Dans le monde de l’entreprise, la connaissance dite théorique (comprenez, de nos jours, les productions des sciences humaines et sociales non transformables en objets (outils ou « langages de machine ») n’a plus bonne presse. D’ailleurs avec le développement du financement privé ou public par projet et l’exigence d’un retour sur investissement calculable à priori, certaines disciplines sont désormais sinistrées et dans certains pays, la fermeture de départements de philosophie, de sociologie, de lettres… perçus comme non rentables, n’est plus tabou. Ainsi, Le journal Libération, en avril 2019, fait état d’un tweet du président brésilien, Jair Bolsonaro, dans lequel il demande que « le ministre de l’Education étudie la décentralisation de l’investissement dans les facultés de philosophie et de sociologie » en précisant que « les étudiants déjà inscrits ne seront pas affectés » et que « l’objectif est de se concentrer dans les domaines qui génèrent une retombée immédiate pour le contribuable : vétérinaire, ingénierie, médecine ». En France, l’ancien vice-président délégué à la recherche à l’université de Strasbourg, Jay Rowell révèle, dans une étude publiée en septembre 2022 sur sa propre université, la « marginalisation » des sciences humaines et sociales au profit des sciences naturelles comme étant une des conséquences de la loi d’autonomie des universités en 2008.
En entreprise, accuser quelqu’un d’être « théorique » c’est-à-dire l’homme qui préfère Paul Valéry à Michael Porter, l’homme qui ne s’inscrit pas totalement dans la logique problème/solution, l’homme qui demande du temps pour réfléchir, l’homme qui dit « ça dépend », l’homme qui hésite, l’homme qui est lent…, c’est prononcer à son encontre une peine de mort sociale symbolique. Le dit « théorique », est devenu un exilé de l’intérieur, un homo sacer moderne, car il ne « sert à rien », fait perdre du temps et donc de l’argent selon l’expression consacrée nonobstant le « caractère essentiel de l’inutile » dont parlait Walter Benjamin. Dans le monde des pragmatiques, des « problem solvers », « l’inutile » est un renégat et si par malchance, il a de plus des idées personnelles, il devient ipso facto un dissident. Pour reprendre, en substance, la célèbre formule de Renan, on peut dire, il n’a jamais été aussi dangereux de savoir trop tôt. L’homo faber se retournerait-il contre l’Homme ?
Le théoricien n’a pas toujours eu mauvaise presse
Ainsi, comme le notait à juste titre Guillaume Guindey, un « théoricien », inspecteur des finances, ayant suivi dans sa jeunesse les cours du philosophe Alain et qui fut chargé de restaurer la crédibilité financière de la France à l’international après la seconde guerre mondiale par le général De Gaulle (un autre « théoricien » qui en 1963 a fait partie des lauréats potentiels du prix Nobel de littérature), « l’homo faber est tourné vers le monde extérieur, principalement vers le monde inanimé. Quand il se tourne du côté des vivants, il tend, pour les appréhender, à leur appliquer les méthodes d’analyse qui lui réussissent si bien à l’égard des objets inanimés ».
L’homo faber en entreprise fabrique ainsi son propre malheur car il lui manque les concepts et les théories pour comprendre le travail réel, pour appréhender les dynamiques qui se construisent avec lui et autour de lui, pour connaitre sa propre ignorance qui reste la meilleure part de la connaissance comme le dit Simone Weil. Il oublie d’ailleurs que nos objets notamment les outils concrets ou abstraits sont des pharmakon (remède et poison à la fois). S’ils nous permettent d’agir efficacement dans un univers relativement maitrisé (univers passablement modélisable, prédictibilité possible de certains événements…), dans un univers complexe ne permettant pas la répétabilité, échappant au moins en partie à une rationalisation à priori et à des modes opératoires (notamment les contextes de transformation au long court, avec des enjeux technologiques, des enjeux de développement durable, des enjeux sociaux et sociétaux), ils peuvent fondamentalement simplifier, altérer ou nous cacher une partie du réel mais aussi une partie du jugement que nous pouvons avoir sur le réel. Ainsi, déifier de tels objets comme c’est souvent le cas en entreprise, c’est prendre le risque, d’une part, d’ostraciser tout savoir, toute connaissance qui ne se transforme en « objet gérable » ou en « langage de machine », et d’autre part, altérer notre capacité à faire des jugements corrects sur les situations. Ce que confirme le sociologue Bernard Conein : « les objets sont susceptibles d’être des supports pour nos jugements sur l’action, tant au moment de l’exécution qu’à celui de l’évaluation des résultats ».
Comprendre le travail réel et assurer la soutenabilité de l’action collective nécessitent bien sûr de l’humilité car travailler, ce n’est pas juste résoudre des problèmes, un voile mystérieux entoure toujours cette activité humaine fondamentale malgré les progrès gigantesques des sciences du travail. Cela nécessite surtout des concepts et des théories pour appréhender et apprécier les interstices et les espaces cachés aux confluences des mondes physique, subjectif et social lesquels entretiennent des relations dialogiques dans toute activité humaine.
Face au nihilisme des faits et aux marchands de sommeil conceptuel, le réarmement théorique est une nécessité
Il est donc nécessaire, pour tout intervenant en entreprise (travailleur au plus près du terrain, manager, consultant, chercheur) de trouver le passage du simple au complexe en ayant un « regard de mécanicien » et une « vision d’architecte » comme nous y enjoint Guindey. Ainsi, volens nolens, sans théorie, comprendre la pratique et la rendre soutenable devient difficile voire impossible et pratiquer sans théorie, c’est investir inexorablement dans la déception. Il n’y a donc rien de plus pratique qu’une bonne théorie et bien souvent, une mauvaise pratique n’est que la victime d’une mauvaise théorie.
En cherchant par tous les moyens des connaissances actionnables ici et maintenant par l’intermédiaire d’outils ou de langages techniques et en éliminant toutes les autres formes de connaissances, nous travaillons à l’effondrement de la capacité de penser en construisant un boulevard au nihilisme des faits, aux convictions obligatoires du moment, à la crédulité, aux innovateurs linguistiques, aux marchands de sommeil conceptuel, aux enjambeurs (du réel) et autres mystificateurs de tout poil. Ce qu’on n’appréhende pas, n’existe point pour l’esprit. Le manque de jugement est donc un déficit de concepts et de théories pour apprécier « correctement » le réel. Ce manque de jugement traverse d’ailleurs les frontières de l’entreprise et a envahi la société toute entière avec, notamment, des phénomènes comme le complotisme.
Il n’est donc pas étonnant aujourd’hui, que dans le champ du management et de la gestion des entreprises, le crime qui ne fait pas partie du code pénal de la raison soit le crime contre la logique et contre l’esprit en général. Ainsi, paradoxalement, nous n’avons jamais eu autant de livres sur le management, d’écoles de management (même les IAE sont devenus des schools of management), d’experts en management, de gourous du management, de coachs en management, d’étudiants qui choisissent la filière management, de cours de management dans les écoles spécialisées (Sciences Po, ENA,…), de cabinets de conseil en management, de modes managériaux et curieusement les maux du travail (bore-out, burn-out, stress chronique, fatigue compassionnelle voire suicides) et le désengagement des salariés n’ont jamais été aussi importants. En outre, malgré cet écosystème managérial fécond (experts, corpus, outils…), selon les études (Forrester, Gartner…) entre 60 et 80 % des projets de transformation digitale sont des échecs c’est-à-dire que les résultats opérationnels escomptés ne sont pas atteints. Pas besoin d’être un grand logicien pour se rendre compte que quelque chose ne tourne pas rond dans le royaume du management.
C’est pourquoi lutter contre le savoir managérial stérilement fécond, contre la cécité au réel, c’est investir dans la théorie car nous ne souffrons pas de trop de théorie mais d’un manque de théorie pour comprendre et accompagner les transformations d’une entreprise devenue politique. En effet, si manager c’est travailler le divers (des réalités diverses allant dans des directions opposées), le divers n’a été jamais aussi complexe : efficacité à court terme vs soutenabilité, citoyen vs consommateur, cœur vs raison, intuition vs pensée, préservation de l’environnement vs croissance etc. Aucune recette n’a de prise sur une telle complexité et aucune discipline seule ne peut la pénétrer.
Pas de transformation véritable sans ressources intellectuelles
Ce n’est qu’en investissant dans la théorie pour comprendre au mieux le réel, pour penser le pire afin de l’écarter que nous pourrons faire émerger la force intellectuelle nécessaire pour accompagner les grandes transformations du moment.
Une telle force intellectuelle sera un antidote aux vices du langage en instaurant le fameux doute linguistique dont parlait Karl Kraus c’est-à-dire « apprendre à voir des abîmes là où sont des lieux communs ». Cela passera par la promotion d’un langage clair, précis et exact, le contraire de la phraséologie managériale actuelle. Nous disposerons ainsi de la rigueur intellectuelle nécessaire pour lutter contre « l’impolitesse de la pensée » c’est-à-dire contre le non-respect des faits, les crimes contre le raisonnement et la logique, les crimes contre l’esprit en général. Nous pourrons ainsi sortir du culte de la compétence totale car aucune compétence ne permet d’être « compétent » dans le temps et dans l’espace car elle n’est synonyme que d’adaptation à une tâche alors que pour faire face au réel, il est souvent nécessaire de questionner et de dépasser la tâche. Nous aurons dès lors, l’ensemble des conditions nécessaires à la réflexivité par rapport à nos pratiques pour aller au-delà du problem solving car comme le dit Valéry, et je pense que l’entreprise n’y échappe pas, « les petits faits inexpliqués contiennent toujours de quoi renverser toutes les explications des grands faits ».
Nous pouvons dire pour conclure que l’homo faber a engendré un management de philistin, ironie de l’histoire, seule la théorie pourra sauver le philistin si vous ne voulons pas, comme l’avait bien vu Karl Kraus, subordonner définitivement les raisons de vivre aux moyens de vivre.
Bravo pour cette réhabilitation convaincante des apports de la théorie. Cela dit, je crois que le mal est bien plus profond et d’une certaine manière ancré dans l’évolution même des entreprises, pour qui semble ne plus avoir droit d’exister que ce qui est transformable en algorithme. Le « problem solving » consiste dès lors à transformer les cadres en humains faisant du « machine solving », en attendant d’être définitivement relégués au rang d’accessoires inutiles. Et comme ce « machine solving » laisse des pans entiers de la réalité hors champ – notamment la dimension humaine, justement – on invente une sorte de novlangue managériale en guise de cache-sexe. Ajoutez-y une obsession du court-termisme, directement importée de la culture étasunienne, vous obtiendrez la mise à l’écart de tout ce qui peut contribuer à donner du sens, dans la double acception de direction et de signification, parce que cela implique l’acceptation de la complexité et une forme d’humilité dont aucun PC n’est capable.