« Un test d’intelligence conçu par un imbécile est un test d’imbécilité »
Cette phrase forte dans un style peu châtié de Bernard Charbonneau (penseur français et grand ami de Jacques Ellul) devrait tous nous parler. En effet, dans nos entreprises, pullulent des outils, des concepts ou des modes de raisonnement dérivés d’extrapolations hyperboliques de résultats partiels. Leur seule utilité, c’est d’être des marchandises ou des moyens d’en vendre.
Nous n’avons jamais autant eu les moyens pour « expliquer » et « comprendre » alors que nous connaissons une explosion exponentielle du niveau de bêtise, non pas n’importe quelle bêtise mais ce que Robert Musil qualifiait de bêtise intelligente c’est-à-dire la bêtise des personnes qui ont un problème de jugement. C’est ce que Clément Rosset nomme la bêtise du second degré. C’est une bêtise intériorisée et réflexive. Dans cette forme de bêtise, « on a pris conscience du problème de la bêtise ; on sait qu’il faut éviter d’être bête, et, à la lumière de ce scrupule, on a choisi une attitude « intelligente ». Naturellement, cette attitude n’est autre que la bêtise en personne, dont on pourrait dire, en paraphrasant Hegel, qu’elle est « la bêtise devenue conscience d’elle-même » : mais non point dans le sens où elle serait consciente d’être bête, consciente au contraire d’être intelligente, de constituer un relief de lucidité sur le fond de bêtise jadis menaçante, dont elle s’estime désormais définitivement affranchie. Cette bêtise du second degré, apanage des personnes généralement considérées à juste titre d’ailleurs comme intelligentes et cultivées, est évidemment incurable : en quoi, elle constitue une forme de bêtise absolue… ».
Récemment, la première vague du Covid a permis une cure anti bêtise dans les organisations avec une simplification à marche forcée des processus, des procédures et des outils car il fallait « sauver » les entreprises et assurer la continuité des activités dans les organismes publics. Si les entreprises et les organismes publics ont pu se passer de certaines procédures et/ou processus, c’est peut-être qu’ils ne sont pas indispensables dans leur entièreté si nous faisons confiance aux femmes et aux hommes qui font les organisations.
Cette parenthèse inespérée n’a pas été de longue durée. Très vite, la bêtise a repris ses droits d’autant plus qu’elle a une arme redoutable : l’oubli.
Nous fûmes pris en tenaille par des débats (hybridation du travail comme si le travail n’était pas par essence hybride, le nombre de jours de télétravail…) certes nécessaires, mais dérisoires eu égard aux enseignements qu’il fallait tirer de la crise : simplification des processus et procédures, débat dans chaque organisation d’une part sur un passif acceptable pour sortir de l’illusion de contrôle et permettre aux collaborateurs de ne plus être corsetés par un trop plein de procédures et de hiérarchie et d’autre part, sur ce qui doit être fait des fonctions dont le cœur de métier est la production quotidienne de procédures, reconnaissance du travail invisible, valorisation des métiers des près de 4,6 millions de salariés, dits « travailleurs de la deuxième ligne » …
Ces problématiques essentielles n’ont pas résisté au rouleau compresseur de la bêtise car sa production industrielle est de nouveau repartie. Alors que faire ?
Le seul antidote à la bêtise, à ma connaissance, c’est de s’arc-bouter au réel. Comme le dit Clément Rosset, « il y a un moment où cesse le domaine des preuves où l’on bute sur la chose elle-même ». C’est le moment où la discussion s’arrête, c’est donc un moment wittgensteinien : « Ne pense pas, regarde ». Pour bien regarder, il ne faut pas hésiter à se faire aider par des sachants dans les sciences humaines et sociales et plus largement dans les sciences du travail. C’est à mon sens, un des seuls moyens de développer l’esprit de grimpeur dans nos organisations car le grimpeur sait toujours que « le pied le plus sûr est aussi toujours le plus bas placé » (Musil).