Face aux dérives de certains cabinets de conseil en management, on voit fleurir, ici et là, des appels à la responsabilité. Certains cabinets, la main sur le cœur, promettent un conseil en management « responsable ». Je pense pour ma part qu’être un consultant responsable, c’est lutter sans faille contre ce que l’on pourrait appeler « l’esprit Bedaux » du nom d’un des personnages les plus importants de l’histoire du conseil en management, Charles Bedaux. L’esprit Bedaux est au consultant en management ce que l’esprit de l’alchimiste est au chimiste (Bachelard). Tout comme l’alchimiste qui cherchait la pierre philosophale ou le Grand œuvre, c’est-à-dire un moyen d’opérer la transmutation des métaux, un consultant en management habité par l’esprit Bedaux considérera la révolution dans l’orde des mots comme une révolution dans l’ordre des choses (Bourdieu) du moment où son interêt financier est garanti, quel que soit le prix social et sociétal à payer.
Lutter contre l’esprit Bedaux lorsqu’on est pris en tenaille entre le chiffre d’affaires et les affaires de la cité, ce n’est pas le chemin qui est difficile mais le difficile qui est le chemin pour reprendre la fameuse expression de Søren Kierkegaard.
Qui est Charles Bedaux ?
Charles Bedaux, né le 10 octobre 1886 à Charenton-le-Pont et mort le 18 février 1944 à Miami, est un personnage fondamental et central dans l’histoire du conseil en management. L’homme qui disposait seulement du certificat d’études élémentaires, dirigea dans l’Entre-deux-guerres le premier cabinet international de conseil en organisation et en management dans le monde (bien avant l’internationalisation des cabinets américains). Son cabinet (Charles Bedaux company et sa structure juridique pour l’international) est présent dans 22 pays dès 1935. Lorsque le cabinet MCKinsey fut créé en 1926, le cabinet de Bedaux était déjà présent en Grande Bretagne. Ses clients furent les grandes entreprises de l’époque : General electric, Dupont de Nemours, Goodrich, Kodak, Fiat etc…
Le conseil en management a permis à cet ancien petit voyou de Montmartre, à partir de Cleveland, de devenir un personnage clé du management des entreprises. Dans le monde du travail des années 20, « il ne se passe pas de jours qu’on n’entende son nom dans les usines : protestation d’un atelier parce que : « … ils veulent qu’on atteigne les 80 bedaux dans l’heure… »» nous dit Guy Lajoinie, en 1961, dans un article de la revue « sociologie du travail ». Selon Yves Levant et Olivier de La Villarmois, professeurs de contrôle de gestion, la méthode Bedaux est « un hybride des pratiques tayloriennes et des idées de Harrington Emerson ». Conseiller de Ford, il est considéré comme « le successeur de Taylor qui a eu le plus de succès ».
Son ascension rapide (5e personne la plus riche des Etats-unis) et sa chute retentissante occuperont les journaux de l’époque.
Qu’est-ce que l’esprit Bedaux ?
1. L’innovation managériale faussement scientifique pour les intérêts d’une seule partie prenante à l’action collective : comme le montrent Yves Levant et Marc Nikitin, le système Bedaux « repose sur le fait que le travail humain doit être mesuré en termes d’effort et de fatigue. C E Bedaux prétendait avoir découvert une relation scientifique permettant de connaître la fatigue produite par un effort donné et donc le temps de récupération nécessaire. Ceci aurait permis de connaître le rythme optimum de travail tel que ce dernier puisse être poursuivi. Ainsi Bedaux prétendait qu’il pouvait exprimer le temps standard de toute activité en « points Bedaux », ou unités « B» ». Ce système qui a fait la fortune de Bedaux fut avec le temps décrié par les syndicats américains et même par les dignitaires nazis car considéré comme le « système le plus inhumain qui eut jamais existé ». Traqué et menacé par les syndicats, Bedaux laissa ses activités américaines derrière lui pour « fuir » en Europe.
2. Le discours faussement humanisme qui cache une stratégie commerciale bien rodée : l’argumentaire commercial de Bedaux pour vendre aux grands patrons son « système » reposait sur l’exaltation de la nécessité d’améliorer les conditions de vie des salariés (il parlait déjà de la nécessité de prendre en compte le bien-être de l’ouvrier) et par voie de conséquence de permettre aux patrons d’exercer leurs missions sociales. Bedaux avait très tôt compris la nécessité de mettre en exergue « la responsabilité sociale » de l’entreprise comme le montre sa rencontre avec le multi-millionnaire américain Scrooge que relate le magazine hebdomadaire « Nuit et jour » daté du 29 novembre 1945:
« Monsieur, commence Bedaux, le système que j’ai mis au point est un système qui vous permettra d’améliorer les conditions de vie de votre personnel. L’industriel coupe court.
–Cela m’est parfaitement égal, Monsieur, je suis un homme d’affaires. Je me moque éperdument de l’aspect social des questions industrielles. Une seule chose m’intéresse : le profit.
–un grand capitaliste, c’est d’abord un grand bienfaiteur, répond Bedaux. Et il enfourche son dada habituel. Un milliardaire est un homme investi d’une mission sacrée. Son rôle dans la société est d’améliorer le sort de l’homme en s’améliorant lui-même. Il participe ainsi à l’œuvre nationale. Car, en relevant le niveau de chacun, il relève le niveau de vie de sa communauté. Le système Bedaux lui permettra d’accomplir sa mission ». Le marché fut conclu.
3. Le pragmatisme sans s’embarrasser de la prise en compte de la fin et des moyens : en disgrâce aux États-Unis, Bedaux, pour faire des affaires en Allemagne, n’a pas hésité à pactiser avec des hauts dignitaires nazis et à rencontrer personnellement Hitler. Il sera ainsi l’organisateur de la visite du couple Windsor en Allemagne. Aucune limite donc à son opportunisme mais cet homme complexe, loin s’en faut, parallèlement, sauva des juifs et leurs biens. Avant sa collaboration avec Vichy lorsque ses fonds ont été gelés aux Pays-Bas, en 1939, Raoul Dautry le chargeait de réorganiser l’industrie de l’armement, ce qu’il fit avec succès. Il fut d’ailleurs un récipiendaire de la légion d’honneur. À noter qu’il a payé de sa poche la reconstruction d’un quartier de Tours détruit par les bombardements et a accueilli l’ambassade américaine dans son château près de Tours, le fameux château de Condé pour qu’elle s’y replie de juin à septembre 1940.
L’esprit Bedaux comme l’expression de « intelligence des salauds«
L’esprit Bedaux, c’est donc l’esprit du pragmatique forcené, éclairé par ses seuls intérêts financiers à court terme, c’est la fameuse intelligence des salauds dont parlait Bergson. C’est l’esprit qui hante tout consultant (en management), nonobstant les engagements humanistes pris, continue de privilégier son chiffre d’affaires sur les valeurs sociales et morales qu’il promeut. C’est celui qui, malgré les discours, n’est pas prêt à payer le prix nécessaire pour incarner concrètement ses engagements pour une performance durable et productrice de santé. C’est le consultant en « management » dans le sens littéral du mot c’est à dire qu’il exerce son métier pour le compte des « managers » et des dirigeants sans véritablement prendre en compte les intérêts psychologiques et sociales des « salariés » même si dans le discours, il arguera toujours mettre le bien-être des salariés au centre de ses préoccupations. C’est celui, enfin, qui promeut un scientisme managérial axé sur des intérêts catégoriels, en l’occurrence, ceux des seuls donneurs d’ordres.
La responsabilité du conseil en management ne peut donc pas être jugée au niveau sectoriel par le truchement de beaux discours sur la responsabilité car elle ne s’exerce que dans le réel du travail et de la vie et interroge le positionnement de tout consultant par rapport à ce que Jacques Ellul appelait « l’éthique de la non puissance ». L’éthique de la non puissance n’est pas une éthique de l’impuissance (incapacité de faire) mais le fait d’être « capable de faire » (exemple, dans le cadre du conseil: être capable de vendre une certaine prestation) mais décider, pour des raisons éthiques, sociales, sociétales de ne pas le faire. Ainsi pour être rigoureux, on peut dire qu’aucune responsabilité institutionnelle du conseil en management dans son ensemble n’est possible, seuls les consultants en management pris donc individuellement, au contact du réel, peuvent être responsables ou non. La liberté comme la responsabilité ne sont jamais dans les choses, dans les mots mais dans les femmes et les hommes et il y a toujours un prix à payer.
Bedaux, en son temps, n’a visiblement pas accepté de payer le prix. Arrêté en Afrique du Nord car soupçonné d’espionnage au profit des nazis, il est extradé aux Etats-unis et est retrouvé « suicidé » dans sa cellule à Miami en février 1944. Une avenue porta son nom à Tours jusqu’en 2018 avant d’être débaptisée. Il existe toujours un mont Bedaux et un passage de rivière Bedaux dans le nord de la Colombie-Britannique, vestiges de la croisière blanche qu’il effectuera au canada avec l’aide logistique d’André Citroen pour les véhicules.
Pour Thierry Lentz, l’auteur d’un important ouvrage « Bedaux le magnifique », Charles Bedaux ne fut pas pas un adepte de l’idéologie nazie comme en attesterait, plusieurs années après sa mort, son dossier criminel conservé par le FBI. Il a, en tout cas, au moins été victime….de l’esprit Bedaux.
Références :
Thierry Lentz, Charles Bedaux le magnifique, Paris, Perrin, 2024.
https://www.persee.fr/doc/sotra_0038-0296_1961_num_3_2_1054
https://shs.cairn.info/les-grands-auteurs-en-controle-de-gestion-2e-ed–9782376874768-pag e-155?lang=fr
https://www.lanouvellerepublique.fr/tours/une-avenue-au-nom-d-un-proche-des-nazis
https://www.eyrolles.com/Entreprise/Livre/charles-eugene-bedaux-9782847696233/
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k11792069/f8.item.r=Bedaux%20nuit%20et%20jour
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k11792069/f12.item.r=Bedaux%20nuit%20et%20jour
Podcast avec Thierry Lentz (rtbf) https://auvio.rtbf.be/media/un-jour-dans-l-histoire-un-jour-dans-l-histoire-3210427