Le numérique : transformation des entreprises ou transformisme ?

Article publié dans La Tribune https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/le-numerique-transformation-des-entreprises-ou-transformisme-753836.html

Les entreprises se sont toujours adaptées au contexte socio-technico-économique.

Prenons l’histoire courte,  en 1945, à la sortie de la guerre, cette dernière a généré de nombreux progrès technologiques, l’objet technique prime sur le comportement du consommateur. C’est la période « technopush » et de consommation de masse. Dans l’entreprise, on parle d’organisation et de séparation de la pensée et de l’action.

Avec la crise du pétrole dans les années 1970, une autre logique de production s’impose. Les entreprises commencent à intégrer la nécessité d’avoir un système de production souple et flexible, une rationalisation des coûts pour plus de profitabilité, la maitrise de la qualité et l’optimisation des processus.

A partir des années 1990, l’internet et les outils informatiques qui deviennent matures, entraînent un bond substantiel dans la flexibilisation de la production et l’optimisation des différents flux de la chaîne de valeur. La qualité par la maîtrise des processus devient une préoccupation centrale et les délais de production sont raccourcis grâce à l’informatisation et la robotisation. Le système d’information, outre l’efficacité du système de production, permet de coupler le produit physique à un service.

Aujourd’hui, le numérique de masse apporte son lot de changements. Ces changements ne sont pas incrémentaux mais paradigmatiques. En effet, ce qui se joue est une transformation profonde du lien avec la matérialité du monde qui va au-delà de l’entreprise. Certains penseurs parlent même de troisième révolution anthropologique après la parole et l’écriture.

Le numérique, une rupture impactante pour les entreprises à deux niveaux :

  • La puissance change de nature

La course technologique n’est plus tirée par les grandes entreprises ou les grandes organisations mais par les individus qui peuvent tous être porteurs d’innovation. Cette « démocratisation » de l’innovation a plusieurs effets : l’automatisation (optimisation de performance par l’exécution totale ou partielle de tâches techniques par des machines ou des programmes), la dématérialisation (remplacement ou transformation de réseaux physiques en solutions immatérielles et baisse des coûts de transaction), et la désintermédiation / ré-intermédiation (réorganisation des chaînes de valeur par le positionnement de nouveaux acteurs).

Le numérique se retrouve ainsi soit dans l’offre de service, soit dans les processus, soit dans les deux. Les composants et les frontières de l’entreprise sont ainsi remodelés.
Cette puissance du numérique peut être illustrée par l’industrie du conseil. Le premier cabinet de conseil Arthur D Little a été fondé en 1886. Depuis 1886, il n’y a pas eu de changement fondamental dans le business model des cabinets de conseil. Aujourd’hui, des start-ups (les ConsulTech), investissent ce secteur.

Affranchies des coûts importants de structure de leurs ainés, dégagées contractuellement d’un engagement à durée indéterminée vis-à-vis de leurs consultants (qui sont généralement des freelance et surtout avec une zone de chalandise qui peut être mondiale ou très localisée), elles ont su en quelques années se positionner comme des acteurs à part entière de l’industrie du conseil dans plusieurs pays. L’arrivée des ConsulTech est aussi une source d’émulation pour les grands cabinets de conseil qui deviennent de véritables hubs de conseil en intégrant dans leur chaîne de valeur des start-up innovantes ou des structures de prise de participation ou de financement de celles-ci.

Cette puissance du numérique est donc une vraie manne pour les entreprises, start-up comme multinationales. Néanmoins, la nécessité d’une pensée stratégique est souvent occultée par la fascination pour l’outil technique. En effet, le sens n’est jamais dans les moyens mais toujours dans les finalités. Il y a un réflexe pavlovien consistant à rentrer dans le numérique comme on rentre dans les ordres.

Comme le confirmait un grand dirigeant d’une très grande entreprise d’assurance en France, le numérique est d’abord synonyme de transparence, de rapidité et de facilité. Pour lui, avant d’instrumentaliser les processus, il faut d’abord que les assureurs vérifient que leurs contrats sont compréhensibles par tous, que lorsqu’il y a un sinistre, l’assureur est réactif et que lorsqu’on a payé sa prime d’assurance pendant plusieurs années sans sinistre, qu’on puisse être indemnisé convenablement.

  • La nécessité de reconstruire l’épistémè de l’entreprise :

Lorsque la capacité d’innovation n’est plus descendante mais ascendante, lorsque les individus, notamment les salariés ou les utilisateurs peuvent être porteurs d’innovations profitables, il faut mettre à profit l’intelligence collective et aller vers davantage de simplicité organisationnelle. L’objectif sera alors de laisser aux collaborateurs de plus grands espaces de liberté pour aller vers un pragmatisme réflexif dans les pratiques et les modes de coopération/collaboration. Un tel environnement est à même de favoriser le bien-être et d’insuffler un environnement favorable à la création et à la mise en œuvre d’idées innovantes.

En effet, dans des organisations bureaucratiques, asphyxiées par des contraintes managériales et réglementaires, marquées par le développement exponentiel d’outils de gestion de toute classe ainsi que par l’éclosion d’une digitalisation à marche forcée, l’innovation managériale devient essentielle pour les entreprises qui veulent maintenir, développer leur attractivité et leur performance sur le marché.

L’innovation managériale vers plus d’intelligence collective et d’aménité est néanmoins rendue difficile par un passif organisationnel. En effet, pendant de très nombreuses années, les entreprises pour maitriser, augmenter la qualité des produits, mais aussi afin de minimiser les coûts, ont mis en œuvre des systèmes de contrôle et de coordination extrêmement procéduraux. Toute activité devait être corsetée par une salve de procédures les unes encapsulées aux autres pour donner un sentiment de contrôle, de maîtrise d’une trajectoire qui n’a cessé de se complexifier. Paraphrasant Simone Weil, la philosophe, nous pourrions dire que nous en sommes arrivés à nourrir les hommes pour qu’ils servent les procédures. Norbert Wiener, père de la cybernétique nous avait pourtant prévenu en remarquant très vite que « ce qu’on utilise comme élément d’une machine est en fait un élément de la machine ».

Le défi du numérique reste donc entier

Le rôle des managers, des chercheurs en management comme des consultants en management, chacun à son niveau et avec ses outils, est d’une part : de réduire cette contradiction qui consiste à faire prévaloir les intérêts organisationnels sur les intérêts des individus, il s’agit de mettre en œuvre une « gestion d’une coopération conflictuelle » que Michel Crozier et Erhard Friedberg ont si bien définie ; d’autre part, il s’agit de penser le numérique non pas comme un salmigondis d’outils magiques auquel il faut s’adapter mais comme un appel à radicalement réinterroger son business model et sa proposition de valeur à l’aune des capacités technologiques disponibles.

Cela nécessite de rompre avec un certain mimétisme organisationnel et même au-delà, passer du transformisme qui consiste selon Bruno Trentin à simplement s’adapter à l’environnement, aux contraintes extérieures, à une véritable transformation qui aurait un double enjeu : la nécessité de repenser son activité à la lumière des outils disponibles, la recherche constante du point d’équilibre entre le respect de la singularité des collaborateurs, terreau d’innovation et l’efficacité organisationnelle, gage de compétitivité opérationnelle. C’est à ce prix que nous pourrons envisager un numérique soutenable porté par le bien-être des salariés et producteur d’une performance durable pour les entreprises.

Innovation managériale : révolution copernicienne du management ou « bricolage dans l’incurable » ?

Article publié dans La Tribune https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/innovation-manageriale-revolution-copernicienne-du-management-ou-bricolage-dans-l-incurable-744251.html

L’innovation managériale est un concept polysémique, mais si nous acceptons son assertion récente liée à l’émergence des communaux collaboratifs (Rifkin), aux dérives du capitalisme financier et d’une certaine conception du management, à l’effondrement des marges des grandes entreprises, aux attentes des nouvelles générations de travailleurs, elle répond à la volonté des entreprises d’être plus agiles et de prendre à bras le corps l’impérieuse nécessité du bien-être des salariés, gage d’engagement efficace et in fine de performance durable.

Ainsi, l’innovation managériale traduit aujourd’hui le souhait d’une plus grande simplicité organisationnelle, la volonté de laisser aux collaborateurs de plus grands espaces de liberté et le besoin d’aller vers davantage de pragmatisme réflexif dans les pratiques et les modes de coopération/collaboration.

En effet, dans des organisations asphyxiées par des contraintes managériales et réglementaires, marquées par le développement exponentiel d’outils de gestion de toute classe ainsi que par l’éclosion d’une digitalisation à marche forcée, l’innovation managériale devient essentielle pour les entreprises qui veulent maintenir, développer leur attractivité et leur performance sur le marché.

Dès lors, qu’elle soit orientée coordination, contrôle, conduite du changement ou créativité, l’innovation managériale consiste à extraire l’homme au travail des fourches caudines de la dynamique organisationnelle afin qu’il dispose d’espaces de liberté, de confiance, de simplicité pour donner du sens à son action dans l’optique d’une productivité soutenable pour l’entreprise.

Néanmoins, si nous sommes d’accord avec l’idée-force qu’on ne saurait penser le management sans penser l’économie, ce qui incite d’ailleurs des auteurs comme Omar Aktouf à parler d’économie-management, l’innovation managériale peut-elle être ce vecteur de transformation radicale du management tant attendu par un nombre croissant de penseurs et de praticiens pour placer l’humain en son centre ? Ou sommes-nous joyeusement en train de «bricoler dans l’incurable » comme le dirait Cioran ?

Réenchanter l’homme au travail : un sursaut salutaire

Simplifiez,  simplifiez, simplifiez disait Henry David Thoreau au 19e siècle pour poser les bases d’une manière écologique de vivre. Ce cri du cœur est aujourd’hui transposable à la vie des entreprises. Pendant de très nombreuses années, les entreprises pour maitriser, augmenter la qualité des produits, mais aussi afin de minimiser les coûts, ont mis en œuvre des systèmes de contrôle et de coordination extrêmement procéduraux. Toute activité devait être corsetée par une salve de procédures les unes encapsulées aux autres pour donner un sentiment de contrôle, de maitrise d’une trajectoire qui n’a cessé de se complexifier. Paraphrasant Simone Weil, la philosophe, nous pourrions dire que nous en sommes arrivés à nourrir les hommes pour qu’ils servent les procédures. Norbert Wiener, père de la cybernétique nous avait pourtant prévenu en remarquant très vite que « ce qu’on utilise comme élément d’une machine est en fait un élément de la machine ». 

Dans (la grande) entreprise, petit à petit, mais surement, l’adaptation de l’homme au système organisationnel a pris le pas sur l’utilisation de sa capacité de création. L’homme au travail est devenu au fil du temps un simple travailleur dont on a continuellement nié au moins dans les faits son caractère sensitif et social. En parallèle, on n’a jamais cessé de magnifier cet homme, « ressource » humaine, dont la place devait être centrale dans toute organisation soucieuse d’intelligence collective. La distance entre ce discours humaniste qui reste au stade verbal et la réalité n’a cessé de s’agrandir. Les RPS (les risques psychosociaux) en sont la traduction charnelle et la fatigue organisationnelle, son expression collective.

Dès lors, que faire – d’autant plus que les grandes entreprises doivent de plus en plus partager leur pouvoir de prescription et ce n’est pas un euphémisme avec des startups plus agiles et par essence exemptées du fardeau de l’héritage organisationnel. De fait, nous assistons à une intensification de la concurrence avec une capacité à changer qui devient primordiale et stratégique pour toute entreprise se voulant pérenne.

L’innovation managériale est dans cette optique une source de respiration pour les entreprises, car en voulant maitriser l’organisation, nous avons perdu les hommes en chemin. En effet, avec le capharnaüm organisationnel, une pensée sans conscience s’est au fur et à mesure installée et momifiée, cette pensée que Simone Weil, la philosophe, qualifiait de « monstruosité ». En effet, certes, il n’y a pas de création individuelle de richesses, mais il n’existe pas non plus d’esprit critique collectif (Monnerot).

Ce qui fera dire à Simone Weil que « l’intelligence réside uniquement dans l’être humain considéré seul. Il n’y a pas d’exercice collectif de l’intelligence. Par suite nul groupement ne peut légitimement prétendre à la liberté d’expression, parce que nul groupement n’en a le moins du monde besoin… Car lorsqu’un groupe se met à avoir des opinions, il tend inévitablement à les imposer à ses membres. Tôt ou tard les individus se trouvent empêchés, avec un degré de rigueur plus ou moins grand, sur un nombre de problèmes plus ou moins considérables, d’exprimer des opinions opposées à celles du groupe, à moins d’en sortirMais la rupture avec un groupe dont on est membre entraîne toujours des souffrances, tout au moins une souffrance sentimentale. Et autant le risque, la possibilité de souffrance, sont des éléments sains et nécessaires de l’action, autant ce sont choses malsaines dans l’exercice de l’intelligence. Une crainte, même légère, provoque toujours soit du fléchissement, soit du raidissement, selon le degré de courage, et il n’en faut pas plus pour fausser l’instrument de précision extrêmement délicat et fragile que constitue l’intelligence ».

L’innovation managériale, dans sa mouture actuelle, a ainsi pour objectif intrinsèque de redonner une conscience à la pensée en ramenant à la vie, la faculté de création de l’homme et en la mettant au-dessus de sa capacité d’adaptation. Dès lors, l’homme au travail ne se limiterait plus à la résolution de problèmes, mais rendrait hommage à ce qui nous distingue des animaux : notre capacité à formuler des problèmes c’est-à-dire tout simplement notre capacité à exister.

L’innovation managériale, changement de paradigme ou bricolage dans l’incurable ?

Il serait tentant de voir en l’innovation managériale l’expression d’une vision kantienne du management qui mettrait à l’honneur l’homme comme étant au centre de toute décision et donc comme fin en soi.

Néanmoins, le management peut être difficilement instruit en dehors de l’économie dont il semble être que le prolongement opérationnel. Il est donc difficile, voire impossible, de penser le management sans penser l’économie dans laquelle elle est encastrée. Comme le montre Omar Aktouf dans son ouvrage  la stratégie de l’autruche, le management comme théorie, mais aussi comme praxis, prend ses sources  dans l’école de l’économie néoclassique, née vers la fin du XIXe siècle, et la vision rationaliste/instrumentale et positiviste, héritée des Newton, Bacon, Laplace, Auguste Comte. D’ailleurs comme il le précise, cette vision, combinée au fonctionnalisme utilitariste, « a contribué à développer la curieuse conception dite humaine des organisations, véritable credo behavioriste, bien connue sous les théories de l’organizational behavior, du leadership et de la motivation ». De fait, toute innovation managériale s’inscrit impérativement dans les plages de « liberté », de « simplicité » et de « confiance » que veut bien lui accorder la pensée économique dominante, aujourd’hui dite utilitariste, adepte de la mesure voire de la quantophrénie et faisant fi du caractère essentiel de l’inutile (Walter Benjamin).

L’innovation managériale est donc possible et comme nous l’avons vu souhaitable, mais elle est contrainte par des impératifs que l’entreprise subit. Dès lors, il n’est pas surprenant qu’il y ait des contradictions essentielles entre les intérêts des individus et les intérêts de l’organisation. Le rôle des managers, des chercheurs en management comme des consultants en management, chacun à son niveau et avec ses outils est de réduire ces contradictions à leur plus petite expression, car c’est là où se joue en partie le bien-être des salariés et in fine la santé économique durable des entreprises.

En outre, si nous partageons la définition de Chester Barnard du « Manager » comme étant celui qui doit « cultiver la responsabilité chez les autres », c’est alors un truisme d’affirmer que la responsabilité suppose un esprit de limite car sans limites, pas de sens de l’action ni bien sûr de sens des responsabilités. Dès lors, tout collaborateur devrait pouvoir disposer du droit de fixer des limites légitimes à son action, quelles qu’en soient les raisons (écologiques, éthiques, etc.).

Dans cette optique, au-delà du droit à l’erreur, solde pour toute prise de responsabilité, les entreprises pourraient-elles concevoir des innovations managériales prescriptrices de limites et en supporter le coût sans fard ? (Etre capable de faire, mais accepter de ne pas faire pour des raisons écologiques ou parce qu’on est encore incapable de mesurer les conséquences d’une telle action, etc.).

Aujourd’hui, il serait héroïque de répondre positivement à cette question

En effet, les innovations managériales bien qu’essentielles comme nous l’avons vu car fournissant des espaces de respiration aux collaborateurs ne pourront pas résoudre toutes les contradictions fondamentales entre la volonté individuelle et la volonté organisationnelle, entre les attentes humaines légitimes et les attentes de l’entreprise. Résoudre ces contradictions suppose de dépasser une certaine conception de l’entreprise, mais aussi de l’économie.

Il s’agit d’instruire plusieurs débats qui aujourd’hui, en filigrane traversent la société tout entière. La recherche commence d’ailleurs à prendre cette problématique à bras le corps. Ainsi, Blanche Segrestin et Armand Hatchuel, professeurs à l’école des mines de Paris (cf. leur ouvrage: La « Société à Objet Social étendu », Les Presses des Mines) préconisent plusieurs pistes de réflexion dont : Au-delà du profit, remettre l’innovation et le progrès collectif au centre de la mission de l’entreprise ; renforcer le contrôle de l’action du dirigeant en créant  un collectif incluant les salariés, s’inspirer du droit maritime notamment la règle des « avaries communes » (procédure de répartition des frais et dommages entraînés par des mesures de sauvetage décidées dans l’intérêt commun d’un navire et des marchandises qu’il transporte), afin que, dans l’entreprise, « les effets des décisions prises dans l’intérêt commun » puissent être « assumés en commun », la création d’un nouveau statut d’entreprise à objet social étendu, etc.

Les sujets à traiter sont donc vastes et vont au-delà des innovations managériales qu’elles soient incrémentales ou de rupture. À défaut d’instruire ces débats, nous serons hélas condamner à « bricoler dans l’incurable » : perpétuel arbitrage opportuniste entre coûts humains supportables et gains financiers avec comme conséquence potentielle, dans certains environnements, ce que j’appelle le nanodarwinisme : les seuls salariés « heureux » au travail pourraient être ceux ayant troqué leur vrai « self » pour un « faux self » permanent, capable de résister à l’absence de création, à l’accumulation de frustrations, aux injonctions paradoxales, aux violences symboliques… Cependant, même pour ces individus « adaptés », comme le précisait Winnicott, « se cacher est un plaisir, mais ne pas être trouvé est une catastrophe ».

Vers un management convivialiste ?

Article publié dans La Tribune https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/vers-un-management-convivialiste-624798.html

A l’image de l’éduction nationale dont les prérogatives connaissent une augmentation exponentielle ces dernières années (instruction, éducation, formation aux premiers secours, sécurité routière…), le manager est devenu le factotum de la gestion des entreprises, en prise directe avec les bouleversements, les changements fulgurants de l’écosystème entrepreneurial. Originellement chargé de l’exploitation/exploration des ressources de l’entreprise dans l’objectif de maintenir ou d’améliorer un avantage concurrentiel durable, le manager est aujourd’hui appelé à coupler cette expertise avec de réelles compétences en coaching. Il s’agit là d’un profond changement de paradigme car le rôle de manager et de coach semblent antinomiques de prima bord.

Le manager-coach sera-t-il le nouveau « PCDF » « pauvre con du front » du 21ème siècle (argot de la grande guerre pour désigner les fantassins en première ligne dans les tranchées qui ont payé un lourd tribut) ou au contraire sera-t-il le messie organisationnel, catalyseur d’une performance soutenable et respectueuse des singularités ? Nous essayerons dans les lignes qui suivent d’analyser les conditions de possibilités expliquant l’émergence du concept de manager-coach avant d’en faire l’instruction dans un débat plus large, celui de la gouvernance des entreprises modernes et la place prépondérante du financier et du mesurable.

Du chronomètre au coach, révolution ou évolution ?

Au cours du 20ieme siècle, se sont succédées mais aussi fortement imbriquées dans l’entreprise, concernant la mise en action des individus, deux grandes philosophies gestionnaires : une gestion mécaniste et une gestion homéostatique des individus.

La gestion mécaniste des individus est un des piliers du système taylorien. Il s’agit d’une séparation nette entre concepteurs et exécutants, entre ce qui pensent et ceux qui agissent (division verticale du travail). Cette spécialisation verticale s’accompagne d’une division horizontale des tâches. Friedmann dans son célèbre ouvrage de 1956 qualifia à juste titre cette division horizontale du travail de « travail en miettes ». En effet, les tâches sont parcellisées, chaque opérateur étant responsable d’une tâche élémentaire simple afin de développer les reflexes permettant de gagner du temps. Le travail en miettes est abrutissant comme le reconnait Taylor : « Mais maintenant il nous faut dire que l’une des premières caractéristiques d’un homme qui est capable de faire le métier de manutentionnaire de gueuses de fonte est qu’il est si peu intelligent et si flegmatique qu’on peut le comparer, en ce qui concerne son attitude mentale, plutôt à un boeuf qu’à toute autre chose. L’homme qui a un esprit vif et intelligent est, pour cette raison même, inapte à exercer ce métier en raison de la terrible monotonie d’une tâche de ce genre ». Ainsi, la seule incitation pour faire un tel travail est l’argent. La rémunération se fera donc au rendement en fonction du temps de travail, le fameux système des boni.

Crise de la gestion mécaniste

La gestion mécaniste implique un mode de management non unifié avec une multiplication des chefs par ouvrier pour chaque action spécialisée. L’outil fondamental de management demeure le chronomètre. L’ouvrier est impacté dans sa chair car aucune possibilité de création ne lui est donnée. Il devient un instrument animé (Aristote), un corps sans esprit. Simone Weil (1909-1943), philosophe et résistante (à ne pas confondre avec la ministre de la Ve République), dans une correspondance avec son amie Albertine Thévenon décrit prodigieusement cette abime en relatant son immersion comme ouvrière notamment chez Renault (nous sommes dans les années 30) «  Il y a deux facteurs, dans cet esclavage : la vitesse et les ordres. La vitesse : pour « y arriver » il faut répéter mouvement après mouvement à une cadence qui, étant plus rapide que la pensée, interdit de laisser cours non seulement à la réflexion, mais même à la rêverie. Il faut, en se mettant devant sa machine, tuer son âme pour 8 heures par jour, sa pensée, ses sentiments, tout. Est-on irrité, triste ou dégoûté, il faut ravaler, refouler tout au fond de soi, irritation, tristesse ou dégoût : ils ralentiraient la cadence…. ».

Cette philosophie gestionnaire a atteint son apogée progressivement dans tous les pays industrialisés avant de connaître une crise (non pas une disparition) à partir des années 60, crise dûe à plusieurs facteurs : une évolution socioculturelle (désormais les consommateurs veulent se différencier, le spécifique est appelé à remplacer le standard), l’émergence de conflits salariés mais surtout le développement de l’informatique comme nouveau système technique (Benjamin Coriat) après la machine à vapeur.

Ne plus « débrancher son cerveau », mais rester en tension

L’avènement de l’informatique va aller de pair avec le développement d’une philosophie gestionnaire homéostatique c’est-à-dire l’injonction du système à maintenir un fonctionnement en dépit des contraintes intérieures et extérieures (Alain Supiot). Comme l’illustre bien Alain Supiot, dans le système taylorien, l’homme devait « débrancher son cerveau » à l’entrée de l’usine. Avec la gestion homéostatique, il n’est plus question de « débrancher son cerveau » mais au contraire, de toujours rester en tension pour maintenir et/ou augmenter ses performances dans un environnement changeant et complexe.

Effacement progressif des frontières entre la vie personnelle et la vie professionnelle

Ainsi, l’une des conséquences est l’effacement progressif des frontières entre la vie personnelle et la vie professionnelle et une disparation progressive de l’individu au profit du groupe sous l’impulsion des rites, des mythes et de la culture d’entreprise comme le remarquaient déjà Aubert et Gaulejac en 1991 dans leur ouvrage « le coût de l’excellence ».

Parallèlement, le gouvernement laisse la place à la gouvernance c’est-à-dire une identification des gouvernants et des gouvernés à une « a-localisation » du système de gouvernement c’est-à-dire selon Jan Kooiman « le modèle, ou la structure, qui émerge dans un système socio-politique en tant que résultat commun de l’interaction de tous les acteurs en présence. Ce modèle ne peut être réduit à un seul acteur ou à un groupe d’acteurs en particulier ».

Les impulsions autrefois localisées (le chef/le patron) émanent désormais aussi du marché et d’acteurs multiples dont il faut décoder les réactions voire les anticiper pour concevoir et vendre des produits et services de qualité dans un théâtre d’action en perpétuelle tension.

Normal donc que la philosophie gestionnaire homéostatique se nourrisse d’un engagement total de l’être du salarié, un don de soi au service de l’accomplissement des objectifs de l’entreprise. Le « Game » prend irréversiblement le pouvoir sur le « Playing » (Winnicott). D’ailleurs, sur le plan de la médecine du travail, les souffrances physiques laissent progressivement place aux souffrances psychiques et psychologiques car évidemment « se cacher est un plaisir, mais ne pas être trouvé est une catastrophe » (Winnicott).

Management et coaching, entre nécessité et tension

Dans un tel contexte, le manager, pour être efficace, ne peut plus juste s’atteler à la gestion des processus et à la gestion des rythmes. Le « facteur humain » devient un enjeu qu’il faut comprendre et appréhender pour favoriser une action encore plus efficace et si possible, sans erreurs. En effet, alors que les instruments techniques sont de plus en plus fiables, l’homme reste infiniment variable et instable (Dante) et demeure donc une source d’erreurs ; Certains le voit même comme un frein au « progrès » ou pire, comme étant obsolète (Gunther Anders).

Le chef « chronomètre » doit donc céder la place au manager-coach sensé mettre de l’huile dans les rouages de l’âme.

Nous éviterons de nous aventurer dans les méandres des définitions du coaching, il y a autant d’écoles de pensée que de définitions du coaching. Il nous semble néanmoins évident de mettre en exergue l’objectif central du coaching qui est d’emmener le coaché à développer son potentiel tout comme son épanouissement et son autonomisation. C’est une sorte de dialectique entre objectifs et moyens disponibles et l’essence de soi-même.

Le manager-coach avec une posture quasi-schizophrénique doit alterner sans cesse « le comment » (sa posture originelle) et « le pourquoi » (expression de la volonté d’accompagnement).

Un contexte qui n’est pas neutre

Ce positionnement ambidextre s’inscrit dans un contexte particulier où le management présuppose trop souvent que savoir, c’est pouvoir et que comprendre, c’est être capable de refaire (Bernard Ronze). Le réel est de fait exprimé dans sa plus petite expression : est réel ce qui se répète. La mesure devient ainsi omnipotent, le prix a payé est l’exclusion du singulier et de l’exception.

Dans ce contexte, le manager-coach a donc pour objectif d’aller sonder cette singularité pour la comprendre et lui permettre de s’épanouir tout en ne perdant pas de vue l’essentiel : développer le savoir-agir de l’organisation pour une action efficace. Il s’agit pour le manager de passer d’une propension au problem solving, ce Graal communément enseigné dans toutes les écoles de commerce à la formulation de problèmes, hautement plus complexe et plus engageant intellectuellement et émotionnellement.

Le manager-coach doit donc faire cohabiter une obligation de résultats due à sa fonction de « producteur » à une obligation de moyens liée à son rôle de coach, d’une obligation de performance à une obligation de comprendre et d’aider à comprendre pour une action soutenable. Sa fonction de manager s’en trouve amendée mais enrichit.

D’une posture d’autorité, le manager-coach doit adopter une posture de bienveillance, il doit ainsi passer d’un positionnement de puissance à l’intériorisation des limites ; Ce qui rejoint l’analyse de Simone Weil dans son ouvrage l’enracinement dans laquelle elle plaide la nécessité de borner l’action : « La force brute n’est pas souveraine ici-bas. Elle est par nature aveugle et indéterminée. Ce qui est souverain ici-bas, c’est la détermination, la limite. La Sagesse éternelle emprisonne cet univers dans un réseau, dans un filet de déterminations. L’univers ne s’y débat pas. La force brute de la matière, qui nous paraît souveraineté, n’est pas autre chose en réalité que parfaite obéissance ». Montesquieu, ne disait-il pas la même chose par cette phrase : « La vertu même a besoin de limites ».

Ce passage de la force à la limite a un prix, celui de l’éthique de la non puissance. Comme le montre Jacques Ellul, l’éthique de la non impuissance n’est pas une impuissance (« on n’est pas capable de ») mais un renoncement partiel à la puissance (« on a les capacités mais on décide de ne pas faire ») pour différentes raisons : éthique, impossibilité d’appréhender avec la raison les conséquences de ses actions, obligation de protéger la nature….

Il s’agit donc d’une application concrète de la phronesis (sagesse pratique) que l’on retrouve aussi bien dans l’Éthique à Nicomaque d’Aristote et chez Platon. L’entreprise est-elle prête aujourd’hui à payer ce prix ? Rien n’est moins sûr.

L’ascension du manager-coach est-il le signe de l’avènement d’un management convivialiste ?

Le management convivialiste doit être un système de management donnant corps à l’idéal convivialiste c’est-à-dire « l’art de vivre ensemble (con-vivere) qui valorise la relation et la coopération, et permette de s’opposer sans se massacrer, en prenant soin des autres et de la Nature ». Partant du manifeste convivialiste, nous pouvons dire qu’un management convivialiste promeut comme action légitime « celle qui permet à chacun d’affirmer au mieux son individualité singulière en devenir, en développant sa puissance d’être et d’agir sans nuire à celle des autres ». Il s’agit donc de l’application des principes fondamentaux du convivialisme dans l’entreprise : principe de commune humanité, principe de commune socialité, principe d’opposition maitrisée et créatrice (« chacun a vocation à manifester son individualité singulière il est naturel que les humains puissent s’opposer. Mais il ne leur est légitime de le faire qu’aussi longtemps que cela ne met pas en danger le cadre de commune socialité qui rend cette rivalité féconde et non destructrice »).

Le coaching n’est donc pas la première brique d’un management convivialiste mais l’entreprise convivialiste serait un parfait réceptacle du coaching (et du manager-coach) de par son caractère inclusif et son objet pluridimensionnel. En effet, aussi longtemps que l’objet social de l’entreprise restera la maximisation des profits dans l’intérêt des seuls actionnaires, sans une véritable prise en compte des autres parties prenantes, le coaching y restera contraint et délivrera difficilement tout son potentiel.

En outre, l’entreprise n’échappe pas à la loi de Gabor qui stipule que tout ce qui est possible techniquement, sera fait quelque soit le prix. De fait, l’homme en entreprise n’a pas d’autres solutions que de s’adapter de lui-même ou d’être contraint. Le coaching peut donc très vite être réduit à une technique d’adaptation de l’homme à son contexte voire à de la manipulation, ce qui est loin d’être son objectif.

L’entreprise est-elle condamnée à un humanisme verbal ?

Au delà des slogans, des modes managériaux voire des incantations à la liberté en entreprise qui se succèdent depuis de nombreuses années, les résultats même contraints obtenus par les coachs en entreprise montrent que l’humanisme verbal peut être dépassé. Cela implique la mise en place « d’espaces de respiration » pour sortir d’une logique strictement comptable et financier. L’homme devrait être traité en entreprise au moins aussi bien que le capital. Cet objectif ne sera pas atteint sans un réel effort de refondation de l’entreprise. Ses fondements doivent être plus inclusifs et la vision de la performance qui y a cours multidimensionnelle.

Ce renouvellement des fondements de l’entreprise passera un dépassement du conflit entre les attentes humaines légitimes et les attentes professionnelles. Pour cela, plusieurs débats devront être instruits, en voici quelques uns : La création d’un nouveau statut d’entreprise à objet social étendu, projet défendu par Blanche Segrestin et Armand Hatchuel (cf. leur ouvrage : La « Société à Objet Social étendu », Les Presses des Mines) qui consiste à intégrer d’autres buts que le seul profit ; La sortie du mythe de la solution (Bertrand de Jouvenel) : la solution n’existe que pour un problème technique ou mathématique jamais pour un problème managérial ou politique pour lesquels il faut un règlement dont les instruments sont la négociation et le compromis; L’enrichissement de notre perception de la « réalité » en entreprise : la réalité ne saurait être réduite à sa plus petite expression, celle en général mesurable : ne pas confondre vérité et exactitude car ce qui est efficace (bienveillance, ce qui se marque sur le visage, le respect, l’insolite…) est souvent invisible (Pascale Molinier) ; Le développement d’un esprit critique vis-à-vis des outils qui deviennent omniprésents en entreprise notamment avec le digital car un outil digital ou non qui devient un objectif cesse d’être un bon outil et se retourne souvent contre son objectif originel ; L’incitation à la formulation de problèmes aussi bien que le « problem solving » car penser/ réfléchir sera toujours supérieur à analyser et calculer.

Nous voyons donc que le renouvellement des fondements de l’entreprise ne saurait se résumer à bien penser mais à penser le bien. Dès lors, les compétences doivent rencontrer un Homme pour éviter que nous nous retrouvions avec, certes des qualités, mais sans Homme (Robert Musil), autrement dit, cette monstruosité dont parlait Simone Weil, une pensée sans conscience.

Thales, le penseur présocratique avait vu juste, « toutes les choses sont remplies de Dieux », à fortiori les Hommes dirai-je. Tâchons de débusquer les Dieux en l’Homme pour préserver ce triptyque si cher à Bernard Ronze : le sens, le sujet et le sacré.

Simone Weil au secours de la transformation numérique ?

Article publié dans La Tribune https://www.latribune.fr/entreprises-finance/banques-finance/assurance/simone-weil-au-secours-de-la-transformation-numerique-583462.html

La numérisation de l’économie bénéficie d’un fort traitement médiatique. Sujet d’exaltation pour les startuppers biberonnés aux nouvelles technologies, sujet hautement stratégique pour les grandes entreprises qui veulent créer de nouveaux relais de croissance ou tout simplement sécuriser leur business, sujet d’étude pour les chercheurs, sujet de crainte pour ceux qui voient leur gagne-pain menacé, elle semble être à la fois une menace et une opportunité, un creusé d’espoir et une cuvée de désespérance.

Dans ce brouhaha technologique synonyme d’« accélération » du « progrès » pour certains ou de rupture sociétale avec comme conséquence la raréfaction croissante des emplois de jadis pour d’autres, quelle place pour le « JE» ? Ce « JE » qui par essence est singulier, particulier, à la fois travailleur, sensitif et social (Bertrand de Jouvenel).

Une gestion « homéostasique » par la technologie

Rappelons que la numérisation de l’économie n’est rien d’autre qu’une nouvelle vague de rationalisation. En effet, la première vague de rationalisation prend effet avec la taylorisation avec toute l’ingénierie concepteur-exécutant qui en découle. La seconde vague de rationalité démarre avec la montée en puissance du modèle japonais avec une forte inclinaison sur l’efficacité des activités et l’efficience des processus. La dernière vague de rationalité que nous connaissons aujourd’hui va encore plus loin dans la recherche de l’efficacité, car elle réorganise grâce aux outils numériques disponibles une reconfiguration non seulement des activités de l’entreprise, mais aussi des frontières de celles-ci. Ceci aboutit à une nouvelle conception de l’entreprise et de son écosystème. Inutile désormais de posséder des hôtels pour être hôtelier, de posséder un taxi pour être une entreprise de taxi, d’embaucher des consultants pour être un cabinet de conseil, de faire médecine pour être médecin, etc. En parallèle, les chaines de valeur des modèles traditionnels d’entreprises par le biais du numérique se trouvent potentiellement « augmentées » avec des possibilités accrues de création de valeurs et une réinterprétation voire une réécriture des relations avec les parties prenantes. Le numérique change donc autant l’entreprise que les métiers.

Néanmoins, quel que soit le modèle de production de valeur, son caractère innovant et la puissance des outils associés, il n’y a pas, dans le travail, d’autres sources d’énergie pour l’homme que le désir. Simone Weil (1909-1943), philosophe et résistante (à ne pas confondre avec la ministre de la Ve République) l’avait bien compris :

« … dans la nature humaine, il n’y a pas pour l’effort d’autre source d’énergie que le désir. Et il n’appartient pas à l’homme de désirer ce qu’il a. Le désir est une orientation, un commencement de mouvement vers quelque chose. Le mouvement est vers un point où on n’est pas.

Si le mouvement à peine commencé se boucle sur le point de départ, on tourne comme un écureuil dans une cage, comme un condamné dans une cellule. Tourner toujours produit vite l’écœurement ».

Cet écœurement de l’âme dont parle Simone Weil ne saurait trouver remède simplement dans les moyens, quelque soit le degré de sophistication de ces derniers. Le numérique demeure un moyen et nous savons que le sens n’est jamais dans les moyens aussi innovants soient-ils, mais toujours dans les finalités. L’outillage technologique tend à dématérialiser les relations de travail voire l’entreprise elle-même, mais le désir ne se matérialise que dans le réel. Dès lors, malgré l’environnement économique dynamique et la métamorphose technologique, cette phrase fondamentale de Simone Weil demeure profondément vraie :

« C’est par travail que la raison saisit le monde même, et s’empare de l’imagination folle ».

En effet, dans un contexte de développement d’une économie numérisée ayant comme philosophie gestionnaire « l’homéostasie » c’est-à-dire la capacité du système à maintenir son fonctionnement en dépit des contraintes intérieures et extérieures (Alain Supiot), l’homme semble se dissoudre dans des processus qui le dépassent. Les conséquences d’une telle dissolution sont malgré tout bien réelles : le délire pour les « manipulateurs de symboles » (concept formalisé par Robert Reich) qui ne rencontrent plus la vie réelle, les souffrances psychiques et psychologiques pour les exécutants non pensant.

Une lecture managériale de « L’enracinement », une œuvre majeure de Simone Weil, écrite en 1943 et publiée post-mortem par Albert Camus en 1949, peut nous apporter des clés de réflexion et d’action pour sortir du filtre de l’entreprise homéostasique et positionner l’Homme de manière centrale dans l’organisation.

En effet, « L’enracinement » nous rappelle les obligations envers l’être humain sans lesquels tout projet est voué à la tragédie ou du moins à l’échec. Le respect de ces obligations est valable pour toute communauté humaine tournée vers l’action, l’entreprise ne saurait donc être une exception. Ces obligations vont au-delà de la simple satisfaction des besoins du corps grâce à une compensation financière, le salaire. Elles excédent aussi le sens intrinsèque du travail (signification, sensation, direction, explication).

Travailleurs et le respects des singularité humaine

Partant des « besoins de l’âme » formalisés par Simone Weil dans « L’enracinement », nous nous focaliserons sur ceux qui nous semblent indispensables pour assurer à l’entreprise un développement soutenable et au travailleur le respect de sa singularité humaine dans un régime de travail technicisé qui se doit d’être réellement humain (ni déni de pensée ni déni de réalité) : l’ordre, la liberté, l’obéissance, la responsabilité, l’égalité, la hiérarchie, l’honneur.

  • L’ordre

« Le premier besoin de l’âme, celui qui est le plus proche de sa destinée éternelle, c’est l’ordre, c’est-à-dire un tissu de relations sociales t@el que nul ne soit contraint de violer des obligations rigoureuses pour exécuter d’autres obligations ».

Clé managériale : La recherche de l’ordre en entreprise passe par la chasse aux injonctions paradoxales (voir les travaux de Paul Watzlawick), l’élimination de tout conflit entre le dire et le faire. L’homme doit s’inscrire harmonieusement dans l’organisation et pour cela, il faut combattre toute source de violence symbolique.

  • La liberté

« La liberté, au sens concret du mot, consiste dans une possibilité de choix. Il s’agit, bien entendu, d’une possibilité réelle….Il faut que les règles soient assez raisonnables et assez simples pour que quiconque le désire et dispose d’une faculté moyenne d’attention puisse comprendre, d’une part l’utilité à laquelle elles correspondent, d’autre part les nécessités de fait qui les ont imposées ».

Clé managériale : La liberté en entreprise n’est pas l’absence de contrainte mais la non-domination (Philip Petit) ; Son expression en entreprise passe par la coopération pour la prise de décision et l’expression au bon niveau de granularité des protocoles de gestion. Toute séparation entre concepteurs et exécutants, entre conception et exécution doit être hors de mise afin que chaque collaborateur se sente dépositaire d’une parcelle de souveraineté entrepreneuriale.

  • L’obéissance

« L’obéissance est un besoin vital de l’âme humaine. Elle est de deux espèces : obéissance à des règles établies et obéissance à des êtres humains regardés comme des chefs. Elle suppose le consentement, non pas à l’égard de chacun des ordres reçus, mais un consentement accordé une fois pour toutes, sous la seule réserve, le cas échéant, des exigences de la conscience. Il est nécessaire qu’il soit généralement reconnu, et avant tout par les chefs, que le consentement et non pas la crainte du châtiment ou l’appât de la récompense constitue en fait le ressort principal de l’obéissance, de manière que la soumission ne soit jamais suspecte de servilité… ».

Clé managériale : Le consentement en entreprise ne se décrète pas ni ne s’achète. Il nécessite un partage de la compréhension des enjeux et des moyens mobilisés ou mobilisables. La parole, trop souvent humiliée (Jacques Ellul) en est le principal vecteur. Une obéissance éclairée passe aussi par un management exemplaire « tone at the top ». Pour Simone Weil, l’exemplarité des chefs est primordiale, même sans contre-pouvoirs objectifs, leurs libertés doivent être limitées par les convenances.

  • La responsabilité

« L’initiative et la responsabilité, le sentiment d’être utile et même indispensable, sont des besoins vitaux de l’âme humaine….La satisfaction de ce besoin exige qu’un homme ait à prendre souvent des décisions dans des problèmes, grands ou petits, affectant des intérêts étrangers aux siens propres, mais envers lesquels il se sent engagé. Il faut aussi qu’il ait à fournir continuellement des efforts. Il faut enfin qu’il puisse s’approprier par la pensée l’œuvre tout entière de la collectivité dont il est membre, y compris les domaines où il n’a jamais ni décision à prendre ni avis à donner….Toute collectivité, de quelque espèce qu’elle soit, qui ne fournit pas ces satisfactions à ses membres, est tarée et doit être transformée ».

Clé managériale : L’initiative et la responsabilité sont bien souvent antinomiques avec les injonctions à la conformité. La maitrise des risques va de concert avec le développement des référentiels. L’initiative peut s’en trouver brider et la responsabilité circonscrite à la mise en conformité des produits, des processus, des actions dans tous les domaines de la production. Pour développer l’initiative, la responsabilité qui en découle ainsi que la créativité, il est nécessaire de penser des organisations ambidextres avec des espaces d’exploitation mis sous contrôle et des espaces d’exploration ouverts à l’initiative et à la créativité.

  • L’égalité

« Elle consiste dans la reconnaissance publique, générale, effective, exprimée réellement par les institutions et les mœurs, que la même quantité de respect et d’égards est due à tout être humain, parce que le respect est dû à l’être humain comme tel et n’a pas de degrés. Par suite, les différences inévitables parmi les hommes ne doivent jamais porter la signification d’une différence dans le degré de respect… Une certaine combinaison de l’égalité et de l’inégalité est constituée par l’égalité des possibilités».

Clé managériale : Le respect ne doit jamais être indexé sur les accomplissements ou la performance du salarié. Le respect doit rester inconditionnel et decorrélé de toute performance. Les seules inégalités possibles doivent procéder d’une égalité, celle devant le mérite, jugement qui doit nécessairement prendre en compte les inégales aptitudes des individus (formation, déterminants sociaux etc.)

  • La hiérarchie

« Une véritable hiérarchie suppose que les supérieurs aient conscience de cette fonction de symbole et sachent qu’elle est l’unique objet légitime du dévouement de leurs subordonnés. La vraie hiérarchie a pour effet d’amener chacun à s’installer moralement dans la place qu’il occupe ».

Clé managériale : Le grade n’est jamais suffisant pour légitimer une position ou une fonction. Ce qui légitimise, ce sont les accomplissements personnels, les compétences, la morale et la capacité d’entrainement. Dans une époque où la réputation tend à remplacer la compétence, le clic le mérite, la légitimité par ses actions et ses attributs moraux reste le seul vecteur d’entrainement durable.

  • L’honneur

« Le respect dû à chaque être humain comme tel, même s’il est effectivement accordé, ne suffit pas à satisfaire ce besoin ; car il est identique pour tous et immuable ; au lieu que l’honneur a rapport à un être humain considéré, non pas simplement comme tel, mais dans son entourage social. Ce besoin est pleinement satisfait, si chacune des collectivités dont un être humain est membre lui offre une part à une tradition de grandeur enfermée dans son passé et publiquement reconnue au-dehors ».

Clé managériale : L’honneur d’exercer un métier tend à baisser avec la systématisation de l’évaluation quantitative (voir les travaux de Roland Gori). En effet, l’évaluation quantitative tend à extraire  les « valeurs qualitatives des métiers, leurs finalités spécifiques, leurs exigences éthiques ». Cet honneur du métier est pourtant un puissant outil de motivation puisqu’il est s’inscrit dans un imaginaire collectif. Sur un plan purement pratique, il est indispensable de se rappeler la loi de Goodhart : « lorsqu’une mesure devient une cible, elle cesse d’être une bonne mesure ». Une telle mesure finit même par se retourner contre les finalités de l’action originelle (Yvan Illich).

 L’homme lui ne changera pas

Pour conclure, à l’heure du numérique, la relecture de « L’enracinement » de Simone Weil nous permet de nous rappeler que malgré des technologies de plus en plus sophistiquées et dématérialisées et nonobstant les velléités transhumanistes, les besoins intrinsèques de l’homme ne changent pas. Certes, nous pouvons penser que l’homme est un frein au progrès voire même un ratage lorsqu’on le considère sous l’angle des techniques modernes (Jungk) à défaut d’être obsolète (Gunther Anders) ; Néanmoins, l’homme demeure la mesure de toute chose : « de celles qui sont, du fait qu’elles sont ; de celles qui ne sont pas, du fait qu’elles ne sont pas » (Platon). Le sens de ce qu’il fait est toujours derrière les signes qui le manifestent. La multiplication des signes notamment avec le numérique tend donc naturellement à obstruer une pensée du travail sans artefact.

Dans un monde dans lequel les moyens déterminent souvent les finalités contrairement à la vox populi, la convergence des moyens et des fins est plus qu’une nécessité. Cette convergence ne se fera pas qu’avec des incitations objectives telles que financières comme le note si bien Simone Weil :

« L’argent détruit les racines partout où il pénètre, en remplaçant tous les mobiles par le désir de gagner. Il l’emporte sans peine sur les autres mobiles parce qu’il demande un effort d’attention tellement moins grand. Rien n’est si clair et si simple qu’un chiffre ».

Cette convergence passera nécessairement par la nourriture des âmes ou…. par leur perte. Face au risque de myopie occasionné par la fascination des hommes pour la technique, le risque de cantonner l’homme à un rôle de « matériel humain » est omniprésent, « matériel humain » disposant comme la jument de Roland, de toutes les qualités possibles sauf celle d’exister.

Humaniser le management, un projet illusoire

Article publié dans La Tribune https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/humaniser-le-management-un-projet-illusoire-537992.html

Le monde de l’entreprise illustre trop souvent un renoncement dans la quête de sens au-delà du nombre et de la mesure et ce n’est pas sans conséquence. Le 21eme Siècle, siècle du « bien être au travail », du « management du changement », de « l’appropriation des outils de gestion », du développement durable, de la responsabilité sociale des entreprises, de la gestion des risques psycho-sociaux, du Knowledge management et même de « l’entreprise libérée », est aussi très souvent marqué par la misère symbolique, la fatigue psychique, le burn-out, la perte de sens du travail, les injonctions paradoxales, le sentiment de déclassement, le manque de reconnaissance…

Alors, essayons d’aller au-delà des slogans faciles car même un sinistre personnage comme Staline en son temps parlait de l’homme comme le capital le plus précieux. Situons nous à hauteur d’homme et analysons le système de production de mythes et d’hérésies en entreprise, ses conséquences et ses soubassements.

Le mythe d’un management neutre

L’économie n’est totalement opérante que lorsqu’elle dispose des outils nécessaires pour atteindre ses objectifs au niveau même des organisations qui créent la valeur. Ces outils lui sont en partie fournis par les techniques de management qui sont de fait déterminées. Du moment où l’économie se veut science, elle ne s’enquiquine plus des questions morales. Comme le note Omar Aktouf, « Elle n’avait plus, à l’instar de la physique, qu’à traiter des données (statistiques-probabilistes à défaut d’être empiriques, et hypothético-déductives à défaut d’être expérimentales) ipso facto considérées comme rationnelles, objectives, mesurables, quantifiables. Cela allait s’;appliquer aussi bien au comportement du marché qu’au comportement humain ».

Dès lors, le management, ainsi armé par l’économie porte une certaine philosophie gestionnaire qui peut mener naturellement au scientisme, le mythe de la solution (Bertrand de Jouvenel) aidant, au détriment de l’homme et de son bien être. Le développement exponentiel des outils non conviviaux (Ivan illich) fait ainsi de l’homme un moyen au service d’une finalité qui le dépasse, tout l’inverse de la morale kantienne qui voyait en l’homme une fin en soin. Avec le management adossé à l’économie, il s’agit moins de « gérer » des hommes humainement que de gérer des ressources au service de la production de biens et de services. Le management n’est donc pas neutre. Les outils de gestion ne sont donc jamais neutres.


Le piège des « ressources » humaines

Il serait erroné de croire que la chosification de l’homme ne commence que lorsque le palier de l’entreprise est franchi pour devenir une « ressource » humaine. Celle ci débute dès l’école. Il ne s’agit moins d’y former l’homme, le citoyen que le travailleur. Ce dernier y est formé aux techniques en cours à la « bourse » du travail. Qu’importe le vide béant qui verra le jour lorsque ces techniques ne seront plus dans l’air du temps. Outre l’acquisition des techniques, on lui apprend très tôt la concurrence et la compétition : que le meilleur gagne. On ne se construit plus avec l’autre mais contre l’autre. L’objectif est d’être le premier sans être le porte-parole des derniers.

De fait, l’école devient un lieu par excellence de conformisme : être la voix de son maitre, pardon de son professeur, procure une récompense méritée. Ainsi chaque homme devient entrepreneur de soi-même avec le risque que lorsque chacun est son propre centre, tous sont éloignés (Benjamin Constant). Le maître mot est l’opportuniste malgré les avertissements répétés de Bertrand de Jouvenel : « prendre sans comprendre, c’est le fait du barbare, ne comprendre que pour prendre c’est la rationalisation de la barbarie, et c’est l’esprit de notre civilisation. C’est l’intelligence de rapt non de sympathie ».

Dès lors, une fois en entreprise, l’homme ainsi dépouillé, l’homme adapté, est fin prêt pour dérouler les procédures, pour remplir sa fonction. Il devient un fonctionnaire. Sa liberté d’action et sa pensée se heurtent très souvent à ces mêmes procédures. De toute évidence, penser requiert du temps et en entreprise, le temps, dans une économie qui va vite est une denrée rare comme le rappelle Jean-François Lyotard : « dans un monde où avec du succès, c’est de gagner du temps, penser n’a qu’un défaut, incorrigible, celui d’en faire perdre ». La dignité de l’homme adapté n’est désormais plus d’être libre mais de servir. Comme le dit si bien Simone Weil, la philosophe, au lieu d’être les maitres de nos créations, nous en sommes rendus à nourrir les hommes pour qu’ils servent les machines.


Le danger de l’utilitarisme et la quantophrénie

 Bien trop souvent, il n’y a de vérité qu’utile et tout ce qui ne peut pas être mesuré n’existe pas selon la doxa gestionnaire. C’est comme ci l’inexistence d’outils pour mesurer les battements du cœur était en soi une déclaration de décès. La rationalité instrumentale est donc la norme dans tous les processus de l’entreprise.

Pour toute chose, l’objectif consiste à rechercher le moyen absolument le plus efficace. Ce qui peut entrainer dans des cas extrêmes la mise au banc de l’éthique, nous l’avons vu avec le scandale Volkswagen car le mensonge ou le trucage peuvent être des « outils » au service de efficacité. Il faut minimiser les coûts mais une erreur de dosage peut faire qu’il ne reste que des coups, c’est-à-dire un travail certes efficace au moins à court terme mais déshumanisé, sans fantaisie et sans slack (jeu organisationnel). Les moyens déterminant les fins, on s’éloigne de plus en plus d’une prise en compte du caractère essentiel de l’inutile (Walter Benjamin).

Tout ce qui est « important » doit être mesurable

La poussée utilitariste s’accompagne d’une poussée quantophrénique : tout ce qui est « important » doit être mesurable. Tant pis pour Albert Einstein qui affirmait en son temps que l’ensemble de ce qui compte ne peut pas être compté, et l’ensemble de ce qui peut être compté ne compte pas. Rien de surprenant car le romantisme des chiffres (Max Weber) nous aveugle, la polysémie du réel nous fait peur.

Nous finissons par oublier que pour décider, il faut comprendre. Pour comprendre il faut saisir le sens, le sens est toujours derrière les signes qui le manifestent. Calculer n’est pas comprendre. Dans un univers organisé comme l’est l’entreprise, le sens peut vite devenir insaisissable car la valeur supérieure de l’organisation n’est ni la vérité ni la justice mais la capacité à exécuter efficacement les ordres reçus (Bernard Charbonneau). Leopold Korh en a fait une illustration imagée dans son ouvrage, the breakdown of nations,  par cette fable : « le professeur allemand soumit à Satan un nouveau plan pour organiser l’Enfer. A quoi Satan répondit avec un rire à secouer les montagnes : « Organiser l’Enfer ? Mon cher Professeur, l’organisation, c’est ça l’Enfer ». En effet, au-delà d’un certain niveau d’organisation, il n’y a plus de différence entre le système et le chaos (Bernard Charbonneau). Nous pouvons l’expérimenter dans nos interactions ponctuelles avec certaines grandes entreprises ou tout simplement avec les services de l’état

La folie de l’hyperspécialisation et la fin du consensus


Plus l’organisation est importante, plus la demande de spécialisation est forte. Chaque individu est donc formé pour jouer sa partition, rien que sa partition au risque de perdre le sens du tout car la vraie connaissance, elle est synthétique et transcende les segmentations humaines du savoir. Charles Fourier disait qu’il fallait plus de 1000 hommes partiels (spécialistes) pour faire un homme ; presque plus de deux siècles plus tard, on peut raisonnablement penser, avec les développements des sciences de l’homme et des spécialités tous azimuts, qu’il en faudrait au moins 10000 pour faire un homme. Nous connaissons de plus en plus de choses et nous savons et comprenons de moins en moins les choses (André Gorz) car nous confondons souvent documentation et culture. Les entreprises soucieuses de leur l’efficacité continuent à privilégier la compétence au détriment d’une diversité (la capacité à voir le monde depuis des points de vue différents) alors que l’on sait cette dernière supérieure aux compétences au moins depuis les travaux de Scott Page.

L’autorité de la spécialisation

« L’autorité » de la spécialisation couplée à la légitimité par le grade ou le titre peut tuer à la source toute recherche de consensus : celui qui décide, c’est le chef, qu’importe sa légitimité réelle, du moment où il a le grade. L’entreprise peut donc faire revivre la hiérarchie platonicienne avec le risque que ceux qui sont en haut de l’échelle n’aient ni le supplément d’âme nécessaire ni la connaissance du terrain. La bêtise intelligente (Robert Musil) n’est jamais loin comme le démontre l’étude réalisée par les professeurs Andre Spicer (de la Cass Business School de l’;université City University de Londres) et Mats Alvesson (de l’université de Lund, en Suède) intitulée « A stupdity-Based Theory of Organizations ».

Dans cette étude, les auteurs montrent que la stupidité comme mode de gestion serait à l’origine de la crise financière de la City car il s’est développé une véritable culture organisationnelle de la bêtise basée sur la persuasion : « Quand les employés d’une entreprise posent peu de questions, ils ont tendance à mieux s’;entendre et à travailler plus efficacement. Cela leur rend la tâche plus facile : ils en profitent également ». Cette culture qui peut être efficace à court terme et en temps « normal » est destructrice à long terme ou lorsque l’entreprise traverse une crise et qu’elle a besoin de l’intelligence et du point de vue de chacun. La sagesse populaire dira deux avis valent mieux qu’un.

Le mythe de la solution et les professions incapacitantes

Comme toute industrie, l’entreprise a ses gourous. Comme tous les gourous, leurs prophéties et leurs expertises ne sont pas infaillibles. C’est vrai que les hommes préfèrent croire que de juger (Sénèque). Piochant dans des disciplines comme la physique, la biologie, les mathématiques, la psychologie…tout en décontextualisant ces connaissances, les gourous pallient le manque de temps ou de pensée en vendant clé en main des solutions. Ce mythe de la solution est très vivace (Bertrand de Jouvenel). Cependant, dans tout processus où l’acteur principal est l’homme, il est souvent illusoire de parler de solutions. Il faut un règlement, c’est-à-dire une réflexion idiosyncrasique et une « négociation » non pas la transposition d’une pratique ou d’une solution décontextualisée. Les groupements professionnels d’experts nécessitent et prennent appui sur ce mythe de la solution. En devenant des « connaisseurs professionnels », ces professionnels peuvent être incapacitants (Ivan Illich) en inhibant le bon sens et la prise en compte des vérités personnelles et de l’expérience de chacun. Dès lors, nous ne pouvons pas être surpris par le fait que des œuvres mortes ne puissent produire que des œuvres de mort (Bernard Charbonneau).

Le mythe de la liberté en entreprise

L’insignifiance n’ayant pas de limite, on associe désormais entreprise et liberté, nécessité et liberté. Mais on sait avec Schopenhauer que celui qui écrit pour des fous trouve de tout temps un public étendu.

Disons le, il n’y a pas d’entreprise libérée ou de liberté en entreprise mais des hommes libres. Dans l’entreprise dite libérée, la « liberté » du salarié reste un instrument au service de la performance de l’entreprise. L’objectif principal reste la rentabilité et la performance. La liberté des salariés est au mieux un moyen et non la finalité.
Dès lors, peut-on parler de « liberté » ? La « liberté » du salarié doit « produire » de la valeur, c’est à cette seule condition qu’elle est permise. On est donc bien loin de la liberté authentique qui ne demande aucune justification (Jacques Ellul).

La liberté est antinomique avec la nécessité. L’entreprise obéit à un principe fondamental qui est celui de l’optimisation des performances que Jean-François Lyotard définit comme « l’augmentation de l’output (informations ou modifications obtenues), diminution de l’input (énergie dépensée) pour les obtenir. Ce sont donc des jeux dont la pertinence n’est ni le vrai, ni le juste, ni le beau, etc., mais l’efficient: un « coup » technique est « bon » quand il fait mieux et/ou quand il dépense moins qu’un autre ». Il est donc clair que ces idées et concepts magiques ne pourront pas rendre à l’homme sa liberté authentique. Au contraire, ce type de discours porte même en soi un risque majeur : celui de décrédibiliser tout discours mobilisateur en entreprise.

L’illusion d’un management humanisé

En résumé, avec un management qui ignore bien souvent qu’il est déterminé par une économie se voulant science, avec le mythe des pratiques de management « neutres », avec des individus formés dès la petite enfance au conformisme béat et à la compétition, avec un utilitarisme mortifère et une quantophrénie presque pathologique, avec une mise en exergue des connaissances au détriment du savoir et d’une vision holistique d’un problème, avec la légitimé du grade sur le consensus intelligent, avec l’opportunisme des « connaisseurs professionnels » très souvent plus intéressés par leur statut que par la vérité, avec l’instrumentalisation de la liberté, sésame de choix pour toute propagande, il n’est pas étonnant que l’homme moderne ait perdu son âme au fur et à mesure que sa puissance ait atteint les sommets, et que son esprit se soit balkanisé (Paul Veyne). Tout a un prix, à commencer par la puissance, surtout la puissance. Le management est un outil de puissance.

On ne peut réformer l’absurde

Alors, humaniser le management ? Je pense qu’un tel projet est illusoire. Comme Denis de Rougemont, je crois qu’on ne peut réformer l’absurde. Ce qui important, c’est de savoir pourquoi il perdure et se perpétue. Pourquoi l’économie de la connaissance a-t-elle engendré une économie de l’ignorance, une ignorance de l’homme, une ignorance de la vie, une ignorance passive qui faisait dire à Claude Levi-strauss dans les dernières années de sa vie que nous vivions désormais sous un régime d’empoisonnement interne ?

Pourquoi en sommes nous rendus à prétendre « enseigner » l’éthique et l’esprit critique dans nos écoles comme s’ils étaient des connaissances décorrélées d’une vie d’homme au lieu de les faire vivre en chacun de nous de sa naissance à sa mort ? Pourquoi l’esprit de quantité (Bernard Ronze) qui « pénètre au cœur de l’homme, forge son univers, façonne son intelligence, modèle sa connaissance, fabrique les ressorts de son esprit au point de l’envoûter » a-t-il réussi son putsch sur l’homme ?

Il me semble que l’homme a été chassé de lui-même dans cette quête de puissance. Le prix payé est l’exclusion du singulier et de l’exception : pour l’esprit de quantité, la réalité est ce qui se répète (Bernard Ronze). L’homme n’est plus vu comme cet être singulier, infiniment variable et instable (Dante) mais comme unité de mesure. Cette brèche ouverte est devenue déterminante dans la façon d’appréhender le rapport de l’homme au monde ainsi que l’homme dans le monde, dans tous les domaines : économie, enseignement, politique…; Il s’agit donc moins d’humaniser le management (ce qui est vain) que d’aller à la source en ré-humaniser l’homme pour l’aider à rompre avec les travers de l’esprit de quantité.

Savoir ce qui nous contraint

Dans cette optique, le simple fait de savoir ce qui nous contraint est déjà un premier pas vers une libération. Nous ne nous tromperons pas lorsqu’on dit qu’il faut retrouver l’esprit perdu des lumières : Sapere Aude ! « Avoir le courage de se servir de son propre entendement ». Prométhée a été victime de son succès. Se voulant libre, il est désormais en situation de servitude volontaire.

Il vit par proxy, Riesman parlera d’homme extro-déterminé. L’expérience de la vie complète la connaissance scientifique, le savoir narratif est aussi indispensable que le savoir scientifique. Mettons les à profit dans notre vie au quotidien y compris en entreprise. Libérons-nous des fausses autorités en restant humble devant les faits et gardant notre fierté devant les croyances (George Bernard Shaw) car bien souvent l’adoration mène à l’obéissance. Au delà de l’humanisme verbal, il faut développer l’agir humain par la responsabilisation des individus. Permettre cette prise de responsabilité et assumer cette responsabilité nécessitent une formation de l’homme à l’homme.

Cela nécessite de passer de Michael Porter à la phronesis, de coupler l’enseignement des techniques avec les méfaits de la pléonexie, d’insuffler la parresia à la place de la propagande de prestige du chef. Nous devons apprendre l’histoire car non seulement la continuité est un droit de l’homme (Dupont White) et que la vie ne se comprend que par un retour en arrière même si on ne la vit qu’en avant (Kierkegaard). C’est peut être ainsi que nous pourrons tous répondre à la question : les moyens doivent-ils justifier les fins ? Car, aujourd’hui, nous le savons, la révolte est impuissante, la révolution est impossible, la science n’enrichit que la technique jamais la morale ni l’ethique.

Ibrahima FALL est entrepreneur, fondateur de la ConsulTech Experdeus et docteur en management