L’humanité a accompli des progrès considérables dans diverses sciences, ce qui nous permet aujourd’hui d’avoir un confort sans précédent (au moins en occident). Cependant, le développement exponentiel de la science a laissé sur le bord de la route le nécessaire développement de l’Homme pour qu’il soit en mesure d’utiliser raisonnablement ses outils à des fins responsables.
Pour le dire autrement, nous avons beaucoup « produit » au nom de la science sans nous rendre compte que ce qui importe aussi, c’est la réception de ce qui est « produit ».
Nous avons beaucoup travaillé pour avoir des lois pour les objets mais nous avons fait fi du sujet en pensant, peut-être, naïvement que les objets garantissaient le développement harmonieux du sujet afin qu’il soit à la hauteur des objets. Nous commençons à découvrir, à nos dépens, que Karl Kraus avait raison : les bonnes idées sont sans valeur, ce qui est important, c’est celui qui les a.
En effet, dans les entreprises comme dans la sphère publique, nous commençons à nous heurter au mur du réel.
Nous découvrons dans la sphère politique, qu’il n’y a pas de démocratie sans démocrate : aux États-Unis, un président en exercice gracie son fils et critique la justice; un ancien président condamné et plusieurs fois mis en examen y est réélu président très largement car il serait « efficace » et « pragmatique »; Un technologue milliardaire et mégalomane ayant misé sur le bon cheval politique, toujours aux États-Unis, peut désormais se pavaner dans le monde, du haut de son réseau « social », en crachant son ignorance des affaires internationales tout en hypnotisant des chefs d’états démocratiquement élus.
Dans les entreprises, nous découvrons qu’il n’y a pas de manager sans Homme. On peut percevoir des millions d’euros d’aides de l’État, décider de délocaliser dans des pays lointains la production de médicaments essentiels pour la vie de la nation ou simplement licencier sans scrupule et sans sommation des mères et des pères de familles pour maximiser la seule valeur actionnariale après avoir juré, la main sur le coeur, que la mission de l’entreprise passait par la responsabilité sociale et sociétale . Quoi de plus normal lorsque la fin sert le moyen « autrement dit Dieu a créé le producteur puis le consommateur et après l’homme » et que la vérité n’est que celle du jour. Kraus avait donc encore une fois vu juste alors qu’il n’a pas connu le désormais leader en chef des philistins, Elon Musk, désormais grand gourou des préposés au management du monde entier (Peter Drucker doit se retourner dans sa tombe), ces thuriféraires du « leadership bac à sable» au qualificatif variant selon les saisons (transformationnel, charismatique, collaboratif, servant, situationnel, coach, visionnaire…), car ce dernier serait un génie factotum dont l’opinion surpasserait la connaissance scientifique accumulée depuis plusieurs décennies dans les affaires humaines et sociales. Sa grande réussite dans le « business », ce que bien sûr, personne ne peut nier en ferait donc de facto un maitre à penser. Elon Musk inspire dorénavant certains politiques et certains managers voire même certaines entreprises. Des articles à sa gloire font florès car il serait « efficace » nonobstant les idéologies plus que contestables qu’il véhicule. C’est une parfaite illustration de la morale mathématique dont parlait Nietzsche et qui est à l’œuvre chez bon nombre d’autoproclamés « pragmatiques ».
« Dans l’ordre de la Technique, un imbécile peut parvenir aux plus hauts grades sans cesser d’être imbécile, à cela près qu’il est plus ou moins décoré » (Georges Bernanos)
Qui pourrait nier que les sieurs Trump et Musk n’ont pas « les bâtons adéquats pour soutenir leurs forces défaillantes » (étymologie du mot « imbécile ») lorsque le premier déclare durant la campagne présidentielle qu’à Springfield dans l’Ohio, les immigrés mangeaient les chiens et les chats des honnêtes citoyens américains ou que le second en arrive à soutenir officiellement l’extrême droite allemande notamment le parti AfD dont un des chefs de file, Björn Höcke, considère comme « un grand problème » que Hitler soit dépeint comme « l’incarnation du mal absolu », rien que ça !). Charbonneau avait incontestablement raison : « les masses adorent des hommes pas des vérités ».
Alors comment arrêter ou du moins contrer une telle dynamique mortifère pour les structures sociales et politiques construites avec pugnacité et souvent par le sang ?
Je pense qu’il ne suffira pas d’inculquer les « fameuses » soft-skills aux travailleurs ou un quelconque supplément d’âme aux citoyens. De toute évidence, la faculté n’a jamais été une condition suffisante pour un jugement correct. Il ne suffira pas non plus de d’installer des directeurs de l’éthique ou bientôt des directeurs « de l’amour éternel » dans toutes les organisations y compris au sein de l’Etat (la créativité féconde des phraséologues, ces fameux préposés aux choses vagues dont parlait Paul Valéry n’a pas de limite et c’est un euphémisme) comme si nous pouvions séparer l’individu qui travaille de sa vie de femme et d’homme au sein de la société.
La responsabilité sociale et sociétale : le mandat de Trump comme crash-test
Nous voyons donc que ce qui est jeu dépasse de loin les quelques slogans bien inspirés ici et là. C’est pourquoi le « marche ou crève » vers la responsabilité sociale, sociétale et environnementale est un leurre car il oublie l’essentiel : l’irresponsabilité sociale, sociétale et environnementale n’est pas qu’une externalité négative d’une marche « normale » des affaires mais une condition nécessaire de la marche vers l’abîme qu’est l’efficacité immédiate et contre laquelle le général Bollardière nous mettait en garde dans sa correspondance avec Jean-Jacques Servan-Schreiber. Il y pointait du doigt « l’effroyable danger qu’il y aurait pour nous de perdre de vue, sous le prétexte fallacieux de l’efficacité immédiate, les valeurs morales qui seules ont fait jusqu’à maintenant la grandeur de notre civilisation et de notre armée ». Trump et Musk (le futur directeur du département de l’Efficacité gouvernementale), réputés pragmatiques ne perdront plus de temps à « parler comme des idéalistes pour agir en commerçants », ils iront droit au but.
A l’instar de H.G. Wells, le grand écrivain britannique, je crois que l’humanité « est placée entre l’éducation et la catastrophe ».
Nous payons, avec l’avènement de Musk et de Donald Trump, des décennies d’éducation tronquée. En effet, la véritable éducation n’a pas simplement pour objectif l’instruction, elle a pour finalité de faire éclore le sens des responsabilités (Jacques Ardoino). Le sens des responsabilité est l’unique arme disponible contre « l’intelligence de rapt » (définie par Bertrand de Jouvenel par le fait de « prendre sans comprendre et ne comprendre que pour prendre » quel que soit le prix à payer) qui est en chacun de nous et dont les manifestations n’avaient pas échappé, dès 1913, à Walter Ratheneau, industriel, écrivain et homme politique allemand: « Pour l’esprit ingénu de l’homme intellectuel, la terre est un terrain, la prairie une pâture, la forêt une sylviculture, l’eau une voie navigable, le minéral un combustible, l’animal une bête sauvage, un bétail, une proie, une vermine, le soleil une source d’énergie et un moyen de s’éclairer, l’homme un concurrent, un consommateur, un supérieur, un employé ou un contribuable… la divinité, une autorité » (extrait de l’ouvrage Rathenau « zur Mechanik des geistes », cité par Jacques Bouveresse dans « La Voix de l’âme et les Chemins de l’esprit. Dix études sur Robert Musil ».
Dans l’univers solutionniste qui est le nôtre, d’aucuns pourraient d’ailleurs croire que la technique (IA et autres) serait la réponse idéale à tous nos problèmes. À ceux-là, détrompez-vous. La technique ne changera rien à l’affaire car même si le monde change, l’Homme continue (Gaston Berger) : la capacité de discernement, le sens des responsabilités comme le courage ne sont jamais dans les choses mais chez l’Homme.
La réponse au défi qui est le nôtre à savoir corriger « le grand déséquilibre » dont parlait déjà Georges Friedmann c’est à dire « la « disproportion croissante entre, d’une part, la puissance multiforme que le progrès technique confère à l’homme, de l’autre les forces morales dont l’homme dispose pour le mettre au service de l’individu et de la société » ne pourra passer que par la culture générale par le truchement de l’éducation générale afin de développer l’imagination et la sensibilité au service de pensées et d’actions passées au tamis de la responsabilité, la responsabilité étant la relation qui lie la puissance et la vulnérabilité (Hans Jonas). Il s’agit ni plus ni moins d’être capable « d’articuler le sentiment au moyen de l’intellect, détourner l’intellect des problèmes insignifiants du savoir vers ceux du sentiment », le grand combat de Robert Musil. Entreprise difficile dans un monde où par une ruse de l’histoire, spécialisation rime avec employabilité. Il est bien loin le temps des polygraphes comme André-Georges Haudricourt dans un passé récent ou jadis Montaigne qui bien que philosophe et écrivain, fut maire de Bordeaux.
« Ce qu’offre la culture générale, c’est une autre intelligence, quelque chose comme de la perspicacité ou de la pénétration, du flair comme chez un bon chien ou un renard… ».
Comme le note à juste titre Antoine compagnon (professeur de littérature notamment au collège de France et aujourd’hui académicien après des études d’ingénieur à l’école polytechnique), dans son dernier essai « La littérature, ça paye ! », « ce qu’offre la culture générale, c’est une autre intelligence, quelque chose comme de la perspicacité ou de la pénétration, du flair comme chez un bon chien ou un renard. Le flair n’est pas inné, il se cultive, notamment par la lecture, laquelle donne accès à d’autres expériences. La culture nous donne du nez. Rien de plus indispensable pour se débrouiller, pour retomber sur ses pieds ».
Cette analyse est d’autant plus remarquable que nous n’avons jamais aussi eu d’écrans au sens propre comme au sens figuré qui nous éloignent du réel et nous font prendre le subtil pour le mesurable, la puissance pour l’esprit. Ainsi, comme l’avait bien vu Gunther Anders déjà en son temps, pour être à la hauteur de l’empirique, dans le monde technologique qui est désormais le nôtre, aussi paradoxalement que cela puisse être, il faut mobiliser son imagination. Bouddha ne nous disait pas autre chose : « un fou qui pense qu’il est fou est, pour cette raison même, un sage. Le fou qui pense qu’il est un sage est appelé, vraiment, un fou » ; preuve s’il en fallait que Teilhard De Chardin a eu raison de prononcer cette sentence : « tout ce qui monte converge inévitablement », Bouddha et Anders pour ainsi dire convergent. La culture, c’est donc ce qui lie les hommes par l’intellect mais surtout par le cœur malgré les différences culturelles, les époques, les conjonctures. C’est le GPS de l’âme.
La difficulté qui est la nôtre réside dans le fait qu’acquérir cette culture prend du temps et nécessite un effort personnel durable dans un monde où il faut produire vite et efficace, nourri par un système éducatif (ou ce qui en reste) devenu un business où prospèrent les fonds d’investissement, business qui ne choque d’ailleurs plus personne car nous le savons depuis toujours : ce qui devient trop réel, cesse d’être un problème.
Antoine compagnon s’en émeut d’ailleurs à juste titre : « Le drame, c’est que confectionner toujours des prototypes, cela prend beaucoup de temps, alors que produire des objets en série fait baisser les coûts. Les gains de productivité sont peu concevables en littérature, comme dans toutes les activités où l’input essentiel est le travail, tels l’enseignement et la culture en général. Il faut autant de temps au XXIe siècle, pour apprendre à lire un enfant que dans l’Antiquité (la méthode globale a fait long feu) et cette lenteur s’avère dramatique dans un monde de plus en plus régi par l’impératif de l’innovation et de la croissance ». Ainsi, ajoute-t-il, « …j’aime bien comparer la culture à la Coiffure, autre profession qui ignore les gains de productivité. La conséquence est la même : si c’est vite fait, c’est mal fait. Pas moyen de gagner du temps en conservant la qualité ».
Pour avoir de la culture, il faut donc accepter de perdre du temps dans un monde qui ne vous juge que par le temps que vous avez économisé. Cruel dilemme ! Pourtant, Antoine Compagnon nous donne bien des raisons de faire le pari de l’effort, de la difficulté, de l’intelligence sceptique, du temps long : « les magistrats lettrés, les politiques cultivés, les diplomates poètes sont plus conscients du rôle de la fortune dans la vie, de la relativité des carrières, du jeu des conseils et des événements, du hasard et de la grâce… Ils sont plus aptes à tirer parti du lot qui leur est échu, à exploiter les atouts qu’ils trouvent dans leur jeu. Ils réussissent parce qu’ils ne le désirent point trop, parce qu’ils jouent comme Julien, comme Fabrice, comme Lucien ». Je rajouterais que les managers cultivés ont plus d’imagination et de sensibilité pour commercer avec un réel de plus en plus complexe et ainsi obtenir le plus en sacrifiant le moins car ils savent regarder avec les oreilles (Shakespeare) et « penser avec les mains ». Ils sont ainsi moins enclins que d’autres à devenir inhumains sans le vouloir et sans le savoir.
Je ne pourrais pas finir ce billet sans tordre le cou à une idée reçue tenace en France : la culture n’est pas seulement dans les livres et c’est un truisme de le dire. Nous voyons d’ailleurs que partout où l’éducation est confondue avec l’instruction, nous produisons ce que Molière appelait des « imbéciles instruits » dont il disait qu’ils étaient plus idiots qu’un inculte. Maupassant, de manière plus poétique ne disait pas le contraire : « Les réalistes de talent devraient plutôt s’appeler des illusionnistes ». En effet, au rythme où va l’ersatz d’éducation basée uniquement sur l’acquisition unique de compétences, nous serons comme le dit Lichtenberg, bientôt obligés de créer des universités pour rétablir l’ancienne ignorance qui, elle était, au moins, sincère. Je suis donc d’accord pour dire avec Gaston Berger que la culture n’est « ni la possession d’un savoir étendu, ni la pure érudition, ni l’art de briller en société, ni la connaissance d’une discipline privilégiée. Tous les enseignements peuvent la donner, s’ils sont présentés dans un certain esprit. La culture, c’est le sens de l’humain ». La culture passe donc aussi par le compagnonnage (système traditionnel de transmission de connaissances et de formation à un métier) car au delà des compétences techniques, il y a (normalement) une transmission de valeurs et une expérience basée sur la mètis; par les voyages qui peuvent permettre de prendre du recul sur sa propre histoire, ses conditions de vie et d’existence, par la transmission orale faite par les parents, les grands-parents si elle ne néglige pas l’altérité et « l’infinie souplesse de la vie », antinomie de la régularité…
Avoir chevillé au corps le sens de l’humain malgré les contingences du réel, voilà notamment le sacerdoce d’une nécessaire éducation générale notamment à l’ère de l’IA. Seul un tel sens nous donnera des chances raisonnables de rompre avec le miroir aux alouettes que représente la victoire à la Pyrrhus de l’intelligence de rapt et de ses promoteurs, les fameux « hommes occupés » qui « manquent de réflexion » et jadis moqués par Proust ainsi que les mirobolants dont parlait Jacques Limousin pour désigner les ancêtres de nos actuels influenceurs. Ces derniers ont indéniablement gagné une bataille mais pas encore la guerre autrement dit Elon Musk 1, Antoine Compagnon 0, pour l’instant…
En attendant, méditons sans cesse cette formidable phrase non sans « British humour » que H.G. Wells, apôtre de l’éducation, voulait mettre sur son épitaphe ”Je vous l’avais dit, foutus idiots”. Pourvu que cela ne devienne pas réalité!