Plaidoyer pour l’invention d’un management « politique », d’un management « situé », qui permette de ne pas perdre le « sens des ensembles » et de l’action collective. Le Monde daté du 21-22 juin
L’Infantilisation Des Collaborateurs Est-Elle Consubstantielle Au Management ?
Article publié Forbes https://www.forbes.fr/management/linfantilisation-des-collaborateurs-est-elle-consubstantielle-au-management/
Mode de gouvernement de l’action collective, le management est teinté d’une rationalité instrumentale qui génère une puissance d’agir. Cette puissance d’agir, fruit d’un management très souvent réduit à sa plus petite expression, minimisation des coûts et maximisations des bénéfices, repose sur la « transformation » en « ressources » de tout ce qui peut l’être à commencer par les individus.
La fiction des « ressources humaines » s’exprime sur le plan opérationnel, à défaut d’une chosification, d’une infantilisation croissante des individus malgré les vœux pieux de responsabilisation des salariés issus des nouvelles théories du management.
Cette infantilisation s’est construite sur le mythe de l’action « efficace » qui reposerait sur le quadrillage du vécu et du champ des possibles du collaborateur de façon à ne laisser que peu de place à l’autonomie dans le comportement, dans la décision, dans les choix structurants son rapport au travail et donc aux autres. Ce quadrillage s’exerce au travers de trois types de dispositifs (Marie-Anne Dujarier): des dispositifs de “finalités” qui définissent ce qu’il faut atteindre par le travail (nombre de produits à fabriquer, nombre de dossiers à traiter…); des dispositifs de “procédés” qui définissent les processus et les procédures à respecter ; des dispositifs d’enrôlement qui comprennent les messages et les discours pour accompagner les deux premiers dispositifs afin de les faire désirer, accepter par les collaborateurs. On peut dire avec Giorgio Agamben, que le collaborateur ainsi “pris en charge”, est un « être qui obéit sans cesse dans le geste même par lequel il donne un commandement ».
Cette infantilisation de fait est une des causes du mal-être au travail et du désengagement des collaborateurs. En effet, l’infantilisation dépossède les collaborateurs d’eux-mêmes et les maintient dans un stade néoténique en complet décalage avec leur statut et leur rôle de citoyen ou de parents responsables dans la cité c’est-à-dire partout ailleurs. Cela reste une étrangeté même sur le plan juridique. En effet, même si les salariés acceptent un lien de subordination par le contrat de travail, l’article L 1121-1 du code du travail stipule que « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ».
Enfin, cette infantilisation est en contradiction avec des dizaines d’années de production intellectuelle sur le travail réellement humain dans les sciences sociales.
Dans les lignes qui suivent, nous illustrerons notre propos par l’analyse de trois aspects de cette infantilisation : l’infantilisation par le chef, l’infantilisation par la procédure (procédure vs activité déontique), l’infantilisation par les dispositifs de contrôle et de sanction. Nous expliquerons pourquoi cette philosophie gestionnaire n’est pas un fatum mais un construit social dépassable.
L’infantilisation par le « chef » :
Celui qui décide, c’est le chef, qu’importe sa légitimité réelle, du moment où il a le grade. Les collaborateurs sont tenus d’exécuter les décisions prises mêmes s’ils pensent qu’elles ne se sont pas pertinentes ou faisables en l’état. Une des conséquences d’une telle philosophie de l’action, c’est l’acrasie c’est-à-dire savoir la bonne conduite à tenir mais agir néanmoins différemment avec tous les troubles psychiques que cela peut induire.
L’infantilisation par le chef découle d’une conception platonicienne de la hiérarchie avec le risque que ceux qui sont en haut de l’échelle n’aient ni le supplément d’âme nécessaire ni la connaissance du terrain tout en niant tout apport complémentaire de savoirs dans la prise de décision. La bêtise intelligente (Robert Musil) n’est donc jamais loin.
En effet, comme le précise Christophe Dejours éminent professeur au Cnam, psychiatre et psychologue du travail, rechercher le consensus ce n’est pas optionnel, c’est le fondement même du travail collectif : « de la même manière que la subversion des procédures et des règles imposées est au cœur de l’intelligence individuelle au travail, la coopération se distingue de la coordination prescrite en cela qu’elle repose sur des règles de travail construites, par ceux qui travaillent ensemble, pour subvertir l’organisation prescrite du travail. La coopération est le fruit d’une lutte contre la coordination. Cette lutte ne vise pas à la destruction de la coordination mais à l’ajuster afin de la rendre plus compatible avec les difficultés imprévues que fait surgir le réel du travail ». Ainsi, un chef a donc pour rôle premier non pas de décider mais de favoriser l’existence d’espaces de délibérations c’est-à-dire de permettre les conditions d’émergence d’une coopération autour des critères du travail bien fait, coopération qui promeut l’initiative et la responsabilisation des travailleurs. Le chef a donc essentiellement un rôle de soutien et d’arbitre assis sur une légitimité qui n’a rien à avoir avec un quelconque pouvoir de coercition mais qui se fonde sur une autorité liée à la compétence et à la loyauté envers ses collaborateurs.
L’infantilisation par la procédure (procédure vs activité déontique) :
Les entreprises, pour optimiser la qualité des produits mais aussi pour minimiser les coûts, ont mis en œuvre des systèmes de contrôle et de coordination massifs et extrêmement procéduraux. Toute activité doit être corsetée par une salve de procédures les unes encapsulées aux autres pour donner un sentiment de contrôle, de maîtrise d’une trajectoire qui n’a cessé de se complexifier. Le postulat d’une telle conception de l’action collective, c’est un travail qui ne serait qu’une séquence d’opérations et donc, de fait, réduit à son résultat visible : la tâche. L’exécution de la tâche est réglée par les procédures.
La confiance est dès lors déplacée en dehors du travail, dans des procédures au détriment d’une confiance forgée dans les rapports de travail. Ce déplacement de la confiance est une des expressions de l’infantilisation des collaborateurs ; d’ailleurs, le champ de l’interdit s’accroit au fur et à mesure que les collaborateurs transgressent les « règles ».
Une telle conception du travail est en totale décalage avec le travail réel car elle suppose que le travail prescrit soit indéniablement aligné avec le travail réalisé. L’ergonomie nous apprend le contraire. En effet, les règles doivent toujours être traduites sur le terrain afin de « bénéficier de la contribution active et renouvelée de ceux qui travaillent ensemble » (Christophe Dejours). Ce que l’on appelle « activité déontique ». L’activité déontique permet d’instituer la confiance in situ, dans les rapports de travail car « la confiance et responsabilité ne sont donc pas envisagées comme des qualités psychologiques intrinsèques, mais résultent de l’activité délibérative sur le réel du travail » (Christophe Dejours). L’activité déontique permet donc aux collaborateurs de jouer pleinement leurs rôles, non pas comme ressources mais comme partenaires actifs dans le travail et reconnus comme tels. L’activité déontique n’est pas une option, elle est fondamentale pour assurer un travail de qualité, en confiance quel que soit le niveau de sophistication des prescriptions et des règles.
L’infantilisation par l’entretien individuel comme dispositif de contrôle et de sanction
L’entretien individuel est devenu un des moments clés de la vie de l’entreprise mais aussi un des moments où s’exprime le plus l’infantilisation des collaborateurs. Les collaborateurs sont sonnés d’expliquer et/ou de s’expliquer sur leur performance « individuelle ». Une telle conception du travail présente plusieurs limites.
En effet, cela suppose que le chef, en surplomb soit détenteur d’une vérité objective sur le travail comme le serait un instituteur devant ses ouailles. C’est complètement méconnaitre ce qu’est le travail. En effet, « les travailleurs sont conduits à faire des écarts ou des infractions… pour bien faire. En d’autres termes, si les prescriptions étaient respectées à la lettre, comme dans la grève du zèle, aucune production ne serait possible. A contrario, la créativité, la coopération, ou encore la confiance ne peuvent être prescrites que comme des objectifs à atteindre, et non comme des protocoles ou des modes opératoires explicites et formalisés. Pour parvenir à l’exécution de la tâche assignée, il est donc nécessaire pour le travailleur de faire preuve d’ingéniosité, d’initiatives et d’inventivité » (Christophe Dejours). Vous comprenez aisément que la sanction d’un collaborateur qui se baserait uniquement sur la partie émergée de ses réalisations serait paradoxalement décorrélée de la « vraie vie ». L’essentiel du travail étant invisible, toute mesure du travail est par essence fausse d’où l’importance de la parole pour matérialiser l’invisible, le non mesurable, avec toutes les limites que cela implique.
En outre, la rhétorique de la responsabilisation et « l’égalité » de tous les collaborateurs au travers des objectifs individuels dans le cadre de l’entretien individuel représente ce que Mispelblom Beyer appelle « le côté jardin » des outils de gestion. Ce côté jardin cache le « côté cour » c’est-à-dire, en ce qui concerne les entretiens individuels, l’enrôlement cognitif et le dispositif de domination qui « exclut toute possibilité de tractations, de compromis et d’échappatoires » (Arnaud Daugnaix). En effet, lors d’un entretien individuel, l’écoute est rarement une « écoute risquée » c’est à dire capable de transformer l’instrument de mesure et celui qui mesure. Enfin, l’entretien individuel pour justifier l’atteinte des objectifs individuels présuppose que la création de richesse individuelle soit possible alors que la coproduction et le travail collectif sont devenus les normes dans un environnement et des activités de plus en plus complexes. Mesurer la participation effective d’un individu à la création de richesse de l’organisation révèle de la pensée magique.
Pour conclure, nous faisons nôtre la célèbre phrase d’Antonin Artaud : « on ne peut accepter la vie qu’à la condition d’être grand, de se sentir à l’origine des phénomènes, tout au moins d’un certain nombre d’entre eux. Sans puissance d’expansion, sans une certaine domination sur les choses, la vie est indéfendable ».
En effet, sans puissance d’expansion, nous sommes des enfants à défaut d’être des choses. L’homme efficace au travail, ce n’est pas”l’homo dispositivus” (Marie-Anne Dujarier) qui exécute simplement une suite d’opérations, ce qui sied parfaitement à la machine ; c’est l’homme dont le travail déborde son simple rôle productif car c’est ce trop-plein qui crée non seulement le désir source de tout effort durable (Simone Weil, la philosophe) mais qui donne du sens au travail qu’il effectue.
Les illustrations ci-dessus nous montrent que l’infantilisation des collaborateurs n’est pas consubstantielle au management mais à un certain management solutionniste (c’est-à-dire un management recherchant en toute chose la méthode absolument la plus efficace à court terme) qui méconnait ce qu’est le travail réel et ce que mue réellement les hommes. Les méthodes impliquant des métaphysiques (Albert Camus), la métaphysique de la machine n’a jamais été dépassée dans les entreprises. Elle est restée présente en filigrane dans l’essentiel des actes de gestion. Partir de ce qu’est véritablement le travail c’est-à-dire une exigence sur une existence et le lieu où s’articulent le mental et le social, l’homme dans sa singularité et le collectif dans sa diversité, permet de transformer la place des collaborateurs dans l’organisation du travail.
Sur un plan pratique, rompre avec l’infantilisation des collaborateurs nécessite de rompre avec la conception technique voire technicisée de l’action collective. Cela nécessite de passer de la conformation à la « dispute professionnelle » (Yves Clot).
En effet, la dispute professionnelle, ce n’est pas la confrontation, c’est « l’organisation réglée et l’instruction d’un dossier technique dans lesquelles les points de vue divergent et sur lesquels il faut argumenter pour convaincre. Cela peut porter sur des risques pris dans le travail, des choix techniques décisifs en matière de santé ou de qualité du travail, etc. » (Yves Clot). La dispute professionnelle permet de saisir la complexité en pensant le travail au plus près des travailleurs et donc de promouvoir leur pouvoir d’agir. En effet, la procédure est inapte à saisir la complexité dans sa signification et dans son émergence car elle est par essence fuyante, seule la coopération par la dispute professionnelle permet d’apporter une réponse adéquate aux situations de travail en tenant en compte les contraintes multiples pour trouver des « solutions non pas optimales, mais satisfaisantes » au sens d’Herbert Simon.
Instituer les disputes professionnelles nécessite de repenser les structures de l’organisation, ses rites mais aussi ses mythes. C’est une redistribution des cartes, donc des pouvoirs et des positions de pouvoir dans l’entreprise.
Dans un management solutionniste où le pouvoir est aussi une domination symbolique y compris par le langage, sommes-nous prêts à voir l’autre tel qu’il est, c’est-à-dire un adulte ? Ce n’est pas une fatalité si des citoyens, pères et mères de famille avec toutes les responsabilités qui s’y rattachent à l’extérieur de l’entreprise soient souvent minorés dans leur pouvoir d’agir dans l’entreprise. C’est une incongruité qui perdure, un frein au travail réellement humain, un repoussoir absolu à l’engagement et à l’efficacité à long terme. « Ce qui abaisse l’intelligence dégrade tout l’homme » disait Simone Weil, ce qui dégrade l’homme, dégrade l’entreprise comme institution et ainsi dire toute la société.
Coronavirus : Manifestation D’Une Crise Systémique Du Management ?
Article publié dans Forbes https://www.forbes.fr/management/coronavirus-manifestation-dune-crise-systemique-du-management/
La crise du Coronavirus est bien sûr multicausale. Elle est certes une crise sanitaire, mais c’est aussi une crise du jugement, une crise de la compréhension qui frappe presque tous les pans de notre existence.
Une telle crise du jugement a pour soubassement cette propension de l’homme moderne à rechercher en toute chose la méthode la plus absolument efficace. Comme le notait Jacques Ellul, « le progrès technique n’est plus conditionné que par le calcul de l’efficience… l’individu participe dans la mesure où il refoule toutes les tendances actuellement considérées comme secondaires, de l’esthétique, de l’éthique ou de la fantaisie ». Dès lors, dans un système économique dans lequel presque toutes les activités humaines sont réduites à leur seule dimension d’utilité économique, ce nouvel esprit de l’action humaine se cristallise autour de la notion de management qui en est le bras armé.
Souvent perçu comme neutre voire scientifique, le management ne l’est pas. Il est porteur, comme tout outil, d’une philosophie gestionnaire, certains diront d’une idéologie gestionnaire dont la rationalité instrumentale est la boussole. Manager, c’est minimiser les coûts, maximiser les bénéfices : il s’agit « d’augmenter les outputs (informations ou modifications obtenues), et de diminuer les inputs (énergie dépensée). Ce sont donc des jeux dont la pertinence n’est ni le vrai, ni le juste, ni le beau, etc., mais l’efficient : un “coup” technique est “bon” quand il fait mieux et/ou quand il dépense moins qu’un autre » (Jean-François Lyotard). Le management est indispensable, mais comprendre ses limites, c’est lui donner tout son sens. Le romantisme des chiffres et l’utilitarisme forcené lui ont fait perdre son rôle premier, celui de cultiver la responsabilité chez les autres (Barnard).
La crise du coronavirus donne une autre perspective dans le temps long d’un management corseté par le chiffre et l’efficacité, affranchi du sens commun et de toute éthique de responsabilité. Comme toute crise, la crise du coronavirus « fait tomber les masques et efface les préjugés » (Hannah Arendt) mais aussi les réponses courantes, et elle oblige à « revenir aux questions » grâce à cette « expérience de la réalité ».
L’analyse des conditions de possibilités de la crise sanitaire mondiale que représente le coronavirus met en exergue ce régime d’empoisonnement interne dont parlait Claude Levi Strauss et, qui aujourd’hui plus que jamais, saute aux yeux. Nous nous limiterons ici volontairement à l’analyse de la convergence de juste trois inducteurs de la crise que sont le management de la biodiversité, le management hospitalier et le management de la recherche.
De la préservation de la biodiversité au management de la biodiversité
La préservation de la biodiversité est une barrière naturelle contre la propagation des virus. La prise de conscience de l’importance de sauvegarder la biodiversité est portée par les autorités publiques. Le passage en revue de la liste des organisations/entreprises lauréates de la Stratégie nationale pour la biodiversité (SNB), qui est la concrétisation de l’engagement français au titre de la convention sur la diversité biologique, met en exergue au moins deux types d’acteurs : des acteurs qui œuvrent pour plus de pédagogie envers les citoyens (sensibilisation du grand public aux enjeux de biodiversité) et des acteurs, notamment des entreprises, qui promeuvent un « management » de la biodiversité, une biodiversité qui doit être au service de l’entreprise et non l’inverse. Il est à noter que manager, ce n’est pas préserver. Manager la biodiversité, c’est arbitrer entre les intérêts économiques et les intérêts de la nature. Dès lors, tout point « d’équilibre » trouvé ne serait qu’une remise en cause des intérêts de la nature et des générations futures.
Une remise en cause même « modérée » des intérêts de la nature n’en demeure pas moins une remise en cause. En matière de biodiversité, minimiser les coûts et maximiser les bénéfices, c’est agir contre la biodiversité dans un contexte dans lequel l’effondrement du vivant menace cette biodiversité. Cet effondrement de la biodiversité a des conséquences sur la propagation des virus. Comme le note Bruno Canard, spécialiste de la réplication virale des virus et directeur de recherche CNRS, « l’anthropisation globale du monde favorise l’émergence de virus qui étaient jusqu’à présent cachés chez les animaux et étaient maintenus dans leurs habitats naturels par une biodiversité importante.
Plusieurs études ont d’ailleurs démontré que la biodiversité est le meilleur rempart contre les émergences virales. Les coronavirus responsables des épidémies de SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère), du MERS (Middle East Respiratory Syndrom) et du SARS-CoV-2 proviennent de virus issus du monde animal qui ont franchi la barrière inter-espèces ». Après la crise du coronavirus, doit-on continuer à « manager » la biodiversité ou tout simplement la préserver quel que soit le prix ? C’est une question éthique qui engage la vie de toute nation.
De la science au management de la recherche
En sciences, notamment en sciences du vivant, la sérendipité fait souvent son œuvre. Par exemple, comme le montrent René Bimbot et Isabelle Martelly, « en étudiant les levures, les embryons d’oursin ou d’amphibiens, il a été possible de comprendre les processus régulateurs du cycle cellulaire et la façon dont ces mécanismes sont pervertis dans les cancers. La découverte des oncogènes initiée grâce aux travaux de Rous au début du XXe siècle chez les oiseaux a permis d’identifier des protéines dont l’activité mal contrôlée par la cellule peut générer un cancer. Beaucoup de ces protéines ont une activité enzymatique particulière appelée kinase. C’est à partir de ce type de découvertes qu’émergent actuellement des molécules anticancéreuses « intelligentes » capables de bloquer spécifiquement l’activité de kinases et d’arrêter la prolifération des cellules tumorales de façon plus ciblée que par la chirurgie, la chimiothérapie ou la radiothérapie ».
La recherche fondamentale, recherche au long cours, est donc précieuse pour l’avancée de la médecine. Sa seule tare, c’est le temps long et un retour sur investissement économique hasardeux ou du moins imprévisible. Le dispositif actuel de management de la recherche basé sur la compétition entre chercheurs favorise le financement de projets aux retombées économiques « quasi » mesurables en amont au détriment de la recherche fondamentale aux implications opérationnelles difficilement modélisables. La logique managériale à l’œuvre dans les appels à projets implique de fait une mise au ban de la recherche fondamentale. Cependant, comme le précise Michel Crozier, concernant le système « recherche fondamentale », « recherche appliquée », « développement » et « innovation », gagner dans le court terme peut aboutir, en fin de chaîne, à perdre à plus long terme sur l’ensemble de la chaîne.
La crise sanitaire entraînée par le coronavirus en est l’illustration. Notre désarmement dû au manque de soutien à la recherche fondamentale sur les virus se paie lorsque la crise éclate. La prise en charge est plus longue et les dégâts plus importants. L’anticipation par la recherche fondamentale n’est donc pas une option, c’est une assurance vie pour les milliers de personnes qui seraient impactées par un virus peu maîtrisé. Comme le note Bruno Canard, la recherche sur les coronavirus a été sous-dotée : « ce domaine a pâti de la crise financière de 2008 qui a conduit les États à rediriger leurs soutiens économiques vers d’autres pans de la société, et des politiques de recherche, dont la réforme du crédit impôt recherche la même année, qui ont réduit les budgets alloués à la recherche fondamentale ». Au sous-financement de la recherche fondamentale, il faut ajouter l’éclosion d’un modèle de gestion de la recherche qui ne se fonde plus sur la rivalité entre chercheurs, moteur du dépassement de soi, mais sur la compétition entre les chercheurs.
C’est dans ce contexte qu’il faut lire la désormais célèbre phrase d’Antoine Petit, directeur général du CNRS parlant de la Loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR):« Il faut une loi ambitieuse, inégalitaire – oui, inégalitaire -, une loi vertueuse et darwinienne, qui encourage les scientifiques, équipes, laboratoires, établissements les plus performants à l’échelle internationale, une loi qui mobilise les énergies ». Le management de la recherche doit faire éclore une recherche efficace c’est-à-dire avec un ROI connu tout en ostracisant désormais les recherches originales, donc in fine la recherche fondamentale.
De l’hôpital au management hospitalier
Les contraintes financières externes auxquelles les hôpitaux doivent faire face ont pour conséquences en interne, la managérialisation des pratiques professionnelles. L’implantation de ce modèle managérial se fonde sur « le déploiement d’une organisation fondée sur la rationalisation du travail dans les services et les unités de soins, la modernisation de l’hôpital public semble également participer à l’enracinement des principes d’efficience au cœur de la division du travail hospitalier. Cette mise en gestion de l’activité, consacrée par « l’offre de soins », s’exprime à travers l’avènement du management hospitalier qui incite les personnels de santé à revoir leurs pratiques pour « contribuer à la régulation par la qualité et l’efficience » (Thomas Denise). L’institution est sommée d’être efficace pour minimiser les coûts et gérer sa patientèle. Jean de Kervasdoué, économiste de la santé fut un des principaux promoteurs de cette pensée : « on oppose, à tort, la qualité à toute évaluation quantitative. Certes, tout ne se mesure pas simplement, mais les entreprises du secteur industriel ont mis au point des mesures quantitatives de la satisfaction de leurs clients, des taux de défauts dans la fabrication des composants, des taux d’erreur dans les factures etc. La qualité se mesure aussi.
C’est l’objectif zéro défaut » des cercles de qualité ». L’hôpital serait donc assimilable à une entreprise comme une autre. Il est donc normal d’y pratiquer les mêmes méthodes. S’il est évident qu’il faut veiller à la bonne utilisation des deniers publics, le soin ne peut être assimilé à une activité industrielle. Ce qui est efficace dans le soin est rarement visible donc gérable : que vaut le sourire d’un schizophrène ? Car « travailler 10 ans pour obtenir le sourire d’un schizophrène, ce n’est pas rien… un sourire est parfois plus efficace qu’une longue chaîne d’évaluations scientifiques « (Jean Oury). Le management n’ayant aucune portée sur l’invisible car non mesurable, un conflit de valeurs sépare les gestionnaires des soignants. La vision comptable est donc toujours en décalage avec la vision des soignants. Les décisions de rationalisation des hôpitaux prises dans une logique comptable et financière excluent toute prise en compte du slack organisationnel nécessaire au soin et à la pratique médicale dans son ensemble. Il n’est donc pas étonnant qu’une crise comme celle du coronavirus fasse émerger à la surface les hérésies gestionnaires des tenants du management hospitalier : manque de lits dans les hôpitaux publics qui sont en première ligne dans la gestion de la crise : l’hôpital a perdu 5,3 % de ses lits depuis 2013 selon les statistiques du ministère de la Santé (les établissements publics en ont perdu 13 631) ; Concomitamment, les cliniques à but lucratif créaient des lits de jour…
“A chaque crise, c’est un pan du monde, quelque chose de commun à tous, qui s’écroule. Comme une baguette magique, la faillite du sens commun indique où s’est produit un tel effondrement” (Hannah Arendt). L’analyse de la mise sous management de ces objets de nature différente que sont la biodiversité, la recherche, les hôpitaux (la liste pourrait être plus longue) illustre, dans le temps long, la manière dont des externalités issues de différents inducteurs concourent à une crise systémique. Ce management qu’on peut qualifier de management solutionniste (la vie ne serait qu’une recherche de solutions efficaces et mesurables au détriment du sens commun), a comme conséquence l’expulsion du bon sens, du doute ainsi que de l’homme dans toute finalité. La managérialisation de l’industrie par exemple a fait perdre de vue qu’un état souverain ne pouvait pas déléguer à un autre pays à l’autre bout de la planète par l’intermédiaire d’une entreprise, la fabrication de médicaments de base nécessaires à la santé de ses citoyens. En effet, pour manager efficacement leurs activités, les entreprises de médicaments ont délocalisé dans les années 80 leurs usines en Asie pour garder sur le territoire les activités de recherche et développement. Aujourd’hui, 90% de la pénicilline, actif qui permet de fabriquer les antibiotiques, est produite en Chine, l’aspirine n’est plus produit en France (la dernière usine a fermé en 2008) ; la moitié de la production d’antalgique «ibuprofène » commercialisée sous différentes marques Advil ou Nurofen est produite en Chine. De tels choix sont efficaces en termes de management des activités (minimisation des coûts et maximisation des bénéfices) mais à quel prix ?
Dans le contexte du Coronavirus, ce prix est en vies humaines. Cette aberration managériale nous saute aujourd’hui aux yeux. D’ailleurs le président Macron lors d’un récent discours à la nation a questionné cet état de fait : « Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie au fond, à d’autres, est une folie …Nous devons en reprendre le contrôle, construire plus encore que nous ne le faisons déjà une France, une Europe souveraine, une France et une Europe qui tiennent fermement leur destin en main ». Ce constat, beaucoup de personnes peuvent désormais le partager mais la mise en œuvre ne sera pas chose aisée. La recherche en toute chose de la méthode absolument la plus efficace portée par l’esprit de quantité (Bernard Ronze) qui « pénètre au cœur de l’homme, forge son univers, façonne son intelligence, modèle sa connaissance, fabrique les ressorts de son esprit au point de l’envoûter » définit désormais toute grammaire de l’action.
La remise en question de la managérialisation du monde sous la forme d’un management hémiplégique faisant fi de l’incalculable et du caractère essentiel de l’inutile (Walter Benjamin), comme « comme style général de pensée, d’analyse et d’imagination » (Foucault) ne passera pas par la mise en œuvre d’une solution « efficace » car ce n’est pas un problème technique à résoudre. Les dynamiques en œuvre sont plus complexes qu’un simple problème technique. En effet, « l’inconvénient de la norme d’utilité inhérente à toute activité de fabrication est que le rapport entre les moyens et la fin sur lequel elle repose ressemble fort à une chaîne dont chaque fin peut servir de moyen dans un autre contexte. Autrement dit, dans un monde strictement utilitaire, toutes les fins seront de courte durée et se transformeront en moyens en vue de nouvelles fins » (Hannah Arendt). Nous avons donc à traiter d’une problématique politique au sens premier du terme : imaginer les conséquences de ses actions pour prendre ses responsabilités, ses responsabilités par rapport à autrui et par rapport à la nature. Cela nécessitera de réintroduire de la culture au sens de Hannah Arendt c’est-à-dire être capable de « choisir ses compagnons parmi les hommes, les choses, les pensées, dans le présent comme dans le passé ». Les philistins que nous sommes pourront-ils retrouver le sens commun ? C’est tout le défi de l’après crise.
Le Management Sera-T-Il Sauvé Par Les Start-Up ?
Article publié sur Forbes https://www.forbes.fr/management/le-management-sera-til-sauve-par-les-start-up/
Le digital redonnera t-il au management ses lettres de noblesse comme peuvent le mettre en scène des start-up, apôtres de l’agilité ?
C’est un truisme de dire que le digital a permis la remise en cause au moins partiellement de la rente de situation de la plupart des grandes entreprises. Cette remise en cause des positions de marché va t-elle aller de pair avec une philosophie gestionnaire qui redonnerait à l’Homme – acteur toute sa place dans l’entreprise et donc au management ses lettres de noblesse comme peuvent le mettre en scène des start-up du digital, apôtres de l’agilité ?
L’autonomisation de l’efficacité et la naissance du « fonctionnaire »
Tout groupe constitué ayant un objectif à atteindre doit mettre en action un gouvernement des Hommes et des ressources pour mener son projet à bon escient. Néanmoins, jusqu’au 18ieme siècle, comme le montre Jacques Ellul, la recherche de l’efficacité n’était pas une fin en soi. Elle n’était pas un objectif au-dessus de tout autre. L’efficacité devait être contrebalancée au moins par l’esthétique, la fantaisie ou l’éthique. Une rupture apparue à partir de la révolution industrielle que Jacques Ellul qualifie « d’algébrisation du monde » a ceci de particulier que toute activité humaine était dorénavant soumise aux fourches caudines de l’efficacité.
Cette quête d’efficacité s’est traduite au fil du temps par une complexité de l’entreprise qui n’a cessé de croitre parallèlement à la sophistication des outils de gestion et l’accroissement de l’hégémonie du calcul au détriment de toute autre méthode pour appréhender le réel.
Pour faire face à cette complexité (verticale et horizontale) accrue des organisations (Jablin et Robichaud), des procédures sont introduites sur toute la chaine de valeur pour sécuriser le déroulé des actions. Le collaborateur est dès lors pris en tenaille par un ensemble de procédures. Sa capacité de création est peu interrogée. On lui demande de remplir sa « fonction » dans le respect de ces procédures ; il devient de fait un « fonctionnaire ». Sa liberté d’action et sa pensée se heurtent très souvent à ces mêmes procédures. Le réflexe de la procédure finit par phagocyter la réflexion, fruit du temps long.
L’agilité, le nouveau graal porté par la révolution digitale
La blitzkrieg économique « réussie », menée par les acteurs du digital sans passif organisationnel contrairement aux grandes entreprises légitime aujourd’hui la quête du Graal : l’agilité, considérée comme l’ADN des start-up qui réussissent (David Colis). L’agilité est une condition nécessaire, dit-on, pour tirer profit des potentialités du digital (Eric Overby ; Anandhi Bharadwaj ; V.Sambamurthy; Yves Doz). Elle est définie comme une réponse organisationnelle qui permet « de prospérer dans un environnement concurrentiel dont les opportunités de marché changent continuellement et de manière imprévisible » (cf.rapport de Goldman, Preiss, Nagel, & Dove pour le congrès américain en 1991).
L’agité est donc une réponse à une capacité d’innovation qui n’est plus descendante mais ascendante : les individus, notamment les salariés ou les utilisateurs d’un service/produit peuvent être porteurs d’innovations profitables. L’objectif de l’entreprise est dès lors de laisser aux collaborateurs de plus grands espaces de liberté pour aller vers un pragmatisme réflexif dans les pratiques et les modes de coopération/collaboration. Il s’agit entre autres de mettre à profit l’intelligence collective.
Un changement dans la continuité ?
L’agilité permet de dépasser le modèle taylorien avec des actions détaillées et pré-pensées en s’ancrant dans une perspective d’action qui privilégie un pilotage par les enjeux et une capacité de lecture de l’environnement sans cesse renouvelée pour irriguer les prises de décisions et leur exécution. C’est finalement un modèle dans lequel l’être disparait in fine au profit du processus. L’homéostasie c’est-à-dire la capacité du système à maintenir son fonctionnement en dépit des contraintes intérieures et extérieures (Alain Supiot) devient le régime managérial. Dès lors, l’Homme semble se dissoudre dans des processus qui le dépassent.
Des mots pour des maux ?
On le sait au moins depuis Simone Weil, que « s’il fallait à la fois subir la subordination de l’esclave et courir les dangers de l’homme libre, ce serait trop ». L’agilité ne peut donc pas être la solution d’un développement durable de l’entreprise qui met l’Homme au centre de la création de valeur. Malgré les apparences de rupture du modèle d’agilité porté par les entreprises de l’économie digitale, nous voyons qu’il s’agit d’un renforcement de la posture managériale consistant à considérer l’individu comme une ressource dans un univers homéostasique.
Les maux du management ne seront pas guéris par les seuls mots du management même portés par des acteurs n’ayant pas de passifs organisationnels mais par une conception plus large de ce qu’est une entreprise et un homme au travail nonobstant la littérature managériale trop souvent stérilement féconde.
Une véritable innovation managériale impliquerait la mise en place « d’espaces de respiration » pérennes pour sortir d’une logique strictement comptable et financière. En effet, l’Homme devrait être traité en entreprise au moins aussi bien que le capital. Cet objectif ne sera pas atteint sans un réel effort de refondation de l’entreprise. Ses fondements doivent être plus inclusifs et la vision de la performance qui y a cours multidimensionnelle.
Un renouvellement des fondements de l’entreprise passera par un dépassement du conflit entre les attentes humaines légitimes et les attentes professionnelles. Pour cela, plusieurs débats devront être instruits, en dehors de l’entreprise et en son sein.
En dehors de l’entreprise, il faut aller vers la création d’un nouveau statut d’entreprise à objet social étendu, projet défendu par Blanche Segrestin et Armand Hatchuel de l’Ecole des mines de Paris qui consiste à intégrer d’autres buts que le seul profit (le concept de “société à mission” contenu dans la loi Pacte en est une expression partielle) ; il faut reformer la comptabilité pour aller vers « une gouvernance écologique et humaine » comme l’appelle de ses vœux le professeur émérite de l’université Paris Dauphine Jacques Richard qui, dans ses travaux, propose un alternatif à la comptabilité standard : la comptabilité adaptée au renouvellement de l’environnement (CARE). L’objectif d’une telle innovation est d’étendre l’expression du bilan et du compte de résultat classiques en positionnant les êtres humains et les entités environnementales employés par l’entreprise comme un passif et non plus un actif ou une charge.
Au sein de l’entreprise, il faut sortir du mythe de la solution (Bertrand de Jouvenel) : la solution n’existe que pour un problème technique ou mathématique jamais pour un problème managérial pour lequel il faut un règlement dont les instruments sont la négociation et le compromis; il faut enrichir notre perception de la « réalité » en entreprise : la réalité ne saurait être réduite à sa plus petite expression, celle en général mesurable : ne pas confondre vérité et exactitude car ce qui est efficace (bienveillance, ce qui se marque sur le visage, le respect, l’insolite…) est souvent invisible (Pascal Molinier) ; il faut renforcer le développement d’un esprit critique vis-à-vis des outils qui deviennent omniprésents en entreprise notamment avec le digital car un outil digital ou non qui devient un objectif cesse d’être un bon outil et se retourne souvent contre son objectif originel.
Le Management Ergologique : De La Main D’Oeuvre Au Cerveau D’œuvre
Article publié sur Forbes https://www.forbes.fr/management/le-management-ergologique-de-la-main-doeuvre-au-cerveau-doeuvre/
Les appels à la transformation du management et des entreprises se succèdent depuis que le numérique est devenu le nouveau paradigme de croissance.
En effet, la montée en puissance du numérique et ses conséquences (automatisation, dématérialisation, désintermédiation/ré-intermédiation) réinterrogent les fondements mêmes de l’entreprise et les relations de celle-ci-avec son écosystème ; désormais, l’innovation n’est plus essentiellement tirée par les grandes entreprises ou les grandes organisations mais aussi par les utilisateurs, les partenaires et même par l’écosystème au sens large.
Le management est appelé à être davantage inclusif en tenant compte de la singularité des êtres comme source ultime de créativité et de création. Dès lors, il serait héroïque de continuer de manager les hommes et les entreprises comme autrefois. C’est dans cette optique que les appels au renouvellement du management se multiplient. Ces appels émanent des entreprises elles-mêmes, des cabinets de conseil comme des chercheurs en management.
Pour éviter que ces appels ne restent un vœu pieu, de l’humanisme verbal qui réchauffe les cœurs sans aucun impact sur la réalité du vécu des salariés, essayons ensemble de déterminer les conditions de possibilité d’un management reformé.
Passer de la main d’œuvre au cerveau d’œuvre n’est pas suffisant
C’est un truisme de dire que nous sommes passés de la main d’œuvre au cerveau d’œuvre (expression de Michel Volle). Néanmoins, il serait illusoire de penser que les mêmes causes ne produisent pas les mêmes effets.
L’une des critiques du modèle taylorien de séparation de la pensée et de l’action portait sur cette « spécialisation » qui faisait de l’ouvrier une machine. L’organisation du travail devait être scientifique avec des tâches séparées et parcellisées. La pensée s’éloignant de l’action pour une plus grande efficacité, l’organisation-machine devait relever du juste calcul : cadence, rythme, gestes, temps ; l’homme devait s’adapter en faisant fi de sa créativité…
Avec le numérique, le cerveau d’œuvre devient l’instrument de gestion, l’injonction permanente à l’initiative devient la norme. La valeur ajoutée de l’organisation ne se limite plus à sa capacité d’exécution mais à sa capacité à assurer une émulation féconde capable de générer des innovations incrémentales et/ou de rupture, de processus et/ou de produits.
Que le paradigme de croissance soit basé sur la main d’œuvre ou sur le cerveau d’œuvre, le travail reste un bien fictif comme la terre ou la monnaie (Karl Polanyi). Dans une situation de travail, ce n’est pas seulement sa force de travail (main d’œuvre) ou sa force de création (cerveau d’œuvre) que nous engageons. C’est son être en entier, son essence d’homme que nous mettons à profit.
Engager son être nécessite comme contrepartie un véritable « commerce de la considération » (Michel Volle) qui passe par ce que j’appelle le cœur d’œuvre : c’est-à-dire la « gestion d’une coopération conflictuelle » au sens de Michel Crozier et de Erhard Friedberg. Le sens, ce grand absent signalé par des présences sensibles (Oswald Ducrot), est dès lors l’objet de ce « commerce de la considération ». En effet, ce dernier n’est pas quelque chose que l’on diffuse du haut de la pyramide de l’entreprise vers le bas mais le fruit d’une co-construction avec le travailleur en tenant compte de son vécu et de ses aspirations. Cette co-construction du sens permet de minimiser le risque inhérent au cerveau d’œuvre comme de la main d’œuvre, celui de ne manipuler que des symboles déconnectés d’une vie réelle.
Dans cette optique, le management doit être l’instrument capable de faire converger les sens singuliers des travailleurs avec les aspirations de l’entreprise.
Un nouveau compromis « fordiste » du 21ieme siècle passera par la liberté non pas au travail mais dans le travail
L’entreprise obéit à un principe fondamental qui est celui de l’optimisation des performances que Jean-François Lyotard définit comme « l’augmentation de l’output (informations ou modifications obtenues), diminution de l’input (énergie dépensée) pour les obtenir. Ce sont donc des jeux dont la pertinence n’est ni le vrai, ni le juste, ni le beau, etc., mais l’efficient : un “coup” technique est “bon” quand il fait mieux et/ou quand il dépense moins qu’un autre ».
Ce « réalisme » de l’entreprise, Henry Ford l’a très tôt compris en proposant des mesures d’accompagnement aux salariés. Il s’agissait de leur faire accepter l’organisation scientifique du travail et ses inconvénients en leur proposant un certain nombre d’incitations qui passaient notamment par le partage de la valeur. C’est ce qu’on a appelé le compromis fordiste. Dès lors, penser le travail pouvait se faire sans penser l’homme au travail.
Plus tard, l’assurance chômage et des garanties spécifiques venaient couronner cette émancipation du travail au grand dam du travailleur, renvoyé à panser ses plaies hors du travail. L’essoufflement du compromis a entrainé la résurgence du mythe d’un management humain sans questionner le travail en tant que tel.
On peut noter parmi les nombreuses tentatives, le discours sur l’entreprise libérée. Soyons clairs, il n’y a pas d’entreprise libérée ou de liberté en entreprise mais des hommes libres ou pas…. Dans l’entreprise dite libérée, la « liberté » du salarié reste un instrument au service de la performance de l’entreprise. L’objectif principal reste la rentabilité et la performance. La liberté des salariés est au mieux un moyen et non la finalité.
Le numérique a le mérite de réintroduire le travail en même temps que le travailleur dans l’équation de la valeur au-delà de tout artefact devant rendre le travail supportable. Penser l’homme au travail, comme le note Yves Schwartz, c’est « se demander comment se nouent le corps, le psychisme et les normes, comment s’articulent le privé et le public, le calcul marchand et les valeurs qui n’ont pas d’étalon de mesure, l’industrieux, l’éthique et le politique ; c’est rencontrer les processus dynamiques qui immergent le langagier dans l’activité et requestionnent les théories du langage, les rapports du microscopique et du macroscopique, du local et du global… ».
Penser le travail, c’est donc d’abord penser l’homme au travail dans toute sa complexité, complexité occultée par diverses théories du management fondées essentiellement sur la rationalité instrumentale.
Il n’y a pas de création individuelle de richesse mais il n’y a pas non plus d’esprit critique collectif
Avec une course technologique qui n’est plus essentiellement tirée par les grandes entreprises ou les grandes organisations mais par des individus qui peuvent tous être porteurs d’innovation, l’intelligence collective doit supplanter la légitimité du grade. En effet, jusque-là, celui qui décide, c’est le chef, qu’importe sa légitimité réelle, du moment où il a le grade. L’entreprise fait donc revivre maladroitement la hiérarchie platonicienne avec le risque que ceux qui sont en haut de l’échelle n’aient ni le supplément d’âme nécessaire ni la connaissance du terrain : trop souvent, ceux qui sont au sommet ne se rendent pas compte de la réalité et ceux qui sont en bas de l’échelle n’ont pas la légitimité pour décider.
Pour réconcilier le sommet et la base et capter la « valeur » portée par tout collaborateur, la promotion de l’intelligence collective est fondamentale. Nous pouvons définir l’intelligence collective comme la capacité collective à engendrer des capacités (capacité de réflexion, de compréhension, d’action et d’amélioration continue).
Cette capacité collective ne doit pas aller à l’encontre des capacités individuelles, terreaux de l’esprit critique qui ne peut qu’être individuel. Il faut donc instaurer un dialogue permanent entre les capacités individuelles et l’intelligence collective. Une intelligence collective non bornée par l’esprit critique peut mener à des absurdités collectives. De même, l’utilisation raisonnable de la raison est toujours de mise pour pallier une pensée hors sol. Pour agir intelligemment, l’intelligence ne suffit pas, disait Tchekov.
Penser le management non plus comme autorité mais comme responsabilité
Penser l’homme au travail, refonder un « compromis fordiste » au 21ieme siècle d’autorité, sauvegarder l’esprit critique tout en promouvant l’intelligence collective nécessitent une vraie refondation de l’entreprise et du management. Le management par autorité doit laisser place au management ergologique, c’est-à-dire un management qui prend en compte la perception et le vécu de l’homme au travail, ses paradoxes et ses conflits internes créateurs de consensus et de bifurcations, d’inattendues et de sérendipité.
Cela nécessite de passer d’un positionnement managérial de puissance à l’intériorisation des limites c’est-à-dire à la responsabilisation ; ce qui rejoint l’analyse de Simone Weil dans son ouvrage l’enracinement dans laquelle elle met en exergue la nécessité de borner l’action : « La force brute n’est pas souveraine ici-bas. Elle est par nature aveugle et indéterminée. Ce qui est souverain ici-bas, c’est la détermination, la limite.
La Sagesse éternelle emprisonne cet univers dans un réseau, dans un filet de déterminations. L’univers ne s’y débat pas. La force brute de la matière, qui nous paraît souveraineté, n’est pas autre chose en réalité que parfaite obéissance ». Montesquieu, ne disait-il pas la même chose par cette phrase : « La vertu même a besoin de limites ».
Le travail a certes besoin de mesures exogènes d’accompagnement (assurance chômage, primes etc…) mais il a surtout besoin de mesures endogènes permettant à l’homme au travail d’exprimer pleinement sa capacité de création. Ces mesures endogènes passent nécessairement par l’instauration de limites. La où il n’y a pas de limites, il n’y a pas de sens.
Ce mouvement de la force à la limite n’est pas juste un repositionnement managérial fruit d’un opportunisme méthodologique, c’est un choix radical de reconfiguration de l’épistémè de l’entreprise. C’est un choix fondamental de gestion. Comme tout choix, ce dernier a un prix et c’est le prix de l’éthique de la non puissance, concept théorisé par Jacques Ellul.
Pratiquer une éthique de la non impuissance n’est pas constater son impuissance (ne pas être capable de) mais un renoncement partiel ou refus de la puissance (« on a les capacités mais on décide de ne pas faire ») pour des raisons qui peuvent être éthiques, politiques, écologiques, de justice sociale ou simplement liées à la difficulté d’appréhender à court terme les conséquences de ses choix. Une telle sagesse pratique (phronesis) elle est-elle soluble dans le « je managérial » ? En tout état de cause, il y a un prix à payer.
Le modèle d’agilité des entreprises du digital comme remède aux maux du management. Quelques réflexions critiques
La révolution digitale porte beaucoup d’espoir quant à une réappropriation du travailleur de sa singularité véritable source de son génie et partie prenante de son bien-être. En effet, la concurrence par l’innovation s’est intensifiée avec la montée en puissance des start-up, devenues dans bons nombres de domaines d’activités de véritables locomotives économiques. La vision du collaborateur comme véritable source de création de valeur est devenue une idée-force. Néanmoins, malgré plusieurs décennies de recherche sur les théories et pratiques de management ainsi que sur les innovations managériales, force est de constater que « l’Homme, mesure de toute chose » dixit Platon reprenant Protagoras, n’y trouve pas forcément son compte.
Article à retrouver dans la Revue internationale de psychosociologie et de gestion des comportements organisationnels 2019/61 (Vol. XXV), pages 75 à 81
Le consultant en management a-t-il toujours sa place dans un monde d’algorithme ?
Article publié dans la Tribune https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/le-consultant-en-management-a-t-il-toujours-sa-place-dans-un-monde-d-algorithme-758877.html
Le consultant en management comme professionnel dont le métier est d’assister les dirigeants et ses collaborateurs dans leurs processus de conception et d’exécution de leur promesse de valeur par l’optimisation des ressources, des organisations et par l’innovation, accompagne depuis plus d’un siècle les grandes transformations de l’entreprise. Impulsé par la création des chemins de fer et du télégraphe aux États-Unis dans les années 1870, le conseil en management devient une véritable industrie à partir de 1890 avec le Sherman Act, une loi de régulation dans la lignée des directives et lois règlementaires actuelles, dont l’objectif était de protéger les consommateurs contre les monopoles qui se constituaient.
Concepteur, co-concepteur des dispositifs de gestion ou metteur en scène méthodique, le consultant en management a su légitimer sa place dans le concert des entreprises à travers l’apport d’efficacité, l’orchestration d’innovations incrémentales ou de ruptures et la pérennisation des activités dont on lui confie temporairement la charge à un moment donné.
La transformation digitale (comprendre, ici, l’utilisation des outils collaboratifs avancés, l’intelligence artificielle et ses applications tels les systèmes connexionnistes, le « machine learning » et autres outils à base d’algorithmes complexes) a ceci de particulier qu’elle porte sur la mise en œuvre de technologies qui tendent à s’auto-suffire, s’auto-organiser, s’autoréguler malgré les velléités de remettre l’Homme à sa juste place pour réguler le processus en cours.
Dès lors, quelle place pour le consultant en management lorsqu’un des grands rêves des technicistes, l’auto-éco-organisation à l’instar des êtres vivants (concept d’Edgar Morin), est sur le point d’être exaucé par des outils technologiques de plus en plus puissants ?
Le mythe fondateur de la machine
L’efficacité de la machine a toujours inspiré les praticiens du management. D’ailleurs Taylor, une des figures centrales du management ne s’y était pas trompé : l’organisation du travail devait être scientifique. La nécessité de l’efficacité devait s’exprimer par l’intermédiaire d’une organisation-machine dans laquelle toute forme d’action devait relever du juste calcul : cadence, rythme, gestes, temps…
Dans la grande entreprise, c’est définitivement la fin de l’œuvre, si par « œuvre » nous attendons l’activité qui consiste à réaliser un objet dans sa complétude : de sa conception à sa réalisation. Les tâches sont désormais séparées et parcellisées. La pensée s’éloigne de l’action pour une plus grande efficacité.
Triomphe de la rationalité instrumentale
Les résultats sont là, la productivité augmente, la production de masse entraîne la consommation de masse et vice-versa. L’élévation du niveau de vie et de confort de centaines de millions de personnes en sera aussi un des résultats. Le consultant en management sera un des acteurs de ce mouvement. Il a su, consciemment ou pas, accompagner le triomphe de la rationalité instrumentale dans les temps d’euphorie économique comme dans les temps de crise. Véritable bras armé ou tête pensante, le consultant en management a su, de tous temps, trouver et appliquer les méthodes les plus efficaces pour réussir ses missions.
Les méthodes impliquant des métaphysiques, comme l’a mis en exergue Albert Camus, la métaphysique de la machine n’a jamais été dépassée. Elle est restée présente en filigrane dans l’essentiel des actes de gestion, et donc même dans le langage. Nous continuons de parler de « ressources » humaines pour désigner les acteurs humains pris dans les processus de création de valeur, de « problem solving » même si l’on sait au moins depuis Bertrand de Jouvenel que « le mythe de la solution » reste fort car dans tout processus porté par des êtres humains, c’est un abus de langage que de parler de solutions.
Ce confinement des individus, ce corsetage des salariés doit être mis en perspective dans un mouvement plus vaste comme le rappelle Max Weber dans « L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme » :
« Liée à la rationalisation de la technique et celle du droit, l’émergence du rationalisme économique fut en effet également tributaire de la capacité et de la disposition des hommes à adopter des formes spécifiques de conduite de vie pratique et rationnelle. »
Face à cette dynamique machiniste, bon nombre de consultants en management mais aussi de chercheurs en management ont joué leurs rôles d’alerte sur les conséquences d’une logique gestionnaire purement instrumentale, ce quadrillage normatif des comportements dont parle Roland Gori. La pensée taylorienne, cette logique de l’efficacité pure, a infusé dans les actes comme dans les corpus de connaissances. La machine continue donc de faire son œuvre.
Aujourd’hui, l’avènement du numérique de masse tend à exaucer le rêve de tout techniciste: baisser les coûts de transaction à leur plus petite expression et repousser les limites de la gestion, du pilotage et du management vers l’auto-exploitation, l’auto-optimisation, l’auto-(re)configuration. C’est donc une révolution technique portée par des technologues qui finit par exaucer ce désir, bien que rarement formulé clairement, de tout organisateur.
Travail d’esclave, concurrence et algorithme
L’algorithme est en train de devenir de plus en plus l’outil de gestion et le gestionnaire, ce qui mesure et ce qui s’auto-mesure. Cette imbrication des rôles exprime bien toute la puissance de la révolution numérique que nous vivons. Désormais, toute tâche répétitive peut tomber dans l’escarcelle de la numérisation. D’ailleurs, le père de la cybernétique, Norbert Wiener ne s’y était pas trompé avec cette analyse lumineuse dans un de ses ouvrages phares « Cybernétique et société. L’usage humain des êtres humains » :
« Tout travailleur qui est en concurrence avec le travail d’esclave doit accepter les conditions économiques du travail d’esclave. »
Par travail d’esclave, il entendait un travail pouvant être réalisé par une machine, aujourd’hui, on ajouterait, tout travail pouvant être réalisé par un algorithme. Norbert Wiener pensait bien sûr aux travailleurs directement positionnés sur la ligne de production.
Avec la puissance du numérique, ce constat est désormais opposable aux consultants en management et même plus largement à quasiment tous les intervenants en entreprise, hormis, pour l’instant, les usufruitiers du numérique. La puissance des nouveaux outils disponibles et la perfection des dispositifs qui en découle, comme le pointait déjà Lewis Mumford, font que le centre de l’autorité n’est plus une « personnalité visible » mais « le système lui-même, invisible mais omniprésent ». L’homme qui « appuie sur le bouton », parfois désobéissant, « encore assez humain pour accueillir des fins ne coïncidant toujours pas avec celles du système » a été mis « sous contrôle ».
Alors, le consultant en management risque-t-il d’être prolétarisé par le numérique, c’est-à-dire son savoir-faire essentiel capté par l’algorithme comme jadis, la machine a capté le savoir-faire de l’ouvrier ?
Le consultant en management, si son rôle est d’être un VRP de luxe des technologues (éditeurs, startups technologiques, etc.), voire un simple accompagnant d’une irréversible transformation numérique, il disparaîtra, en tout cas, sous sa forme actuelle car comme le dit un adage africain :
« Celui qui entraîne est toujours plus fort que celui qu’on entraîne. »
Alors, une des solutions consistera à entrer directement en concurrence avec les start-up ou les éditeurs ; dans ce cas, il faudra qu’il acquière les capacités techniques nécessaires et même être capable d’avoir un avantage concurrentiel. Il cessera donc d’être un consultant en management. Dès lors, paraphrasant Arnold Toynbee, on peut dire que le consultant en management ne mourra pas par meurtre mais par suicide.
Cependant, avec Hölderlin, le grand poète, nous sommes d’accord pour dire que « là où croît le péril… croît aussi ce qui sauve ». Il me semble, paradoxalement, que l’on a jamais eu autant besoin d’un consultant en management. En effet, ce qu’on appelle « révolution numérique » n’est rien d’autre que la matérialisation d’une puissance qui change de nature.
La puissance jadis émanait des grands groupes, des grandes organisations avec une capacité d’innovation descendante. Désormais, elle émane de plus en plus des individus, des salariés. La capacité d’innovation devient alors ascendante et c’est ce que les start-up ont bien compris. Tout individu peut désormais être porteur d’innovations pouvant bouleverser ou enrichir le marché mais aussi d’une pensée critique capable de questionnement, de mise en perspective mais aussi de limitation.
Reconfigurer l’épistèmê de l’entreprise
Face à ce changement radical, c’est un truisme voire une lapalissade de dire que l’intelligence collective devient indispensable, la capacité de création devient centrale. Remettre l’humain au cœur des processus devient un enjeu stratégique et organisationnel mais aussi de survie pour les entreprises. Néanmoins, une fois le constat fait, il faut le traduire en actes pour éviter de ne manipuler que des symboles.
Il me semble que c’est dans cette optique que le consultant en management a toute sa place : penser et implémenter les outils à même de donner corps à cette ambition. Il s’agit de reconfigurer l’épistèmê de l’entreprise. Cette fois ci, les outils ne seront plus exclusivement, loin s’en faut, les outils de l’ingénieur plébiscités jusque-là dans la pratique mais les outils du sociologue, du psychologue, du psychanalyste, de l’historien… enfin, tous les métiers fondés sur le récit.
Il s’agit de faire coïncider les nécessités humaines de création avec la logique organisationnelle, il s’agit d’allier la réflexion (le temps long) avec le réflexe (le temps court), l’intérêt organisationnel et le bien-être des salariés. La personne humaine devient, par la force des choses, le régulateur de cette nouvelle dynamique. Comme régulateur, elle doit alimenter le dispositif non pas simplement comme pourfendeur des problèmes (problem solving) mais comme pourfendeur des impensées pour éviter l’entropie.
Confrontation ou dialogue numérique/humain ?
Le consultant en management doit accompagner cette mutation non pas comme un suiviste efficace mais comme un acteur-créateur. C’est le garant du dépassement de ce que j’appelle le paradoxe de l’époque : donner du sens à une puissance autocréative.
Néanmoins, si c’est la voie choisie, elle ne se fera pas en un claquement de doigts. Une telle mutation doit être ancrée dans un univers approprié. En effet, on ne pourra pas avoir des salariés-acteurs avec des outils qui créent de la servitude voulue et/ou latente. Les outils, tout comme l’entreprise et son rôle dans l’écosystème sociétal, devront être repensés ; ce travail est d’ailleurs en cours dans bon nombre de centres de recherche avant-gardistes. C’est à ce prix que le dialogue numérique/humain pourra avoir lieu. Autrement, l’humain continuera de se conformer jusqu’à devenir superflu (Patrick Vassort) ou tout simplement obsolète (Günther Anders). Peu de personnes, mis à part les transhumanistes les plus déraisonnables, partagent un tel destin tragique.
On a donc de bonnes raisons de croire que le consultant en management non seulement survivra à la révolution numérique mais pourrait en donner la teneur même si pour cela, il faut qu’il joue pleinement son rôle de « ménagement » (du verbe ménager) c’est-à-dire d’arbitrer avec modération, sagacité et opiniâtreté la confrontation qu’Albert Camus avait mis en exergue : celle entre « l’appel humain et le silence déraisonnable du monde ». Une transformation managériale du numérique sera à ce prix.
Le numérique : transformation des entreprises ou transformisme ?
Article publié dans La Tribune https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/le-numerique-transformation-des-entreprises-ou-transformisme-753836.html
Les entreprises se sont toujours adaptées au contexte socio-technico-économique.
Prenons l’histoire courte, en 1945, à la sortie de la guerre, cette dernière a généré de nombreux progrès technologiques, l’objet technique prime sur le comportement du consommateur. C’est la période « technopush » et de consommation de masse. Dans l’entreprise, on parle d’organisation et de séparation de la pensée et de l’action.
Avec la crise du pétrole dans les années 1970, une autre logique de production s’impose. Les entreprises commencent à intégrer la nécessité d’avoir un système de production souple et flexible, une rationalisation des coûts pour plus de profitabilité, la maitrise de la qualité et l’optimisation des processus.
A partir des années 1990, l’internet et les outils informatiques qui deviennent matures, entraînent un bond substantiel dans la flexibilisation de la production et l’optimisation des différents flux de la chaîne de valeur. La qualité par la maîtrise des processus devient une préoccupation centrale et les délais de production sont raccourcis grâce à l’informatisation et la robotisation. Le système d’information, outre l’efficacité du système de production, permet de coupler le produit physique à un service.
Aujourd’hui, le numérique de masse apporte son lot de changements. Ces changements ne sont pas incrémentaux mais paradigmatiques. En effet, ce qui se joue est une transformation profonde du lien avec la matérialité du monde qui va au-delà de l’entreprise. Certains penseurs parlent même de troisième révolution anthropologique après la parole et l’écriture.
Le numérique, une rupture impactante pour les entreprises à deux niveaux :
- La puissance change de nature
La course technologique n’est plus tirée par les grandes entreprises ou les grandes organisations mais par les individus qui peuvent tous être porteurs d’innovation. Cette « démocratisation » de l’innovation a plusieurs effets : l’automatisation (optimisation de performance par l’exécution totale ou partielle de tâches techniques par des machines ou des programmes), la dématérialisation (remplacement ou transformation de réseaux physiques en solutions immatérielles et baisse des coûts de transaction), et la désintermédiation / ré-intermédiation (réorganisation des chaînes de valeur par le positionnement de nouveaux acteurs).
Le numérique se retrouve ainsi soit dans l’offre de service, soit dans les processus, soit dans les deux. Les composants et les frontières de l’entreprise sont ainsi remodelés.
Cette puissance du numérique peut être illustrée par l’industrie du conseil. Le premier cabinet de conseil Arthur D Little a été fondé en 1886. Depuis 1886, il n’y a pas eu de changement fondamental dans le business model des cabinets de conseil. Aujourd’hui, des start-ups (les ConsulTech), investissent ce secteur.
Affranchies des coûts importants de structure de leurs ainés, dégagées contractuellement d’un engagement à durée indéterminée vis-à-vis de leurs consultants (qui sont généralement des freelance et surtout avec une zone de chalandise qui peut être mondiale ou très localisée), elles ont su en quelques années se positionner comme des acteurs à part entière de l’industrie du conseil dans plusieurs pays. L’arrivée des ConsulTech est aussi une source d’émulation pour les grands cabinets de conseil qui deviennent de véritables hubs de conseil en intégrant dans leur chaîne de valeur des start-up innovantes ou des structures de prise de participation ou de financement de celles-ci.
Cette puissance du numérique est donc une vraie manne pour les entreprises, start-up comme multinationales. Néanmoins, la nécessité d’une pensée stratégique est souvent occultée par la fascination pour l’outil technique. En effet, le sens n’est jamais dans les moyens mais toujours dans les finalités. Il y a un réflexe pavlovien consistant à rentrer dans le numérique comme on rentre dans les ordres.
Comme le confirmait un grand dirigeant d’une très grande entreprise d’assurance en France, le numérique est d’abord synonyme de transparence, de rapidité et de facilité. Pour lui, avant d’instrumentaliser les processus, il faut d’abord que les assureurs vérifient que leurs contrats sont compréhensibles par tous, que lorsqu’il y a un sinistre, l’assureur est réactif et que lorsqu’on a payé sa prime d’assurance pendant plusieurs années sans sinistre, qu’on puisse être indemnisé convenablement.
- La nécessité de reconstruire l’épistémè de l’entreprise :
Lorsque la capacité d’innovation n’est plus descendante mais ascendante, lorsque les individus, notamment les salariés ou les utilisateurs peuvent être porteurs d’innovations profitables, il faut mettre à profit l’intelligence collective et aller vers davantage de simplicité organisationnelle. L’objectif sera alors de laisser aux collaborateurs de plus grands espaces de liberté pour aller vers un pragmatisme réflexif dans les pratiques et les modes de coopération/collaboration. Un tel environnement est à même de favoriser le bien-être et d’insuffler un environnement favorable à la création et à la mise en œuvre d’idées innovantes.
En effet, dans des organisations bureaucratiques, asphyxiées par des contraintes managériales et réglementaires, marquées par le développement exponentiel d’outils de gestion de toute classe ainsi que par l’éclosion d’une digitalisation à marche forcée, l’innovation managériale devient essentielle pour les entreprises qui veulent maintenir, développer leur attractivité et leur performance sur le marché.
L’innovation managériale vers plus d’intelligence collective et d’aménité est néanmoins rendue difficile par un passif organisationnel. En effet, pendant de très nombreuses années, les entreprises pour maitriser, augmenter la qualité des produits, mais aussi afin de minimiser les coûts, ont mis en œuvre des systèmes de contrôle et de coordination extrêmement procéduraux. Toute activité devait être corsetée par une salve de procédures les unes encapsulées aux autres pour donner un sentiment de contrôle, de maîtrise d’une trajectoire qui n’a cessé de se complexifier. Paraphrasant Simone Weil, la philosophe, nous pourrions dire que nous en sommes arrivés à nourrir les hommes pour qu’ils servent les procédures. Norbert Wiener, père de la cybernétique nous avait pourtant prévenu en remarquant très vite que « ce qu’on utilise comme élément d’une machine est en fait un élément de la machine ».
Le défi du numérique reste donc entier
Le rôle des managers, des chercheurs en management comme des consultants en management, chacun à son niveau et avec ses outils, est d’une part : de réduire cette contradiction qui consiste à faire prévaloir les intérêts organisationnels sur les intérêts des individus, il s’agit de mettre en œuvre une « gestion d’une coopération conflictuelle » que Michel Crozier et Erhard Friedberg ont si bien définie ; d’autre part, il s’agit de penser le numérique non pas comme un salmigondis d’outils magiques auquel il faut s’adapter mais comme un appel à radicalement réinterroger son business model et sa proposition de valeur à l’aune des capacités technologiques disponibles.
Cela nécessite de rompre avec un certain mimétisme organisationnel et même au-delà, passer du transformisme qui consiste selon Bruno Trentin à simplement s’adapter à l’environnement, aux contraintes extérieures, à une véritable transformation qui aurait un double enjeu : la nécessité de repenser son activité à la lumière des outils disponibles, la recherche constante du point d’équilibre entre le respect de la singularité des collaborateurs, terreau d’innovation et l’efficacité organisationnelle, gage de compétitivité opérationnelle. C’est à ce prix que nous pourrons envisager un numérique soutenable porté par le bien-être des salariés et producteur d’une performance durable pour les entreprises.
Innovation managériale : révolution copernicienne du management ou « bricolage dans l’incurable » ?
Article publié dans La Tribune https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/innovation-manageriale-revolution-copernicienne-du-management-ou-bricolage-dans-l-incurable-744251.html
L’innovation managériale est un concept polysémique, mais si nous acceptons son assertion récente liée à l’émergence des communaux collaboratifs (Rifkin), aux dérives du capitalisme financier et d’une certaine conception du management, à l’effondrement des marges des grandes entreprises, aux attentes des nouvelles générations de travailleurs, elle répond à la volonté des entreprises d’être plus agiles et de prendre à bras le corps l’impérieuse nécessité du bien-être des salariés, gage d’engagement efficace et in fine de performance durable.
Ainsi, l’innovation managériale traduit aujourd’hui le souhait d’une plus grande simplicité organisationnelle, la volonté de laisser aux collaborateurs de plus grands espaces de liberté et le besoin d’aller vers davantage de pragmatisme réflexif dans les pratiques et les modes de coopération/collaboration.
En effet, dans des organisations asphyxiées par des contraintes managériales et réglementaires, marquées par le développement exponentiel d’outils de gestion de toute classe ainsi que par l’éclosion d’une digitalisation à marche forcée, l’innovation managériale devient essentielle pour les entreprises qui veulent maintenir, développer leur attractivité et leur performance sur le marché.
Dès lors, qu’elle soit orientée coordination, contrôle, conduite du changement ou créativité, l’innovation managériale consiste à extraire l’homme au travail des fourches caudines de la dynamique organisationnelle afin qu’il dispose d’espaces de liberté, de confiance, de simplicité pour donner du sens à son action dans l’optique d’une productivité soutenable pour l’entreprise.
Néanmoins, si nous sommes d’accord avec l’idée-force qu’on ne saurait penser le management sans penser l’économie, ce qui incite d’ailleurs des auteurs comme Omar Aktouf à parler d’économie-management, l’innovation managériale peut-elle être ce vecteur de transformation radicale du management tant attendu par un nombre croissant de penseurs et de praticiens pour placer l’humain en son centre ? Ou sommes-nous joyeusement en train de «bricoler dans l’incurable » comme le dirait Cioran ?
Réenchanter l’homme au travail : un sursaut salutaire
Simplifiez, simplifiez, simplifiez disait Henry David Thoreau au 19e siècle pour poser les bases d’une manière écologique de vivre. Ce cri du cœur est aujourd’hui transposable à la vie des entreprises. Pendant de très nombreuses années, les entreprises pour maitriser, augmenter la qualité des produits, mais aussi afin de minimiser les coûts, ont mis en œuvre des systèmes de contrôle et de coordination extrêmement procéduraux. Toute activité devait être corsetée par une salve de procédures les unes encapsulées aux autres pour donner un sentiment de contrôle, de maitrise d’une trajectoire qui n’a cessé de se complexifier. Paraphrasant Simone Weil, la philosophe, nous pourrions dire que nous en sommes arrivés à nourrir les hommes pour qu’ils servent les procédures. Norbert Wiener, père de la cybernétique nous avait pourtant prévenu en remarquant très vite que « ce qu’on utilise comme élément d’une machine est en fait un élément de la machine ».
Dans (la grande) entreprise, petit à petit, mais surement, l’adaptation de l’homme au système organisationnel a pris le pas sur l’utilisation de sa capacité de création. L’homme au travail est devenu au fil du temps un simple travailleur dont on a continuellement nié au moins dans les faits son caractère sensitif et social. En parallèle, on n’a jamais cessé de magnifier cet homme, « ressource » humaine, dont la place devait être centrale dans toute organisation soucieuse d’intelligence collective. La distance entre ce discours humaniste qui reste au stade verbal et la réalité n’a cessé de s’agrandir. Les RPS (les risques psychosociaux) en sont la traduction charnelle et la fatigue organisationnelle, son expression collective.
Dès lors, que faire – d’autant plus que les grandes entreprises doivent de plus en plus partager leur pouvoir de prescription et ce n’est pas un euphémisme avec des startups plus agiles et par essence exemptées du fardeau de l’héritage organisationnel. De fait, nous assistons à une intensification de la concurrence avec une capacité à changer qui devient primordiale et stratégique pour toute entreprise se voulant pérenne.
L’innovation managériale est dans cette optique une source de respiration pour les entreprises, car en voulant maitriser l’organisation, nous avons perdu les hommes en chemin. En effet, avec le capharnaüm organisationnel, une pensée sans conscience s’est au fur et à mesure installée et momifiée, cette pensée que Simone Weil, la philosophe, qualifiait de « monstruosité ». En effet, certes, il n’y a pas de création individuelle de richesses, mais il n’existe pas non plus d’esprit critique collectif (Monnerot).
Ce qui fera dire à Simone Weil que « l’intelligence réside uniquement dans l’être humain considéré seul. Il n’y a pas d’exercice collectif de l’intelligence. Par suite nul groupement ne peut légitimement prétendre à la liberté d’expression, parce que nul groupement n’en a le moins du monde besoin… Car lorsqu’un groupe se met à avoir des opinions, il tend inévitablement à les imposer à ses membres. Tôt ou tard les individus se trouvent empêchés, avec un degré de rigueur plus ou moins grand, sur un nombre de problèmes plus ou moins considérables, d’exprimer des opinions opposées à celles du groupe, à moins d’en sortir. Mais la rupture avec un groupe dont on est membre entraîne toujours des souffrances, tout au moins une souffrance sentimentale. Et autant le risque, la possibilité de souffrance, sont des éléments sains et nécessaires de l’action, autant ce sont choses malsaines dans l’exercice de l’intelligence. Une crainte, même légère, provoque toujours soit du fléchissement, soit du raidissement, selon le degré de courage, et il n’en faut pas plus pour fausser l’instrument de précision extrêmement délicat et fragile que constitue l’intelligence ».
L’innovation managériale, dans sa mouture actuelle, a ainsi pour objectif intrinsèque de redonner une conscience à la pensée en ramenant à la vie, la faculté de création de l’homme et en la mettant au-dessus de sa capacité d’adaptation. Dès lors, l’homme au travail ne se limiterait plus à la résolution de problèmes, mais rendrait hommage à ce qui nous distingue des animaux : notre capacité à formuler des problèmes c’est-à-dire tout simplement notre capacité à exister.
L’innovation managériale, changement de paradigme ou bricolage dans l’incurable ?
Il serait tentant de voir en l’innovation managériale l’expression d’une vision kantienne du management qui mettrait à l’honneur l’homme comme étant au centre de toute décision et donc comme fin en soi.
Néanmoins, le management peut être difficilement instruit en dehors de l’économie dont il semble être que le prolongement opérationnel. Il est donc difficile, voire impossible, de penser le management sans penser l’économie dans laquelle elle est encastrée. Comme le montre Omar Aktouf dans son ouvrage la stratégie de l’autruche, le management comme théorie, mais aussi comme praxis, prend ses sources dans l’école de l’économie néoclassique, née vers la fin du XIXe siècle, et la vision rationaliste/instrumentale et positiviste, héritée des Newton, Bacon, Laplace, Auguste Comte. D’ailleurs comme il le précise, cette vision, combinée au fonctionnalisme utilitariste, « a contribué à développer la curieuse conception dite humaine des organisations, véritable credo behavioriste, bien connue sous les théories de l’organizational behavior, du leadership et de la motivation ». De fait, toute innovation managériale s’inscrit impérativement dans les plages de « liberté », de « simplicité » et de « confiance » que veut bien lui accorder la pensée économique dominante, aujourd’hui dite utilitariste, adepte de la mesure voire de la quantophrénie et faisant fi du caractère essentiel de l’inutile (Walter Benjamin).
L’innovation managériale est donc possible et comme nous l’avons vu souhaitable, mais elle est contrainte par des impératifs que l’entreprise subit. Dès lors, il n’est pas surprenant qu’il y ait des contradictions essentielles entre les intérêts des individus et les intérêts de l’organisation. Le rôle des managers, des chercheurs en management comme des consultants en management, chacun à son niveau et avec ses outils est de réduire ces contradictions à leur plus petite expression, car c’est là où se joue en partie le bien-être des salariés et in fine la santé économique durable des entreprises.
En outre, si nous partageons la définition de Chester Barnard du « Manager » comme étant celui qui doit « cultiver la responsabilité chez les autres », c’est alors un truisme d’affirmer que la responsabilité suppose un esprit de limite car sans limites, pas de sens de l’action ni bien sûr de sens des responsabilités. Dès lors, tout collaborateur devrait pouvoir disposer du droit de fixer des limites légitimes à son action, quelles qu’en soient les raisons (écologiques, éthiques, etc.).
Dans cette optique, au-delà du droit à l’erreur, solde pour toute prise de responsabilité, les entreprises pourraient-elles concevoir des innovations managériales prescriptrices de limites et en supporter le coût sans fard ? (Etre capable de faire, mais accepter de ne pas faire pour des raisons écologiques ou parce qu’on est encore incapable de mesurer les conséquences d’une telle action, etc.).
Aujourd’hui, il serait héroïque de répondre positivement à cette question
En effet, les innovations managériales bien qu’essentielles comme nous l’avons vu car fournissant des espaces de respiration aux collaborateurs ne pourront pas résoudre toutes les contradictions fondamentales entre la volonté individuelle et la volonté organisationnelle, entre les attentes humaines légitimes et les attentes de l’entreprise. Résoudre ces contradictions suppose de dépasser une certaine conception de l’entreprise, mais aussi de l’économie.
Il s’agit d’instruire plusieurs débats qui aujourd’hui, en filigrane traversent la société tout entière. La recherche commence d’ailleurs à prendre cette problématique à bras le corps. Ainsi, Blanche Segrestin et Armand Hatchuel, professeurs à l’école des mines de Paris (cf. leur ouvrage: La « Société à Objet Social étendu », Les Presses des Mines) préconisent plusieurs pistes de réflexion dont : Au-delà du profit, remettre l’innovation et le progrès collectif au centre de la mission de l’entreprise ; renforcer le contrôle de l’action du dirigeant en créant un collectif incluant les salariés, s’inspirer du droit maritime notamment la règle des « avaries communes » (procédure de répartition des frais et dommages entraînés par des mesures de sauvetage décidées dans l’intérêt commun d’un navire et des marchandises qu’il transporte), afin que, dans l’entreprise, « les effets des décisions prises dans l’intérêt commun » puissent être « assumés en commun », la création d’un nouveau statut d’entreprise à objet social étendu, etc.
Les sujets à traiter sont donc vastes et vont au-delà des innovations managériales qu’elles soient incrémentales ou de rupture. À défaut d’instruire ces débats, nous serons hélas condamner à « bricoler dans l’incurable » : perpétuel arbitrage opportuniste entre coûts humains supportables et gains financiers avec comme conséquence potentielle, dans certains environnements, ce que j’appelle le nanodarwinisme : les seuls salariés « heureux » au travail pourraient être ceux ayant troqué leur vrai « self » pour un « faux self » permanent, capable de résister à l’absence de création, à l’accumulation de frustrations, aux injonctions paradoxales, aux violences symboliques… Cependant, même pour ces individus « adaptés », comme le précisait Winnicott, « se cacher est un plaisir, mais ne pas être trouvé est une catastrophe ».
Vers un management convivialiste ?
Article publié dans La Tribune https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/vers-un-management-convivialiste-624798.html
A l’image de l’éduction nationale dont les prérogatives connaissent une augmentation exponentielle ces dernières années (instruction, éducation, formation aux premiers secours, sécurité routière…), le manager est devenu le factotum de la gestion des entreprises, en prise directe avec les bouleversements, les changements fulgurants de l’écosystème entrepreneurial. Originellement chargé de l’exploitation/exploration des ressources de l’entreprise dans l’objectif de maintenir ou d’améliorer un avantage concurrentiel durable, le manager est aujourd’hui appelé à coupler cette expertise avec de réelles compétences en coaching. Il s’agit là d’un profond changement de paradigme car le rôle de manager et de coach semblent antinomiques de prima bord.
Le manager-coach sera-t-il le nouveau « PCDF » « pauvre con du front » du 21ème siècle (argot de la grande guerre pour désigner les fantassins en première ligne dans les tranchées qui ont payé un lourd tribut) ou au contraire sera-t-il le messie organisationnel, catalyseur d’une performance soutenable et respectueuse des singularités ? Nous essayerons dans les lignes qui suivent d’analyser les conditions de possibilités expliquant l’émergence du concept de manager-coach avant d’en faire l’instruction dans un débat plus large, celui de la gouvernance des entreprises modernes et la place prépondérante du financier et du mesurable.
Du chronomètre au coach, révolution ou évolution ?
Au cours du 20ieme siècle, se sont succédées mais aussi fortement imbriquées dans l’entreprise, concernant la mise en action des individus, deux grandes philosophies gestionnaires : une gestion mécaniste et une gestion homéostatique des individus.
La gestion mécaniste des individus est un des piliers du système taylorien. Il s’agit d’une séparation nette entre concepteurs et exécutants, entre ce qui pensent et ceux qui agissent (division verticale du travail). Cette spécialisation verticale s’accompagne d’une division horizontale des tâches. Friedmann dans son célèbre ouvrage de 1956 qualifia à juste titre cette division horizontale du travail de « travail en miettes ». En effet, les tâches sont parcellisées, chaque opérateur étant responsable d’une tâche élémentaire simple afin de développer les reflexes permettant de gagner du temps. Le travail en miettes est abrutissant comme le reconnait Taylor : « Mais maintenant il nous faut dire que l’une des premières caractéristiques d’un homme qui est capable de faire le métier de manutentionnaire de gueuses de fonte est qu’il est si peu intelligent et si flegmatique qu’on peut le comparer, en ce qui concerne son attitude mentale, plutôt à un boeuf qu’à toute autre chose. L’homme qui a un esprit vif et intelligent est, pour cette raison même, inapte à exercer ce métier en raison de la terrible monotonie d’une tâche de ce genre ». Ainsi, la seule incitation pour faire un tel travail est l’argent. La rémunération se fera donc au rendement en fonction du temps de travail, le fameux système des boni.
Crise de la gestion mécaniste
La gestion mécaniste implique un mode de management non unifié avec une multiplication des chefs par ouvrier pour chaque action spécialisée. L’outil fondamental de management demeure le chronomètre. L’ouvrier est impacté dans sa chair car aucune possibilité de création ne lui est donnée. Il devient un instrument animé (Aristote), un corps sans esprit. Simone Weil (1909-1943), philosophe et résistante (à ne pas confondre avec la ministre de la Ve République), dans une correspondance avec son amie Albertine Thévenon décrit prodigieusement cette abime en relatant son immersion comme ouvrière notamment chez Renault (nous sommes dans les années 30) « … Il y a deux facteurs, dans cet esclavage : la vitesse et les ordres. La vitesse : pour « y arriver » il faut répéter mouvement après mouvement à une cadence qui, étant plus rapide que la pensée, interdit de laisser cours non seulement à la réflexion, mais même à la rêverie. Il faut, en se mettant devant sa machine, tuer son âme pour 8 heures par jour, sa pensée, ses sentiments, tout. Est-on irrité, triste ou dégoûté, il faut ravaler, refouler tout au fond de soi, irritation, tristesse ou dégoût : ils ralentiraient la cadence…. ».
Cette philosophie gestionnaire a atteint son apogée progressivement dans tous les pays industrialisés avant de connaître une crise (non pas une disparition) à partir des années 60, crise dûe à plusieurs facteurs : une évolution socioculturelle (désormais les consommateurs veulent se différencier, le spécifique est appelé à remplacer le standard), l’émergence de conflits salariés mais surtout le développement de l’informatique comme nouveau système technique (Benjamin Coriat) après la machine à vapeur.
Ne plus « débrancher son cerveau », mais rester en tension
L’avènement de l’informatique va aller de pair avec le développement d’une philosophie gestionnaire homéostatique c’est-à-dire l’injonction du système à maintenir un fonctionnement en dépit des contraintes intérieures et extérieures (Alain Supiot). Comme l’illustre bien Alain Supiot, dans le système taylorien, l’homme devait « débrancher son cerveau » à l’entrée de l’usine. Avec la gestion homéostatique, il n’est plus question de « débrancher son cerveau » mais au contraire, de toujours rester en tension pour maintenir et/ou augmenter ses performances dans un environnement changeant et complexe.
Effacement progressif des frontières entre la vie personnelle et la vie professionnelle
Ainsi, l’une des conséquences est l’effacement progressif des frontières entre la vie personnelle et la vie professionnelle et une disparation progressive de l’individu au profit du groupe sous l’impulsion des rites, des mythes et de la culture d’entreprise comme le remarquaient déjà Aubert et Gaulejac en 1991 dans leur ouvrage « le coût de l’excellence ».
Parallèlement, le gouvernement laisse la place à la gouvernance c’est-à-dire une identification des gouvernants et des gouvernés à une « a-localisation » du système de gouvernement c’est-à-dire selon Jan Kooiman « le modèle, ou la structure, qui émerge dans un système socio-politique en tant que résultat commun de l’interaction de tous les acteurs en présence. Ce modèle ne peut être réduit à un seul acteur ou à un groupe d’acteurs en particulier ».
Les impulsions autrefois localisées (le chef/le patron) émanent désormais aussi du marché et d’acteurs multiples dont il faut décoder les réactions voire les anticiper pour concevoir et vendre des produits et services de qualité dans un théâtre d’action en perpétuelle tension.
Normal donc que la philosophie gestionnaire homéostatique se nourrisse d’un engagement total de l’être du salarié, un don de soi au service de l’accomplissement des objectifs de l’entreprise. Le « Game » prend irréversiblement le pouvoir sur le « Playing » (Winnicott). D’ailleurs, sur le plan de la médecine du travail, les souffrances physiques laissent progressivement place aux souffrances psychiques et psychologiques car évidemment « se cacher est un plaisir, mais ne pas être trouvé est une catastrophe » (Winnicott).
Management et coaching, entre nécessité et tension
Dans un tel contexte, le manager, pour être efficace, ne peut plus juste s’atteler à la gestion des processus et à la gestion des rythmes. Le « facteur humain » devient un enjeu qu’il faut comprendre et appréhender pour favoriser une action encore plus efficace et si possible, sans erreurs. En effet, alors que les instruments techniques sont de plus en plus fiables, l’homme reste infiniment variable et instable (Dante) et demeure donc une source d’erreurs ; Certains le voit même comme un frein au « progrès » ou pire, comme étant obsolète (Gunther Anders).
Le chef « chronomètre » doit donc céder la place au manager-coach sensé mettre de l’huile dans les rouages de l’âme.
Nous éviterons de nous aventurer dans les méandres des définitions du coaching, il y a autant d’écoles de pensée que de définitions du coaching. Il nous semble néanmoins évident de mettre en exergue l’objectif central du coaching qui est d’emmener le coaché à développer son potentiel tout comme son épanouissement et son autonomisation. C’est une sorte de dialectique entre objectifs et moyens disponibles et l’essence de soi-même.
Le manager-coach avec une posture quasi-schizophrénique doit alterner sans cesse « le comment » (sa posture originelle) et « le pourquoi » (expression de la volonté d’accompagnement).
Un contexte qui n’est pas neutre
Ce positionnement ambidextre s’inscrit dans un contexte particulier où le management présuppose trop souvent que savoir, c’est pouvoir et que comprendre, c’est être capable de refaire (Bernard Ronze). Le réel est de fait exprimé dans sa plus petite expression : est réel ce qui se répète. La mesure devient ainsi omnipotent, le prix a payé est l’exclusion du singulier et de l’exception.
Dans ce contexte, le manager-coach a donc pour objectif d’aller sonder cette singularité pour la comprendre et lui permettre de s’épanouir tout en ne perdant pas de vue l’essentiel : développer le savoir-agir de l’organisation pour une action efficace. Il s’agit pour le manager de passer d’une propension au problem solving, ce Graal communément enseigné dans toutes les écoles de commerce à la formulation de problèmes, hautement plus complexe et plus engageant intellectuellement et émotionnellement.
Le manager-coach doit donc faire cohabiter une obligation de résultats due à sa fonction de « producteur » à une obligation de moyens liée à son rôle de coach, d’une obligation de performance à une obligation de comprendre et d’aider à comprendre pour une action soutenable. Sa fonction de manager s’en trouve amendée mais enrichit.
D’une posture d’autorité, le manager-coach doit adopter une posture de bienveillance, il doit ainsi passer d’un positionnement de puissance à l’intériorisation des limites ; Ce qui rejoint l’analyse de Simone Weil dans son ouvrage l’enracinement dans laquelle elle plaide la nécessité de borner l’action : « La force brute n’est pas souveraine ici-bas. Elle est par nature aveugle et indéterminée. Ce qui est souverain ici-bas, c’est la détermination, la limite. La Sagesse éternelle emprisonne cet univers dans un réseau, dans un filet de déterminations. L’univers ne s’y débat pas. La force brute de la matière, qui nous paraît souveraineté, n’est pas autre chose en réalité que parfaite obéissance ». Montesquieu, ne disait-il pas la même chose par cette phrase : « La vertu même a besoin de limites ».
Ce passage de la force à la limite a un prix, celui de l’éthique de la non puissance. Comme le montre Jacques Ellul, l’éthique de la non impuissance n’est pas une impuissance (« on n’est pas capable de ») mais un renoncement partiel à la puissance (« on a les capacités mais on décide de ne pas faire ») pour différentes raisons : éthique, impossibilité d’appréhender avec la raison les conséquences de ses actions, obligation de protéger la nature….
Il s’agit donc d’une application concrète de la phronesis (sagesse pratique) que l’on retrouve aussi bien dans l’Éthique à Nicomaque d’Aristote et chez Platon. L’entreprise est-elle prête aujourd’hui à payer ce prix ? Rien n’est moins sûr.
L’ascension du manager-coach est-il le signe de l’avènement d’un management convivialiste ?
Le management convivialiste doit être un système de management donnant corps à l’idéal convivialiste c’est-à-dire « l’art de vivre ensemble (con-vivere) qui valorise la relation et la coopération, et permette de s’opposer sans se massacrer, en prenant soin des autres et de la Nature ». Partant du manifeste convivialiste, nous pouvons dire qu’un management convivialiste promeut comme action légitime « celle qui permet à chacun d’affirmer au mieux son individualité singulière en devenir, en développant sa puissance d’être et d’agir sans nuire à celle des autres ». Il s’agit donc de l’application des principes fondamentaux du convivialisme dans l’entreprise : principe de commune humanité, principe de commune socialité, principe d’opposition maitrisée et créatrice (« chacun a vocation à manifester son individualité singulière il est naturel que les humains puissent s’opposer. Mais il ne leur est légitime de le faire qu’aussi longtemps que cela ne met pas en danger le cadre de commune socialité qui rend cette rivalité féconde et non destructrice »).
Le coaching n’est donc pas la première brique d’un management convivialiste mais l’entreprise convivialiste serait un parfait réceptacle du coaching (et du manager-coach) de par son caractère inclusif et son objet pluridimensionnel. En effet, aussi longtemps que l’objet social de l’entreprise restera la maximisation des profits dans l’intérêt des seuls actionnaires, sans une véritable prise en compte des autres parties prenantes, le coaching y restera contraint et délivrera difficilement tout son potentiel.
En outre, l’entreprise n’échappe pas à la loi de Gabor qui stipule que tout ce qui est possible techniquement, sera fait quelque soit le prix. De fait, l’homme en entreprise n’a pas d’autres solutions que de s’adapter de lui-même ou d’être contraint. Le coaching peut donc très vite être réduit à une technique d’adaptation de l’homme à son contexte voire à de la manipulation, ce qui est loin d’être son objectif.
L’entreprise est-elle condamnée à un humanisme verbal ?
Au delà des slogans, des modes managériaux voire des incantations à la liberté en entreprise qui se succèdent depuis de nombreuses années, les résultats même contraints obtenus par les coachs en entreprise montrent que l’humanisme verbal peut être dépassé. Cela implique la mise en place « d’espaces de respiration » pour sortir d’une logique strictement comptable et financier. L’homme devrait être traité en entreprise au moins aussi bien que le capital. Cet objectif ne sera pas atteint sans un réel effort de refondation de l’entreprise. Ses fondements doivent être plus inclusifs et la vision de la performance qui y a cours multidimensionnelle.
Ce renouvellement des fondements de l’entreprise passera un dépassement du conflit entre les attentes humaines légitimes et les attentes professionnelles. Pour cela, plusieurs débats devront être instruits, en voici quelques uns : La création d’un nouveau statut d’entreprise à objet social étendu, projet défendu par Blanche Segrestin et Armand Hatchuel (cf. leur ouvrage : La « Société à Objet Social étendu », Les Presses des Mines) qui consiste à intégrer d’autres buts que le seul profit ; La sortie du mythe de la solution (Bertrand de Jouvenel) : la solution n’existe que pour un problème technique ou mathématique jamais pour un problème managérial ou politique pour lesquels il faut un règlement dont les instruments sont la négociation et le compromis; L’enrichissement de notre perception de la « réalité » en entreprise : la réalité ne saurait être réduite à sa plus petite expression, celle en général mesurable : ne pas confondre vérité et exactitude car ce qui est efficace (bienveillance, ce qui se marque sur le visage, le respect, l’insolite…) est souvent invisible (Pascale Molinier) ; Le développement d’un esprit critique vis-à-vis des outils qui deviennent omniprésents en entreprise notamment avec le digital car un outil digital ou non qui devient un objectif cesse d’être un bon outil et se retourne souvent contre son objectif originel ; L’incitation à la formulation de problèmes aussi bien que le « problem solving » car penser/ réfléchir sera toujours supérieur à analyser et calculer.
Nous voyons donc que le renouvellement des fondements de l’entreprise ne saurait se résumer à bien penser mais à penser le bien. Dès lors, les compétences doivent rencontrer un Homme pour éviter que nous nous retrouvions avec, certes des qualités, mais sans Homme (Robert Musil), autrement dit, cette monstruosité dont parlait Simone Weil, une pensée sans conscience.
Thales, le penseur présocratique avait vu juste, « toutes les choses sont remplies de Dieux », à fortiori les Hommes dirai-je. Tâchons de débusquer les Dieux en l’Homme pour préserver ce triptyque si cher à Bernard Ronze : le sens, le sujet et le sacré.