’un marché économique, il est difficile d’en appeler à une légitimité substantielle, car le sens d’une telle entreprise ne fait pas l’unanimité, loin s’en faut. Le vide appelant le plein, un ersatz de légitimité substantielle a fini par émerger : le leadership. Il ne s’agit pas de n’importe quel leadership, c’est un leadership qui s’autonomise du management au grand dam du réel comme nous le rappelle Henry Mintzberg : « Je pense que cela a été une grande erreur de séparer le leadership du management. La conséquence en est que l’on a maintenant des leaders qui ne sont pas managers. Aussi nous avons besoin de plus de management et de le combiner avec le leadership et de surtout ne pas les séparer… ».  Ce leadership « autonome » dont parle Henry Mintzberg est un leadership du récit, d’ailleurs, une nouvelle forme (je dirais même une nouvelle « marque ») de leadership est propulsée sur le « marché » tous les ans : leadership charismatique, servant leadership, leader transformationnel etc… Le dénominateur commun de tous ces différents variants de leadership est une vision romantique voire romanesque du leadership qui n’a pas pour objectif d’aider à transformer le réel mais d’offrir un discours séduisant sur un réel fantasmé. Faire émerger une légitimité substantielle par le biais d’un leadership romantique est, je crois, une impasse car le décalage entre ce qui est prescrit et ce qui est vécu crée in fine du cynisme et du désengagement.

La mobilisation par la peur

Avec l’affaissement des légitimités mobilisatrices (légitimité procédurale et légitimité substantielle), la seule légitimité d’appoint et « utilisable » hic et nunc, c’est la légitimité du droit qui est souvent le paravent de l’autorité de la force. Comme le dit Bernard Charbonneau, l’autorité de la force, c’est l’autorité du fouet qui « pénètre en nous par les fissures du cœur ». Le caractère mobilisateur de la peur fait le reste. La peur devient donc de plus en plus le moteur de l’action collective nonobstant le discours ambiant sur le sens au travail. Faute de se reconnaitre dans son travail, on reconnait la nécessité de travailler pour ne pas mourir. Dès lors, on ne travaille plus pour vivre mais pour retarder sa mort. C’est ce que la philosophe Simone Weil nommait à juste titre l’esclavage. Le management par la peur qui tire sa source du sacro-saint lien de subordination, ne s’enquiquine ni d’éthique ni de morale du moment où c’est légal ou que les actions ont l’apparence de la légalité.  

Du coté des travailleurs, la dissimulation peut vite devenir la norme au détriment d’une certaine transparence qui permet d’anticiper des dysfonctionnements ou des problèmes à venir. Lorsque la confiance n’existe pas ou plus, chacun se protège comme il peut. La stratégie de couverture par les courriels est un cas d’école avec ce que les anglosaxons appellent la stratégie « Cover Your Ass (CYA) » (se couvrir les fesses). Qui n’a jamais reçu un email dans lequel l’auteur prend en témoin des personnes qui dans un fonctionnement basé sur la confiance, ne devraient pas jouer les arbitres ? D’ailleurs, dans certaines organisations, tout se passe comme si l’humiliation et la bassesse d’esprit, « digitalisées » par emails, semblaient ne plus poser de problèmes à grand monde du moment où l’objectif de faire savoir est atteint. Outre la défiance que ces emails illustrent et engendrent, ils représentent, pour les uns et pour les autres, du temps de travail peu productif ou du moins, du temps de travail à produire de la défiance. Nous sommes donc loin d’être dans les prédispositions qui font émerger une intelligence collective.

Le gap de Simone

On pourra discuter longtemps sur les maux d’un certain management et de certaines entreprises, cependant la défiance enkystée dans les organisations, conséquence d’une crise de l’autorité et d’une crise du rapport au réel, perdurera aussi longtemps qu’un nouveau pacte social en entreprise, marqué par le saut d’un partage de la souveraineté managériale, n’aura pas vu le jour. En effet, la confiance, ne se décrète pas, elle s’institue. Comme le disait Sieyès, le pouvoir vient d’en haut et la confiance vient d’en bas.

En attendant une politique nouvelle de l’entreprise, nous pouvons concrètement travailler à ce que j’appelle un leadership transpassible, un leadership du concret qui crée des possibilités de développement des travailleurs au contact du réel . Le leadership transpassible est un leadership qui renoue avec le management car ancré dans le réel du travail et à même de créer un environnement capacitant pour les travailleurs. C’est le gage d’une légitimité négociée, qui part du postulat que le réel n’est pas d’abord possible (Henri Maldiney). Ainsi, le leader transpassible, de par sa connaissance de ce que « travailler » veut dire, il résiste au fétichisme des outils techniques (la transformation, si elle est technique, c’est une technique humaine et sociale même si elle a souvent besoin « d’ingénieurs » lorsqu’elle est sous-tendue par des outils technologiques), prend au sérieux son rôle d’instituant de l’environnement capacitant qui va au-delà d’une simple prise en compte des ressources humaines, techniques et financières, rompt avec la croyance au « grand homme » et ses conséquences désastreuses sur l’action collective c’est-à-dire la séparation stricte entre conception et exécution, le leader et les « autres », ceux qui portent la vison et ceux qui sont sensés la « réaliser », ceux qui pensent et ceux qui agissent etc….

Le leader transpassible est ainsi à même de combler ou au moins de minimiser ce que je nomme le gap de Simone en référence à la philosophe Simone Weil et sa célèbre phrase : « On est très mal placé en haut pour se rendre compte et en bas pour agir » car je suis d’accord avec elle pour dire que d’une certaine manière, ce décalage est « une des causes essentielles du malheur humain » y compris donc en entreprise.

Sous ce régime de leadership, le leader n’est plus simplement intro-déterminé en s’appuyant uniquement sur ses qualités intrinsèques mais il est aussi extro-déterminé par sa connaissance des conditions de possibilité d’un environnement capacitant. C’est un leadership qui s’adosse aux savoirs disponibles par le truchement des sciences du travail et des autres sciences pouvant avoir comme objet d’étude l’action collective (l’ergonomie, la clinique du travail, la sociologie du travail etc…) car les hommes ne sont ni des arbres ni des lapins pour reprendre la fameuse phrase de Georges Canguilhem malgré la victoire idéologique, à la Pyrrhus, de la rationalité instrumentale.

Le leadership transpassible, par l’institutionnalisation d’une légitimité négociée, gage d’une entreprise humainement rentable aussi bien à court et à long terme , sera toujours moins exaltant, moins chevaleresque que le leadership romanesque, de surplomb car le réel est étroit, inconfortable et comme nous l’avons appris de Jacques Bouveresse, la vérité bien qu’ayant de l’honneur, c’est à la fausseté que revient toujours les honneurs.

Le changement, meilleur ennemi de la transformation ?

Dans un monde dans lequel les mots sont expurgés de leur sens, bien souvent à dessein, nous ne pouvons que constater la difficulté qui est la nôtre de nuancer, d’appréhender la complexité, de dire le vrai. Dans des entreprises toujours pensées comme mécanistes malgré le discours ambiant, c’est devenu un sacerdoce de faire éclore la complexité car le sens y est souvent remplacé par les signes voire par les symboles. La confusion linguistique et sémantique peut, hélas, y régner en maitre. Ce grand remplacement du sens se cristallise notamment, entre autres, autour des mots « changement » et « transformation » employés à tire-larigot et de manière indifférenciée alors qu’ils n’ont pas la même force sémantique et ne répondent pas aux mêmes réalités.

Revenons aux étymologies !

Changer vient du latin « cambiare » (« échanger »). Le Littré nous dit qu’il s’agit notamment de « céder une chose pour une autre, prendre en échange ». Transformer vient du latin « transformare » qui signifie « métamorphoser » c’est-à-dire modifier la forme.

Ce retour aux étymologies nous permet de mettre en exergue une différence fondamentale entre les deux mots : « changer » semble décrire un processus dont le résultat peut être connu d’avance, « transformer » semble décrire un processus peu ou pas visible mais dont le résultat ne se constate qu’à posteriori (sanction du succès ou de l’échec). D’ailleurs, pour transformer, il est souvent nécessaire de changer mais l’inverse n’est pas forcément vrai. Ainsi, comme le notent notamment les linguistes Dominique Dutoit and Jacques François dans leur article intitulé « Changer et ses synonymes majeurs entre syntaxe et sémantique : le classement des verbes français en perspective », « Transformer » occupe donc une place essentielle dans l’espace sémantique de changer, lequel occupe une place plus modeste dans celui de transformer ».

Dans une organisation, nous pouvons dire que les structures se changent (outils, processus, procédures, organigrammes, modes opératoires…) mais que les comportements ainsi que les modes de fonctionnement (qui sont invisibles) se transforment. Changer, dans cette optique, c’est passer d’un état A à un état B (état B étant souvent connu à l’avance). Transformer, c’est changer les modes de fonctionnement, les comportements, les modes de régulation eu égard au réel qui, par essence se renouvelle en permanence (le réel n’est jamais connu à l’avance) ; Les modes de fonctionnement et les comportements résistent aux outils instrumentaux et donc à la prescription.

Pour transformer, outre les changements d’outils, de processus, etc… lorsque que c’est nécessaire, il faut instituer les conditions qui permettent aux individus, malgré les contingences du réel, de disposer des capacités adéquates et la sagesse pratique nécessaire pour négocier, à bon escient, le réel. Transformer, c’est donc faire émerger continuellement un environnement capacitant. Si nous voulons être rigoureux, on peut dire qu’il est possible d’être un expert en changement mais certainement pas un expert en transformation comme l’organisateur de mariages n’est pas un expert en amour. L’amour comme la transformation ne se prescrivent pas.

Un tel distinguo permet d’éclairer de nouveau l’action collective dans les organisations et les insuffisances méthodologiques des démarches dites de « conduite du changement » essentiellement instrumentales c’est-à-dire sous-tendues par une logique mécaniste de l’organisation (les hommes devant répondre à des influx techniques). Une telle philosophie gestionnaire nie le monde subjectif ainsi que le monde social et réduit l’action collective à sa dimension purement objectivable.

Nous pensons que toute démarche de transformation qui ne réintègre pas la totalité de l’homme (au travers des trois mondes : objectif, subjectif et social) est une démarche hémiplégique et donc vouée inexorablement à l’échec.

Les méthodes « mainstream » de conduite du changement présupposent à tort que l’introduction du changement vaut transformation en ne travaillant quasi exclusivement que sur les deux dimensions suivantes :

  • Les impacts objectifs du changement sur l’acteur : les relations entre l’acteur et les nouvelles structures (outils, processus, procédures…) dans le cadre d’un plan de communication, de formation, de coaching etc…
  • Les impacts organisationnels du changement : les relations entre l’acteur et les acteurs par le biais de la coordination (remise en cohérence des processus, des procédures etc…).

Une telle approche part du postulat implicite, d’une part, que le réel est stable et d’autre part, qu’il n’existe pas dynamiques sociales au contact du réel. Nous ne sommes point donc dans la transformation mais dans le transformisme que Bruno Trentin définissait comme le fait de s’adapter machinalement aux contraintes externes en faisant fi de la complexité de l’homme et du réel.

Pour qu’un changement puisse « transformer », il est nécessaire d’instruire, en plus des deux dimensions précédentes :

  • Les relations entre les nouvelles structures et les acteurs c’est-à-dire les comportements et les modes de fonctionnement : cette instruction passe par la mise en œuvre d’un environnement capacitant pour agir sur les stratégies des acteurs qui dépendent des ressources et des contraintes du milieu effectif de travail. La sociologie des organisations peut notamment nous donner les outils conceptuels et pratiques pour une telle tâche.
  • Les conditions de la coopération : le réel se renouvelant sans cesse et n’étant pas d’abord possible, il faut instituer les conditions de la coopération pour éviter l’entropie du système et donc favoriser la régénérescence des ressources psychologiques, sociales, techniques nécessaires pour faire face à ce réel mouvant.  En effet, seule la coopération permet d’instruire de manière dynamique les problématiques subjectives, sociales et techniques de l’action collective. La clinique du travail ainsi que l’ergonomie peuvent nous outiller pour un tel chantier. 

Ainsi, un projet de transformation qui serait conduit exclusivement avec une démarche instrumentale de conduite du changement (identification des populations impactées par le changement, analyse des impacts, choix des actions et mise en œuvre) a peu de chance d’être un succès car c’est réduire le travailleur à un être strictement obéissant et de surcroit en niant le réel.

Cependant, le succès de telles méthodes (méthodes instrumentales de conduite du changement) depuis une vingtaine d’années auprès des entreprises sans remise en question alors que parallèlement, les travailleurs sont de plus en plus désengagés voire désabusés, rend nécessaire un travail de pédagogie pour une meilleure compréhension des limites intrinsèques, les angles morts de telles méthodes ainsi que la non prescriptibilité de la transformation.

Néanmoins, il ne suffira pas juste de comprendre les enjeux d’un changement qui transforme, il faut disposer des compétences, du corpus de connaissance nécessaires pour accompagner les collectifs de travail dans les méandres de la transformation. 

En effet, travailler sur l’environnement capacitant et la coopération nécessitent d’avoir une expertise avérée dans les sciences du travail (sociologie des organisations, clinique du travail etc…) par le truchement de la diplomatie des disciplines car il s’agit, comme le disait Anne Flottes, « de travailler sur le travail des travailleurs ». Cela ne s’improvise pas si nous ne voulons pas que la « conduite du changement » soit le lit de procuste de la transformation et un des vecteurs du malheur dans les organisations.

La transformation, si elle est technique, elle est une technique humaine et sociale qui certes peut avoir besoin « d’ingénieurs » lorsqu’elle est sous-tendue par des outils technologiques mais elle a surtout besoin de professionnels des sentiments humains et de l’effort collectif durable.

L’entreprise, le management et la romantisation des problèmes.

Si nous nous fions au philosophe Gabriel Marcel, un problème, « c’est quelque chose qu’on rencontre, qui barre la route. Il est tout entier devant moi ».  La solution est souvent technique ou mathématique. Il l’oppose au mystère qui « est quelque chose où je me trouve engagé, dont l’essence est par conséquent de n’être pas tout entier devant moi », ici point de solution technique mais des arrangements non définitifs.

Si nous faisons nôtres ces définitions, penser que l’entreprise serait un ensemble de problèmes à résoudre est un crime contre le réel;  faire du problem solving, la tâche indépassable du manager, en lieu et place de la formulation de problèmes est un crime contre l’esprit.

En effet, la romantisation des problèmes est très vivace en entreprise car le problème y est perçu comme évident dans le sens étymologique du terme c’est-à-dire qu’il se laisse « voir », partout et tout le temps. Au prix de confusions conceptuelles (Wittgenstein), nous réduisons ainsi le réel au visible voire au palpable et pire, au chiffrable : nous nions le caractère multidimensionnel de la complexité et par voie de conséquence le « caractère essentiel de l’inutile’. 

Ce réalisme irréaliste repose sur un savoir paresseux, amputé de l’essentiel et pour lequel « savoir c’est pouvoir », « comprendre, c’est être capable de refaire », « le réel, c’est ce qui se répète ». Cette conception étriquée de l’action n’en est pas moins performative : l’efficacité à la fois moyen et finalité, plus rien n’arrête la force. Dès lors, l’État technique dont parlait Bernanos et  l’entreprise qui nie la complexité du réel partagent le même ennemi : «l’homme qui ne fait pas comme tout le monde» – «l’homme qui a du temps à perdre » – ou encore  « l’homme qui croit à autre chose qu’à la Technique » ».

La singularité ainsi devenue anomalie, il faut la débusquer même dans les subjectivités, la procédure aidant.

Les conséquences d’une telle romantisation du problème sont donc bien réelles.  Ainsi le travailleur est érigé au rang d’abstraction car  transformé en matériel humain répondant à des influx externes. En niant la dimension ontologique et sociale de l’Homme, on fait comme si la  rationalité des réponses aux enjeux, réduits en  problèmes, règlent (définitivement) toutes les questions (existentielles, sociales, sociétales…).  D’autre part, cette pratique abstraite du management fait émerger un discours managérial abscons, comique pédant (schopenhauer) qui engendre à son tour des pratiques managériales hors sol.

A défaut de revenir à une conception politique de l’entreprise apte à préserver  le sens des ensembles (l’Homme, le travailleur, le citoyen) en nous ancrant dans un réel situé, nous serons définitivement condamnés à « bricoler dans l’incurable » c’est à dire à  nous satisfaire de l’humanisme verbal et des vœux pieux au prix d’une entreprise qui divorce de l’homme et de la société.