Article publié dans La Tribune https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/le-numerique-transformation-des-entreprises-ou-transformisme-753836.html
Les entreprises se sont toujours adaptées au contexte socio-technico-économique.
Prenons l’histoire courte, en 1945, à la sortie de la guerre, cette dernière a généré de nombreux progrès technologiques, l’objet technique prime sur le comportement du consommateur. C’est la période « technopush » et de consommation de masse. Dans l’entreprise, on parle d’organisation et de séparation de la pensée et de l’action.
Avec la crise du pétrole dans les années 1970, une autre logique de production s’impose. Les entreprises commencent à intégrer la nécessité d’avoir un système de production souple et flexible, une rationalisation des coûts pour plus de profitabilité, la maitrise de la qualité et l’optimisation des processus.
A partir des années 1990, l’internet et les outils informatiques qui deviennent matures, entraînent un bond substantiel dans la flexibilisation de la production et l’optimisation des différents flux de la chaîne de valeur. La qualité par la maîtrise des processus devient une préoccupation centrale et les délais de production sont raccourcis grâce à l’informatisation et la robotisation. Le système d’information, outre l’efficacité du système de production, permet de coupler le produit physique à un service.
Aujourd’hui, le numérique de masse apporte son lot de changements. Ces changements ne sont pas incrémentaux mais paradigmatiques. En effet, ce qui se joue est une transformation profonde du lien avec la matérialité du monde qui va au-delà de l’entreprise. Certains penseurs parlent même de troisième révolution anthropologique après la parole et l’écriture.
Le numérique, une rupture impactante pour les entreprises à deux niveaux :
- La puissance change de nature
La course technologique n’est plus tirée par les grandes entreprises ou les grandes organisations mais par les individus qui peuvent tous être porteurs d’innovation. Cette « démocratisation » de l’innovation a plusieurs effets : l’automatisation (optimisation de performance par l’exécution totale ou partielle de tâches techniques par des machines ou des programmes), la dématérialisation (remplacement ou transformation de réseaux physiques en solutions immatérielles et baisse des coûts de transaction), et la désintermédiation / ré-intermédiation (réorganisation des chaînes de valeur par le positionnement de nouveaux acteurs).
Le numérique se retrouve ainsi soit dans l’offre de service, soit dans les processus, soit dans les deux. Les composants et les frontières de l’entreprise sont ainsi remodelés.
Cette puissance du numérique peut être illustrée par l’industrie du conseil. Le premier cabinet de conseil Arthur D Little a été fondé en 1886. Depuis 1886, il n’y a pas eu de changement fondamental dans le business model des cabinets de conseil. Aujourd’hui, des start-ups (les ConsulTech), investissent ce secteur.
Affranchies des coûts importants de structure de leurs ainés, dégagées contractuellement d’un engagement à durée indéterminée vis-à-vis de leurs consultants (qui sont généralement des freelance et surtout avec une zone de chalandise qui peut être mondiale ou très localisée), elles ont su en quelques années se positionner comme des acteurs à part entière de l’industrie du conseil dans plusieurs pays. L’arrivée des ConsulTech est aussi une source d’émulation pour les grands cabinets de conseil qui deviennent de véritables hubs de conseil en intégrant dans leur chaîne de valeur des start-up innovantes ou des structures de prise de participation ou de financement de celles-ci.
Cette puissance du numérique est donc une vraie manne pour les entreprises, start-up comme multinationales. Néanmoins, la nécessité d’une pensée stratégique est souvent occultée par la fascination pour l’outil technique. En effet, le sens n’est jamais dans les moyens mais toujours dans les finalités. Il y a un réflexe pavlovien consistant à rentrer dans le numérique comme on rentre dans les ordres.
Comme le confirmait un grand dirigeant d’une très grande entreprise d’assurance en France, le numérique est d’abord synonyme de transparence, de rapidité et de facilité. Pour lui, avant d’instrumentaliser les processus, il faut d’abord que les assureurs vérifient que leurs contrats sont compréhensibles par tous, que lorsqu’il y a un sinistre, l’assureur est réactif et que lorsqu’on a payé sa prime d’assurance pendant plusieurs années sans sinistre, qu’on puisse être indemnisé convenablement.
- La nécessité de reconstruire l’épistémè de l’entreprise :
Lorsque la capacité d’innovation n’est plus descendante mais ascendante, lorsque les individus, notamment les salariés ou les utilisateurs peuvent être porteurs d’innovations profitables, il faut mettre à profit l’intelligence collective et aller vers davantage de simplicité organisationnelle. L’objectif sera alors de laisser aux collaborateurs de plus grands espaces de liberté pour aller vers un pragmatisme réflexif dans les pratiques et les modes de coopération/collaboration. Un tel environnement est à même de favoriser le bien-être et d’insuffler un environnement favorable à la création et à la mise en œuvre d’idées innovantes.
En effet, dans des organisations bureaucratiques, asphyxiées par des contraintes managériales et réglementaires, marquées par le développement exponentiel d’outils de gestion de toute classe ainsi que par l’éclosion d’une digitalisation à marche forcée, l’innovation managériale devient essentielle pour les entreprises qui veulent maintenir, développer leur attractivité et leur performance sur le marché.
L’innovation managériale vers plus d’intelligence collective et d’aménité est néanmoins rendue difficile par un passif organisationnel. En effet, pendant de très nombreuses années, les entreprises pour maitriser, augmenter la qualité des produits, mais aussi afin de minimiser les coûts, ont mis en œuvre des systèmes de contrôle et de coordination extrêmement procéduraux. Toute activité devait être corsetée par une salve de procédures les unes encapsulées aux autres pour donner un sentiment de contrôle, de maîtrise d’une trajectoire qui n’a cessé de se complexifier. Paraphrasant Simone Weil, la philosophe, nous pourrions dire que nous en sommes arrivés à nourrir les hommes pour qu’ils servent les procédures. Norbert Wiener, père de la cybernétique nous avait pourtant prévenu en remarquant très vite que « ce qu’on utilise comme élément d’une machine est en fait un élément de la machine ».
Le défi du numérique reste donc entier
Le rôle des managers, des chercheurs en management comme des consultants en management, chacun à son niveau et avec ses outils, est d’une part : de réduire cette contradiction qui consiste à faire prévaloir les intérêts organisationnels sur les intérêts des individus, il s’agit de mettre en œuvre une « gestion d’une coopération conflictuelle » que Michel Crozier et Erhard Friedberg ont si bien définie ; d’autre part, il s’agit de penser le numérique non pas comme un salmigondis d’outils magiques auquel il faut s’adapter mais comme un appel à radicalement réinterroger son business model et sa proposition de valeur à l’aune des capacités technologiques disponibles.
Cela nécessite de rompre avec un certain mimétisme organisationnel et même au-delà, passer du transformisme qui consiste selon Bruno Trentin à simplement s’adapter à l’environnement, aux contraintes extérieures, à une véritable transformation qui aurait un double enjeu : la nécessité de repenser son activité à la lumière des outils disponibles, la recherche constante du point d’équilibre entre le respect de la singularité des collaborateurs, terreau d’innovation et l’efficacité organisationnelle, gage de compétitivité opérationnelle. C’est à ce prix que nous pourrons envisager un numérique soutenable porté par le bien-être des salariés et producteur d’une performance durable pour les entreprises.