Article publié dans La Tribune https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/innovation-manageriale-revolution-copernicienne-du-management-ou-bricolage-dans-l-incurable-744251.html
L’innovation managériale est un concept polysémique, mais si nous acceptons son assertion récente liée à l’émergence des communaux collaboratifs (Rifkin), aux dérives du capitalisme financier et d’une certaine conception du management, à l’effondrement des marges des grandes entreprises, aux attentes des nouvelles générations de travailleurs, elle répond à la volonté des entreprises d’être plus agiles et de prendre à bras le corps l’impérieuse nécessité du bien-être des salariés, gage d’engagement efficace et in fine de performance durable.
Ainsi, l’innovation managériale traduit aujourd’hui le souhait d’une plus grande simplicité organisationnelle, la volonté de laisser aux collaborateurs de plus grands espaces de liberté et le besoin d’aller vers davantage de pragmatisme réflexif dans les pratiques et les modes de coopération/collaboration.
En effet, dans des organisations asphyxiées par des contraintes managériales et réglementaires, marquées par le développement exponentiel d’outils de gestion de toute classe ainsi que par l’éclosion d’une digitalisation à marche forcée, l’innovation managériale devient essentielle pour les entreprises qui veulent maintenir, développer leur attractivité et leur performance sur le marché.
Dès lors, qu’elle soit orientée coordination, contrôle, conduite du changement ou créativité, l’innovation managériale consiste à extraire l’homme au travail des fourches caudines de la dynamique organisationnelle afin qu’il dispose d’espaces de liberté, de confiance, de simplicité pour donner du sens à son action dans l’optique d’une productivité soutenable pour l’entreprise.
Néanmoins, si nous sommes d’accord avec l’idée-force qu’on ne saurait penser le management sans penser l’économie, ce qui incite d’ailleurs des auteurs comme Omar Aktouf à parler d’économie-management, l’innovation managériale peut-elle être ce vecteur de transformation radicale du management tant attendu par un nombre croissant de penseurs et de praticiens pour placer l’humain en son centre ? Ou sommes-nous joyeusement en train de «bricoler dans l’incurable » comme le dirait Cioran ?
Réenchanter l’homme au travail : un sursaut salutaire
Simplifiez, simplifiez, simplifiez disait Henry David Thoreau au 19e siècle pour poser les bases d’une manière écologique de vivre. Ce cri du cœur est aujourd’hui transposable à la vie des entreprises. Pendant de très nombreuses années, les entreprises pour maitriser, augmenter la qualité des produits, mais aussi afin de minimiser les coûts, ont mis en œuvre des systèmes de contrôle et de coordination extrêmement procéduraux. Toute activité devait être corsetée par une salve de procédures les unes encapsulées aux autres pour donner un sentiment de contrôle, de maitrise d’une trajectoire qui n’a cessé de se complexifier. Paraphrasant Simone Weil, la philosophe, nous pourrions dire que nous en sommes arrivés à nourrir les hommes pour qu’ils servent les procédures. Norbert Wiener, père de la cybernétique nous avait pourtant prévenu en remarquant très vite que « ce qu’on utilise comme élément d’une machine est en fait un élément de la machine ».
Dans (la grande) entreprise, petit à petit, mais surement, l’adaptation de l’homme au système organisationnel a pris le pas sur l’utilisation de sa capacité de création. L’homme au travail est devenu au fil du temps un simple travailleur dont on a continuellement nié au moins dans les faits son caractère sensitif et social. En parallèle, on n’a jamais cessé de magnifier cet homme, « ressource » humaine, dont la place devait être centrale dans toute organisation soucieuse d’intelligence collective. La distance entre ce discours humaniste qui reste au stade verbal et la réalité n’a cessé de s’agrandir. Les RPS (les risques psychosociaux) en sont la traduction charnelle et la fatigue organisationnelle, son expression collective.
Dès lors, que faire – d’autant plus que les grandes entreprises doivent de plus en plus partager leur pouvoir de prescription et ce n’est pas un euphémisme avec des startups plus agiles et par essence exemptées du fardeau de l’héritage organisationnel. De fait, nous assistons à une intensification de la concurrence avec une capacité à changer qui devient primordiale et stratégique pour toute entreprise se voulant pérenne.
L’innovation managériale est dans cette optique une source de respiration pour les entreprises, car en voulant maitriser l’organisation, nous avons perdu les hommes en chemin. En effet, avec le capharnaüm organisationnel, une pensée sans conscience s’est au fur et à mesure installée et momifiée, cette pensée que Simone Weil, la philosophe, qualifiait de « monstruosité ». En effet, certes, il n’y a pas de création individuelle de richesses, mais il n’existe pas non plus d’esprit critique collectif (Monnerot).
Ce qui fera dire à Simone Weil que « l’intelligence réside uniquement dans l’être humain considéré seul. Il n’y a pas d’exercice collectif de l’intelligence. Par suite nul groupement ne peut légitimement prétendre à la liberté d’expression, parce que nul groupement n’en a le moins du monde besoin… Car lorsqu’un groupe se met à avoir des opinions, il tend inévitablement à les imposer à ses membres. Tôt ou tard les individus se trouvent empêchés, avec un degré de rigueur plus ou moins grand, sur un nombre de problèmes plus ou moins considérables, d’exprimer des opinions opposées à celles du groupe, à moins d’en sortir. Mais la rupture avec un groupe dont on est membre entraîne toujours des souffrances, tout au moins une souffrance sentimentale. Et autant le risque, la possibilité de souffrance, sont des éléments sains et nécessaires de l’action, autant ce sont choses malsaines dans l’exercice de l’intelligence. Une crainte, même légère, provoque toujours soit du fléchissement, soit du raidissement, selon le degré de courage, et il n’en faut pas plus pour fausser l’instrument de précision extrêmement délicat et fragile que constitue l’intelligence ».
L’innovation managériale, dans sa mouture actuelle, a ainsi pour objectif intrinsèque de redonner une conscience à la pensée en ramenant à la vie, la faculté de création de l’homme et en la mettant au-dessus de sa capacité d’adaptation. Dès lors, l’homme au travail ne se limiterait plus à la résolution de problèmes, mais rendrait hommage à ce qui nous distingue des animaux : notre capacité à formuler des problèmes c’est-à-dire tout simplement notre capacité à exister.
L’innovation managériale, changement de paradigme ou bricolage dans l’incurable ?
Il serait tentant de voir en l’innovation managériale l’expression d’une vision kantienne du management qui mettrait à l’honneur l’homme comme étant au centre de toute décision et donc comme fin en soi.
Néanmoins, le management peut être difficilement instruit en dehors de l’économie dont il semble être que le prolongement opérationnel. Il est donc difficile, voire impossible, de penser le management sans penser l’économie dans laquelle elle est encastrée. Comme le montre Omar Aktouf dans son ouvrage la stratégie de l’autruche, le management comme théorie, mais aussi comme praxis, prend ses sources dans l’école de l’économie néoclassique, née vers la fin du XIXe siècle, et la vision rationaliste/instrumentale et positiviste, héritée des Newton, Bacon, Laplace, Auguste Comte. D’ailleurs comme il le précise, cette vision, combinée au fonctionnalisme utilitariste, « a contribué à développer la curieuse conception dite humaine des organisations, véritable credo behavioriste, bien connue sous les théories de l’organizational behavior, du leadership et de la motivation ». De fait, toute innovation managériale s’inscrit impérativement dans les plages de « liberté », de « simplicité » et de « confiance » que veut bien lui accorder la pensée économique dominante, aujourd’hui dite utilitariste, adepte de la mesure voire de la quantophrénie et faisant fi du caractère essentiel de l’inutile (Walter Benjamin).
L’innovation managériale est donc possible et comme nous l’avons vu souhaitable, mais elle est contrainte par des impératifs que l’entreprise subit. Dès lors, il n’est pas surprenant qu’il y ait des contradictions essentielles entre les intérêts des individus et les intérêts de l’organisation. Le rôle des managers, des chercheurs en management comme des consultants en management, chacun à son niveau et avec ses outils est de réduire ces contradictions à leur plus petite expression, car c’est là où se joue en partie le bien-être des salariés et in fine la santé économique durable des entreprises.
En outre, si nous partageons la définition de Chester Barnard du « Manager » comme étant celui qui doit « cultiver la responsabilité chez les autres », c’est alors un truisme d’affirmer que la responsabilité suppose un esprit de limite car sans limites, pas de sens de l’action ni bien sûr de sens des responsabilités. Dès lors, tout collaborateur devrait pouvoir disposer du droit de fixer des limites légitimes à son action, quelles qu’en soient les raisons (écologiques, éthiques, etc.).
Dans cette optique, au-delà du droit à l’erreur, solde pour toute prise de responsabilité, les entreprises pourraient-elles concevoir des innovations managériales prescriptrices de limites et en supporter le coût sans fard ? (Etre capable de faire, mais accepter de ne pas faire pour des raisons écologiques ou parce qu’on est encore incapable de mesurer les conséquences d’une telle action, etc.).
Aujourd’hui, il serait héroïque de répondre positivement à cette question
En effet, les innovations managériales bien qu’essentielles comme nous l’avons vu car fournissant des espaces de respiration aux collaborateurs ne pourront pas résoudre toutes les contradictions fondamentales entre la volonté individuelle et la volonté organisationnelle, entre les attentes humaines légitimes et les attentes de l’entreprise. Résoudre ces contradictions suppose de dépasser une certaine conception de l’entreprise, mais aussi de l’économie.
Il s’agit d’instruire plusieurs débats qui aujourd’hui, en filigrane traversent la société tout entière. La recherche commence d’ailleurs à prendre cette problématique à bras le corps. Ainsi, Blanche Segrestin et Armand Hatchuel, professeurs à l’école des mines de Paris (cf. leur ouvrage: La « Société à Objet Social étendu », Les Presses des Mines) préconisent plusieurs pistes de réflexion dont : Au-delà du profit, remettre l’innovation et le progrès collectif au centre de la mission de l’entreprise ; renforcer le contrôle de l’action du dirigeant en créant un collectif incluant les salariés, s’inspirer du droit maritime notamment la règle des « avaries communes » (procédure de répartition des frais et dommages entraînés par des mesures de sauvetage décidées dans l’intérêt commun d’un navire et des marchandises qu’il transporte), afin que, dans l’entreprise, « les effets des décisions prises dans l’intérêt commun » puissent être « assumés en commun », la création d’un nouveau statut d’entreprise à objet social étendu, etc.
Les sujets à traiter sont donc vastes et vont au-delà des innovations managériales qu’elles soient incrémentales ou de rupture. À défaut d’instruire ces débats, nous serons hélas condamner à « bricoler dans l’incurable » : perpétuel arbitrage opportuniste entre coûts humains supportables et gains financiers avec comme conséquence potentielle, dans certains environnements, ce que j’appelle le nanodarwinisme : les seuls salariés « heureux » au travail pourraient être ceux ayant troqué leur vrai « self » pour un « faux self » permanent, capable de résister à l’absence de création, à l’accumulation de frustrations, aux injonctions paradoxales, aux violences symboliques… Cependant, même pour ces individus « adaptés », comme le précisait Winnicott, « se cacher est un plaisir, mais ne pas être trouvé est une catastrophe ».