Pourquoi Aristote n’est sans doute pas étranger aux maux actuels du management ?

Concernant les actions qui engagent le corps notamment le travail, nous vivons sous un régime dont Aristote fut un des premiers théoriciens. Ce dernier a élaboré un distinguo fondamental entre ce qu’il appelle la poièsis et la praxis. La praxis (la « pratique ») n’aurait d’autre fin que le perfectionnement de l’agent. Quant à la poièsis (la « production »), elle aurait pour finalité une œuvre extérieure à l’agent notamment la production de biens et/ou de services. Concernant la poièsis, l’agent ne serait rien, l’œuvre extérieure serait tout.

Une telle dichotomie a eu et continue d’avoir des implications concrètes dans la société, en voici quelques exemples :

Le dualisme travail-créateur et travail-corvée : du moment où poiesis et praxis sont distinguées de manière dichotomique, les implications sociales et concrètes ne se font pas attendre. Il y aurait d’une part le travail noble, qui ne vise que son propre exercice (une fin en soi), qui grandit son homme et le travail avilissant, la corvée (une activité professionnelle selon Dewey, définie unilatéralement, par des contraintes extérieures), un mal nécessaire, réservé jadis aux classes inférieures. D’ailleurs comme le note Dewey*, il fut un temps, médecin et chirurgien n’avaient pas plus de prestige que valet et barbier. Pour l’anecdote, en France, jusqu’au 16ème siècle, les barbiers pouvaient être chirurgiens, on parlait alors de barbiers-chirurgiens, ces derniers avaient moins de prestige que les médecins qui ne faisaient que des consultations.

De nos jours, nous pourrions dire que le travail-créateur concernerait à quelques exceptions près, ceux qui ont fait de leur passion un travail. Ce parti pris dualiste du travail sous-tend, concernant le travail-corvée, une conception essentiellement étriquée de l’activité, laquelle sera portée à son firmament par l’organisation scientifique du travail.

L’organisation scientifique du travail comme Ultima Thulé du travail-corvée : Du moment où le travail-corvée se résume à la dimension technique de l’activité (donc une activité sans « Homme »), on peut en optimiser le rendement en séparant conception et exécution, en considérant les acteurs non plus comme des êtres sensitifs et sociaux mais comme des ressources et gérées comme telles. Dès lors, le plaisir dans le travail-corvée désormais entravé voire quasi impossible, les compensations sont à chercher dans le salaire, les congés payés et dans toute autre gratification extérieure au travail. Il n’est donc pas étonnant que le management moderne formalisé par des ingénieurs (Taylor et Fayol notamment) ait été la résultante de cette conception étriquée du travail et de l’homme au travail. On peut donc faire l’hypothèse que l’homme vu simplement comme une « ressource humaine » ainsi que les maux du management découlant d’une telle fiction soient une conséquence symbolique du dualisme praxis vs poièsis qui a essaimé dans les représentations que nous avons du travail.

L’institutionnalisation du déni du travail réel: la dichotomie aristotélicienne entre la poièsis et la praxis entérine un déni du travail réel par l’amputation délibérée de l’homme au travail d’une partie de lui-même. Les sciences du travail nous apprennent pourtant que le travail est à la croisée de trois mondes : le monde objectif, le monde subjectif et le monde social. Réduire la poièsis à sa dimension instrumentale, c’est ainsi nier le rapport entre l’homme et son œuvre et entre l’homme et les autres. Toute action est action sur soi, action avec les autres, sur les autres et pour les autres. En effet, il n’y a pas de travail bien fait (Veblen va jusqu’à penser qu’il s’agit d’un instinct : « l’instinct du travail bien fait »), s’il n’y a pas une identification de l’homme à son œuvre, si ce dernier n’est pas capable de mettre du sien dans l’œuvre et dans le collectif. L’autonomie et la responsabilité doivent donc être recherchées non pas combattues, ce qui est souvent le cas aujourd’hui avec un management de plus en plus coercitif malgré l’humanisme verbal. Il est fort juste de dire comme Paul Valéry que l’augmentation des contrôles a pour effet la « dégénérescence du goût de la responsabilité ». Une telle déresponsabilisation transforme tout travail en labeur donc en corvée.

Il va sans dire qu’aujourd’hui, réformer le travail et le management, c’est dépasser la dichotomie travail-créateur vs travail-corvée. Nous avons construit le régime actuel du travail par le truchement de ce dualisme dont les conséquences sont loin d’être neutres pour nos sociétés. La mise en œuvre opérationnelle de cette vision dualiste du travail n’est certainement pas étrangère à l’accroissement de nos performances industrielles et commerciales, elle est indéniablement aussi le lit de Procuste de l’aménité, de la coopération et de la démocratie dans les relations sociales car travailler ce n’est pas juste produire, c’est aussi une certaine conception du vivre ensemble. Nous avons de fait sous-estimé la centralité du travail et donc les effets éducatifs du travail sur l’homme et sur la société en général comme le remarque Dewey* : c’est « une erreur historique » d’avoir pensé que l’école seule forge les habitudes et donc le caractère.

Le travail qui occupe la plus grande partie de notre vie, forge aussi le caractère et impacte positivement ou négativement la vie en société. C’est pourquoi la coopération dans le travail n’a pas juste pour finalité la performance soutenable de l’entreprise et la préservation de la santé des travailleurs, elle est aussi la brique nécessaire pour une société qui veut tendre vers une démocratie moins fantasmée et plus réelle. Il faut certainement être naïf pour penser qu’on peut, dans le travail, être indifférent à la vérité, à la souffrance d’autrui, aux arguments des autres, à la bienséance et en être sensible en société. Nous ne pouvons pas construire une société libre avec des moyens d’esclaves disait si justement Jacques Ellul. Il y a de fait une antinomique entre les aspirations démocratiques des nations et le féodalisme managérial.

*(cf. Emmanuel Renault : Le travail et ses problèmes. Biologie, sociologie et politique chez John Dewey, Editions Vrin)

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