L’allégorie de Nabilla ou la maladie des faits

En voyant sur Amazon le nombre de commentaires et les évaluations concernant un ouvrage de Paul Valéry intitulé « le bilan de l’intelligence », issu d’une conférence prononcée en 1935 et un ouvrage de Nabilla intitulé « Trop vite », on ne peut que sourire du « taux d’engagement » comme on dit aujourd’hui, relativement bas, en faveur de l’ouvrage de Paul Valéry (pour quelqu’un qui connaît ce dernier, bien sûr).

Néanmoins, j’ai voulu profiter de l’occasion pour illustrer ce que j’appelle « l’allégorie de Nabilla » ou la maladie des faits afin de mieux expliciter les limites d’un esprit ou d’un management uniquement rivé sur les faits et rien que les faits. S’appuyer uniquement sur les faits en faisant fi de la connaissance qui permet de leur donner du sens est aussi dangereux que de nier les faits car le glissement des faits aux opinions n’en est que plus redoutable! Le fameux « c’est factuel » est rarement suffisant pour saisir le sens des choses, pour s’approcher de la vérité et donc pour minimiser les risques de tomber dans l’erreur et dans l’illusion.

Voici le raisonnement qui semblant logique peut très vite dériver sur des opinions :

  1. Sur Amazon, le livre de Nabilla (Trop vite) est mieux noté que le livre de Paul Valéry (Le bilan de l’intelligence) : 4,4 contre 4,2.
  2. Il y a 386 personnes qui ont noté le livre de Nabilla et seulement 39 personnes le livre de Paul Valéry
  3. Le livre de Nabilla est donc plus « populaire » (sur Amazon) que le livre de Paul Valéry
  4. Le livre de Nabilla est donc plus « utile » que le livre de Paul Valéry
  5. Nabilla est donc plus « utile » que Paul Valéry
  6. Du moment où 386 personnes plébiscitent le livre de Nabilla et que 39 seulement le livre de Paul Valéry, Nabilla exprime plus « la vérité » que Paul Valéry
  7. Paul Valéry est donc moins « important » que Nabilla
  8. Nabilla est donc définitivement un personnage plus « important » que Paul Valéry.

Si nous nous arrêtons uniquement aux faits en faisant fi de l’histoire, du contexte, du contenu des livres, de la biographie des auteurs… grosso modo de toute la connaissance qui permet d’avoir une chance non négligeable d’avoir un jugement « correct », le raisonnement développé ci-dessus est factuel jusqu’au point 3 notamment. Puis l’opinion prend le dessus sur les faits.

Un tel glissement rapide des faits aux opinions aurait être minimisé par une mise en contexte des faits, antidote à la généralisation, à l’essentialisation, à l’extrapolation, à la minoration hasardeuses pour éviter de passer à côté de l’essentiel. Sans une telle mise en contexte, ce qui advient, très souvent, c’est le remplacement de la conception traditionnelle de la vérité (correspondance entre la pensée et la réalité) par ce que Robert Musil appelait des « prothèses de vérité ». Notre époque ne manque pas de « prothèses de vérité » : A la vérité-réussite et à la vérité-satisfaction dont parlait Bouveresse, on peut ajouter la vérité-utilité, la vérité-préférence, la vérité-sincérité… De telles « prothèses » cimentent in fine l’erreur et l’illusion, ce qui n’est jamais sans conséquence. « On ne cache pas le cadavre d’un éléphant sous les feuilles » dit un proverbe Beti.

En entreprise, la maladie du déni du réel se drape soit dans le déni des faits (très classique) mais aussi dans le fait de ne tenir compte, exclusivement, que des faits : notamment ce qui se voit, ce qui se constate, ce qui se mesure sans la nécessaire mise en contexte . Le culte des faits (et rien que des faits) sans ce qui permet de donner du sens aux faits c’est à dire la connaissance mène inexorablement toute organisation vers un lit d’absurdités qui, sans les conséquences concrètes sur la vie des gens et sur la performance à long terme de toute organisation, nous ferait, avec du recul, plus rire que pleurer. D’ailleurs, l’absurdité peut y être aussi spectaculaire que de comparer les productions intellectuelles de Nabilla et de Paul Valéry (exemples : prendre un indicateur pour un objectif; penser que le sens est dans les mots…) mais nous n’y prêtons pas (plus) attention car, quelque chose qui devient trop réel cesse, hélas, d’être un problème. Nous nous accoutumons très vite à la bêtise même lorsqu’elle est spectaculaire. L’Homme est ainsi fait.

L’antidote contre un esprit uniquement rivé sur les faits et qui pense que les faits se suffisent à eux mêmes, c’est le discernement qui ne s’acquiert que par la culture générale (qui n’est pas la documentation ou le savoir que détiendrait un fort en thème), c’est à dire toute connaissance qui permet de s’orienter dans la pensée et dans l’action par le truchement de l’imagination et de la sensibilité. D’ailleurs un curieux hasard fait que dans le livre de Paul Valéry dont il est question plus haut, ce dernier qualifie la sensibilité « de véritable puissance motrice » de l’intelligence mais nous alerte du risque de la voir s’altérer à cause d’une pléthore d’abus : « abus de vitesse, abus de lumière, abus de toniques, de stupéfiants, d’excitants… Abus de fréquence dans les impressions ; abus de diversité ; abus de résonance ; abus de facilités ; abus de merveilles ; abus de ces prodigieux moyens de déclenchement, par l’artifice desquels d’immenses effets sont mis sous le doigt d’un enfant ». Pour ainsi dire, l’abus de l’instant, le frère siamois de l’abus des faits, nous ronge comme la chenille ronge les feuilles d’une plante.

Vivre que des faits sans la connaissance qui permet de comprendre les faits, c’est sacrifier le sens des choses. Mr Gradgrind, un des personnages clés du livre de Charles Dickens, Les Temps difficiles, qui voulait bannir l’imagination de la pédagogie à l’école et réduire le monde aux seuls faits, l’a appris à ses dépens.

Enjamber le réel, c’est donc soit nier les faits, soit être trompé par les faits (basculer dans les opinions comme on le voit dans l’illustration ci-dessus) ou se tromper carrément de faits. C’est le drame actuel du management et osons le, de l’époque. Il en sera ainsi aussi longtemps que le culte exclusif des faits sans mise en contexte ne laissera pas de place au culte de la connaissance qui éclaire les faits. Ce n’est pas gagné car comme l’avait bien vu Edgar Quinet, « nous avons contracté un tel besoin de faux que nous voulons être trompés, même dans les choses qui n’ont de valeur que par leur véracité ». La déséducation actuelle à la réalité par l’abstraction et le formalisme, le culte sans la culture qui fertilise le discernement n’arrangent rien à l’affaire car Nabilla a raison, nous allons décidément « trop vite » en besogne alors que « le bilan de l’intelligence » autrement dit la réflexivité comme la pratique Paul Valéry, nécessite de perdre du temps pour mieux en gagner. George Bernard Shaw avait raison, il faut toujours « rester humble devant les faits, garder sa fierté devant les croyances ».

Sans réarmement théorique, l’échec guette tout projet véritable de transformation des entreprises

Dans le monde de l’entreprise, la connaissance dite théorique (comprenez, de nos jours, les productions des sciences humaines et sociales non transformables en objets (outils ou « langages de machine ») n’a plus bonne presse. D’ailleurs avec le développement du financement privé ou public par projet et l’exigence d’un retour sur investissement calculable à priori, certaines disciplines sont désormais sinistrées et dans certains pays, la fermeture de départements de philosophie, de sociologie, de lettres… perçus comme non rentables, n’est plus tabou. Ainsi, Le journal Libération, en avril 2019, fait état d’un tweet du président brésilien, Jair Bolsonaro, dans lequel il demande que « le ministre de l’Education étudie la décentralisation de l’investissement dans les facultés de philosophie et de sociologie » en précisant que « les étudiants déjà inscrits ne seront pas affectés » et que « l’objectif est de se concentrer dans les domaines qui génèrent une retombée immédiate pour le contribuable : vétérinaire, ingénierie, médecine ». En France, l’ancien vice-président délégué à la recherche à l’université de Strasbourg, Jay Rowell révèle, dans une étude publiée en septembre 2022 sur sa propre université, la « marginalisation » des sciences humaines et sociales au profit des sciences naturelles comme étant une des conséquences de la loi d’autonomie des universités en 2008.

En entreprise, accuser quelqu’un d’être « théorique » c’est-à-dire l’homme qui préfère Paul Valéry à Michael Porter, l’homme qui ne s’inscrit pas totalement dans la logique problème/solution, l’homme qui demande du temps pour réfléchir, l’homme qui dit « ça dépend », l’homme qui hésite, l’homme qui est lent…, c’est prononcer à son encontre une peine de mort sociale symbolique. Le dit « théorique », est devenu un exilé de l’intérieur, un homo sacer moderne, car il ne « sert à rien », fait perdre du temps et donc de l’argent selon l’expression consacrée nonobstant le « caractère essentiel de l’inutile » dont parlait Walter Benjamin. Dans le monde des pragmatiques, des « problem solvers », « l’inutile » est un renégat et si par malchance, il a de plus des idées personnelles, il devient ipso facto un dissident. Pour reprendre, en substance, la célèbre formule de Renan, on peut dire, il n’a jamais été aussi dangereux de savoir trop tôt. L’homo faber se retournerait-il contre l’Homme ?  

Le théoricien n’a pas toujours eu mauvaise presse

Ainsi, comme le notait à juste titre Guillaume Guindey, un « théoricien », inspecteur des finances, ayant suivi dans sa jeunesse les cours du philosophe Alain et qui fut chargé de restaurer la crédibilité financière de la France à l’international après la seconde guerre mondiale par le général De Gaulle (un autre « théoricien » qui en 1963 a fait partie des lauréats potentiels du prix Nobel de littérature), « l’homo faber est tourné vers le monde extérieur, principalement vers le monde inanimé. Quand il se tourne du côté des vivants, il tend, pour les appréhender, à leur appliquer les méthodes d’analyse qui lui réussissent si bien à l’égard des objets inanimés ».

L’homo faber en entreprise fabrique ainsi son propre malheur car il lui manque les concepts et les théories pour comprendre le travail réel, pour appréhender les dynamiques qui se construisent avec lui et autour de lui, pour connaitre sa propre ignorance qui reste la meilleure part de la connaissance comme le dit Simone Weil. Il oublie d’ailleurs que nos objets notamment les outils concrets ou abstraits sont des pharmakon (remède et poison à la fois). S’ils nous permettent d’agir efficacement dans un univers relativement maitrisé (univers passablement modélisable, prédictibilité possible de certains événements…), dans un univers complexe ne permettant pas la répétabilité, échappant au moins en partie à une rationalisation à priori et à des modes opératoires (notamment les contextes de transformation au long court, avec des enjeux technologiques, des enjeux de développement durable, des enjeux sociaux et sociétaux), ils peuvent fondamentalement simplifier, altérer ou nous cacher une partie du réel mais aussi une partie du jugement que nous pouvons avoir sur le réel. Ainsi, déifier de tels objets comme c’est souvent le cas en entreprise, c’est prendre le risque, d’une part, d’ostraciser tout savoir, toute connaissance qui ne se transforme en « objet gérable » ou en « langage de machine », et d’autre part, altérer notre capacité à faire des jugements corrects sur les situations. Ce que confirme le sociologue Bernard Conein : « les objets sont susceptibles d’être des supports pour nos jugements sur l’action, tant au moment de l’exécution qu’à celui de l’évaluation des résultats ».

Comprendre le travail réel et assurer la soutenabilité de l’action collective nécessitent bien sûr de l’humilité car travailler, ce n’est pas juste résoudre des problèmes, un voile mystérieux entoure toujours cette activité humaine fondamentale malgré les progrès gigantesques des sciences du travail. Cela nécessite surtout des concepts et des théories pour appréhender et apprécier les interstices et les espaces cachés aux confluences des mondes physique, subjectif et social lesquels entretiennent des relations dialogiques dans toute activité humaine.

Face au nihilisme des faits et aux marchands de sommeil conceptuel, le réarmement théorique est une nécessité

Il est donc nécessaire, pour tout intervenant en entreprise (travailleur au plus près du terrain, manager, consultant, chercheur) de trouver le passage du simple au complexe en ayant un « regard de mécanicien » et une « vision d’architecte » comme nous y enjoint Guindey. Ainsi, volens nolens, sans théorie, comprendre la pratique et la rendre soutenable devient difficile voire impossible et pratiquer sans théorie, c’est investir inexorablement dans la déception. Il n’y a donc rien de plus pratique qu’une bonne théorie et bien souvent, une mauvaise pratique n’est que la victime d’une mauvaise théorie.

En cherchant par tous les moyens des connaissances actionnables ici et maintenant par l’intermédiaire d’outils ou de langages techniques et en éliminant toutes les autres formes de connaissances, nous travaillons à l’effondrement de la capacité de penser en construisant un boulevard au nihilisme des faits, aux convictions obligatoires du moment, à la crédulité, aux innovateurs linguistiques, aux marchands de sommeil conceptuel, aux enjambeurs (du réel) et autres mystificateurs de tout poil. Ce qu’on n’appréhende pas, n’existe point pour l’esprit. Le manque de jugement est donc un déficit de concepts et de théories pour apprécier « correctement » le réel. Ce manque de jugement traverse d’ailleurs les frontières de l’entreprise et a envahi la société toute entière avec, notamment, des phénomènes comme le complotisme.

Il n’est donc pas étonnant aujourd’hui, que dans le champ du management et de la gestion des entreprises, le crime qui ne fait pas partie du code pénal de la raison soit le crime contre la logique et contre l’esprit en général.  Ainsi, paradoxalement, nous n’avons jamais eu autant de livres sur le management, d’écoles de management (même les IAE sont devenus des schools of management), d’experts en management, de gourous du management, de coachs en management, d’étudiants qui choisissent la filière management, de cours de management dans les écoles spécialisées (Sciences Po, ENA,…), de cabinets de conseil en management, de modes managériaux et curieusement les maux du travail (bore-out, burn-out, stress chronique, fatigue compassionnelle voire suicides) et le désengagement des salariés n’ont jamais été aussi importants. En outre, malgré cet écosystème managérial fécond (experts, corpus, outils…), selon les études (Forrester, Gartner…) entre 60 et 80 % des projets de transformation digitale sont des échecs c’est-à-dire que les résultats opérationnels escomptés ne sont pas atteints. Pas besoin d’être un grand logicien pour se rendre compte que quelque chose ne tourne pas rond dans le royaume du management.

C’est pourquoi lutter contre le savoir managérial stérilement fécond, contre la cécité au réel, c’est investir dans la théorie car nous ne souffrons pas de trop de théorie mais d’un manque de théorie pour comprendre et accompagner les transformations d’une entreprise devenue politique. En effet, si manager c’est travailler le divers (des réalités diverses allant dans des directions opposées), le divers n’a été jamais aussi complexe : efficacité à court terme vs soutenabilité, citoyen vs consommateur, cœur vs raison, intuition vs pensée, préservation de l’environnement vs croissance etc.  Aucune recette n’a de prise sur une telle complexité et aucune discipline seule ne peut la pénétrer.

Pas de transformation véritable sans ressources intellectuelles

Ce n’est qu’en investissant dans la théorie pour comprendre au mieux le réel, pour penser le pire afin de l’écarter que nous pourrons faire émerger la force intellectuelle nécessaire pour accompagner les grandes transformations du moment.

Une telle force intellectuelle sera un antidote aux vices du langage en instaurant le fameux doute linguistique dont parlait Karl Kraus c’est-à-dire « apprendre à voir des abîmes là où sont des lieux communs ». Cela passera par la promotion d’un langage clair, précis et exact, le contraire de la phraséologie managériale actuelle. Nous disposerons ainsi de la rigueur intellectuelle nécessaire pour lutter contre « l’impolitesse de la pensée » c’est-à-dire contre le non-respect des faits, les crimes contre le raisonnement et la logique, les crimes contre l’esprit en général. Nous pourrons ainsi sortir du culte de la compétence totale car aucune compétence ne permet d’être « compétent » dans le temps et dans l’espace car elle n’est synonyme que d’adaptation à une tâche alors que pour faire face au réel, il est souvent nécessaire de questionner et de dépasser la tâche. Nous aurons dès lors, l’ensemble des conditions nécessaires à la réflexivité par rapport à nos pratiques pour aller au-delà du problem solving car comme le dit Valéry, et je pense que l’entreprise n’y échappe pas, « les petits faits inexpliqués contiennent toujours de quoi renverser toutes les explications des grands faits ».

Nous pouvons dire pour conclure que l’homo faber a engendré un management de philistin, ironie de l’histoire, seule la théorie pourra sauver le philistin si vous ne voulons pas, comme l’avait bien vu Karl Kraus, subordonner définitivement les raisons de vivre aux moyens de vivre.

Le traitantisme ou l’art de « soigner » les symptômes

Au fur et à mesure des années, j’ai vu se cristalliser, dans beaucoup d’organisations, une propension, un automatisme consistant, dès qu’il y a un problème ou une classe de problèmes qui émerge, à systématiquement « traiter » les individus (recadrage, procédures disciplinaires, formalisation de nouvelles procédures, formation, demande de soft skills, coaching…) en lieu et place du travail (freins à la subsidiarité et à la coopération, reconnaissance du travail invisible, freins à la délibération sur les critères de qualité du travail bien fait, conditions d’encapacitation de l’environnement, diversité créatrice…). C’est ce phénomène extrêmement trivial dans son expression, complexe dans ses soubassements, dramatique dans ses conséquences que je nomme par le néologisme : le traitantisme.  

En effet, bien souvent, une véritable analyse du travail réel suffirait pour mettre en exergue les « problèmes constitutifs » et les « problèmes circonstanciels » qui obstruent la qualité du travail et sa soutenabilité, l’Homme n’étant, dans bien des cas, que l’indice du problème.

Désormais, la vision simplificatrice du monde consistant à tout voir en « problèmes » et en « solutions » n’épargne pas les travailleurs intuitu personae. Il faut apporter des « solutions » en oubliant au passage qu’une solution est une réponse qui satisfait pleinement l’ensemble des données d’un problème ; ce qui n’est jamais le cas pour un problème managérial par essence politique (nécessité de ne pas perdre le sens du tout). Ignorant cela ou par la force des choses, les organisations deviennent « traitantes » nonobstant le réel du travail, ce que le psychiatre Claude Veil résume magistralement par cette formule bien trouvée : dans les entreprises, « on s’intéresse plus aux gens qui posent des problèmes plutôt qu’aux problèmes que posent les gens ».

Le traitantisme est donc loin d’être neutre dans les organisations. Il s’exprime par le truchement d’au moins trois dynamiques corrélées :

  • Plus les problèmes sont considérés comme sérieux, dignes d’intérêts et urgents, plus on cherche à les résoudre en traitant l’Homme. Dès lors, plus on traite l’Homme, plus on se désintéresse du travail agonisant ou de toute autre cause organique pouvant expliquer l’origine des problèmes.
  • Plus les Hommes sont traités dans une entreprise, plus l’organisation formelle s’éloigne du travail réel, ce qui engendre plus de « rébellion » et/ou de « déviance » et donc une inexorable augmentation des processus et des procédures avec comme résultat un éloignement encore plus conséquent entre le travail réel et le travail prescrit.
  • Plus le travail prescrit et le travail réel sont éloignés, plus les gens sont « traités » pour déviance et/ou rébellion, plus l’organisation devient abstraite c’est à dire se résumant aux liants structurels au grand dam des liens organiques. La conséquence fondamentale consiste à confondre le collectif de travail avec une collection d’individus n’ayant que le métier et l’intérêt personnel comme dénominateurs communs.

Le traitantisme : entre rapports de pouvoir, réductionnisme causal et humanisme verbal

Le traitantisme est donc d’une part, une manifestation des rapports de pouvoir omniprésents dans les organisations (tantôt on rationalise, on surveille et on punit » tantôt on rationalise, on surveille et on « pédagogise ») et d’autre part, une manifestation du réductionnisme causal, du « sophisme de la cause unique » qui postule qu’il y a une seule cause à un événement ex : penser que la détention de compétences (hard ou soft skills ou les deux) pour une tâche donnée suffit à engendrer du travail bien fait, de la performance au contact du réel. Bien sûr, une bonne méthode mise en œuvre par un nigaud ne pourra pas produire les résultats escomptés. Cependant, le meilleur professionnel disposant des ressources, des compétences et des connaissances adéquates pour satisfaire une tâche mais placé dans un environnement de travail non capacitant ne fera pas de miracles non plus. Il est donc important avant de statuer « définitivement » sur les personnes, de statuer sur le travail et sur le niveau d’encapacitation de l’environnement de travail. Le poème précède toujours le commentaire disait Georges Steiner.

En outre, le traitantisme revêt souvent les habits de l’humanisme verbal pour tromper son monde. Ainsi, on demande désormais aux managers « d’avoir du cœur », d’être « empathiques », d’être des coachs, d’être bienveillants, d’être humbles, d’être dans le « care », d’être des « tuteurs de résilience » comme si de telles prescriptions suffisent pour transformer le travail réel et répondre aux difficultés de fond. Ces prescriptions « traitantisantes » participent de fait, fortement, à l’individualisation et la psychologisation des travailleurs qui masquent le réel du travail.

Le traitantisme est donc, volens nolens, une facilité managériale, un chemin de traverse qui peut se payer au prix fort : c’est un lent poison pour les organisations qui en s’intéressant plus aux personnes qu’aux problèmes qu’ils mettent en exergue, investissent non pas dans l’amélioration continue mais dans l’inertie du système malgré les discours de mobilisation sur la nécessaire transformation face à la complexité de l’environnement. Ce qui non seulement crée une dissonance communicationnelle, rogne méthodiquement la confiance, anéantit les conditions d’un travail efficace dans lequel tout le monde se reconnaît, éloigne de manière inéluctable l’organisation d’une performance productrice de santé et donc soutenable.

Cependant, lutter contre le traitantisme ne sera pas une chose aisée car il est nourri par des croyances fortement ancrées :

  • L’engouement des Hommes pour la réponse technique à l’apparence d’efficacité hic et nunc au détriment des réponses organiques qui ne s’expriment que dans un temps plus long. D’ailleurs, c’est cet engouement pour la technique que la loi de Gabor exprime parfaitement : tout ce qui est techniquement possible sera réalisé.
  • Le mythe d’un réel qui ne serait qu’un « game » (le réel n’est que ce qui se répète), au sens de Winnicott, c’est à dire un cadre formel, un faux self, des règles du jeu bien définies, des liens de causalité modélisables et dans lequel l’Homme serait maître et donc responsable de tout. Ce qui occulte une partie du réel (peut-être même la plus large) à savoir le « play » (le réel qui ne se répète pas) au sein de Winnicott, sans régularité, angoissant, chaotique et dans lequel l’Homme est pris dans un système de relations et de pouvoirs qu’il a même des difficultés à verbaliser, à comprendre et donc a fortiori à modéliser.
  • Le mythe d’un sens qui serait dans les mots et donc qui se « donne », ce qui impliquerait une responsabilité pleine et entière de l’Homme dans son incapacité à faire face au réel, du moment où il a reçu les « bons » mots d’ordre, les « bonnes » prescriptions. Nous oublions ainsi que le sens n’est jamais dans les mots (Wittgenstein) mais à côté des mots car c’est un construit psychologique et social complexe. Difficile donc de trouver des liens de causalité entre ce que le travailleur fait et les résultats de son action dans le temps et dans l’espace.

C’est peut-être à cause de ces croyances que le traitantisme couplé aux intérêts antagonistes, devenu un quasi réflexe, dépasse largement les frontières de l’entreprise : on traite aussi souvent le citoyen au lieu de s’interroger sur les politiques publiques, on traite le chômeur qui refuse certains emplois au lieu de s’intéresser à l’attractivité salariale et aux conditions de travail dans ces secteurs d’activités, face au « law shopping » des grandes multinationales (possibilité pour ces dernières de choisir le droit qui s’applique à elles par le biais des délocalisations), on traite le régime social des salariés en abaissant la sécurité de l’emploi pour « maintenir » l’attractivité des pays au lieu de converger vers une fiscalité mondiale des entreprises, etc.

Le traitantisme comme expédient du mythe du travail exact et fossoyeur de l’innovation et de la performance soutenable

Le traitantisme est une des expressions de ce que j’appelle le mythe du travail exact lequel n’est qu’une ramification de l’utopie de la vie exacte dont parlait Musil. D’ailleurs une autre expression du mythe du travail exact consiste à penser que nous pouvons savoir exactement, à l’avance, de quelles connaissances, de quelles ressources, de quelles compétences nous avons besoin pour faire face au réel, ce qui serait inexorablement la fin de la créativité et de l’innovation voire la fin de la vie tout  court. Sans puissance d’expansion, la vie est indéfendable disait le poète Antonin Artaud.

En effet, l’appareil disciplinaire à l’œuvre dans le traitantisme au sein des entreprises entre en collusion avec les velléités d’innovation, de créativité, de transformation. Curieux paradoxe car souvent dans l’histoire, seuls des Hommes résistants au traitantisme, capables de « décisions arbitraires » au sens étymologique du terme (c’est- à dire des décisions laissées au libre choix des individus), des voyous de la pensée (Gilles Chatelet), ont pu être à la base des plus grandes réalisations humaines; d’ailleurs, dans ce registre, les réalisations scientifiques ne font pas exception comme le note Paul Valéry en 1914 dans ce fameux passage des Cahiers qui n’a pas pris une ride :  » La science n’est pas le résultat nécessaire, immanquable de la raison humaine ni du bon sens ni de l’observation indéfinie. Cette raison et cette observation ont pu exister pendant des siècles sans que la science se fît, ou s’accrut d’une ligne. Mais la science est due à des accidents heureux, à des hommes déraisonnables, à des désirs absurdes, à des questions saugrenues ; à des amateurs de difficultés ; à des loisirs et à des vices ; au hasard qui a fait trouver le verre ; à des imaginations de poètes ». On peut faire l’hypothèse que ce qui est valable pour les réalisations scientifiques le soit pour les réalisations entrepreneuriales et économiques.

C’est pourquoi l’engouement solutionniste actuel autour des soft skills par ceux qui, en filigrane ou in petto, pensent que la compétence suffit pour être compétent (dans le temps et dans l’espace), relève de ce mythe du travail exact, prédictible, programmable.

Néanmoins la bêtise, c’est d’être surpris par une telle conception solutionniste du travail et de l’action collective car comme le dit si justement Valéry, l’illusion est excitation. Le traitantisme n’en est qu’une illustration.

Pourquoi la culture générale est la véritable soft skill ?

Notre époque ne manque pas de « préposés aux choses vagues », le nom que Paul Valéry donnait à ceux que j’appelle les enjambeurs. Ces derniers ont ceci de particulier qu’ils manifestent peu d’intérêt au réel. La dernière « production » d’une classe d’enjambeurs à savoir des économistes, des chercheurs en management, des spécialistes du recrutement consiste à théoriser les compétences socio-comportementales (ou soft skills) comme des objets de gestion à savoir qu’on pourrait les identifier, les isoler, les développer, les piloter, les manager. Ainsi, comme le notent certains économistes et non des moindres, les soft skills, à l’image des compétences en Français et en mathématiques sont identifiables et évaluables de manière similaire. Hélas, l’obscurantiste est souvent dans la lumière car penser qu’on peut modéliser l’indétermination de la vie, c’est manquer cruellement de soft skills. Je ne reviendrai pas ici sur les raisons qui font qu’une soft skill n’est pas modélisable comme une compétence en mathématiques, j’y ai déjà consacré plusieurs articles (un article dans Le journal Le Monde et un article plus détaillé sur mon blog).

J’aimerais revenir ici sur ce qui représente pour moi la véritable soft skill à savoir la culture générale, en définir le sens et en expliquer les mécanismes.

Tout d’abord, procédons au « nettoyage de la situation verbale » comme nous y enjoint Paul Valéry

La culture générale est un ensemble hétérogène de savoirs et donc de rationalités, passés au tamis de l’imagination et de la sensibilité, qui permet de s’orienter dans la pensée et dans l’action. La culture générale n’est donc jamais statique et ne s’exprime que dans le mouvement. Il y a donc toujours un rapport dialogique entre la culture générale, la pensée en action et l’action sur le monde pour transformer le réel.

Le fort en thème n’est pas pour moi quelqu’un qui a de la culture générale, c’est quelqu’un qui est bien documenté c’est-à-dire qu’il a beaucoup d’informations sur une ou plusieurs questions données. La documentation n’est donc pas la culture générale. La documentation est un stock statique de connaissances qu’on peut conserver en dehors de soi (papier, base de données…) ou en soi par le truchement de la mémoire alors que la culture générale est toujours dynamique et constamment en reconstruction à cause des allers-retours avec le réel. La culture générale est toujours incarnée par un individu dans une certaine culture (culture sociale, culture technique…) pour s’orienter dans un bordel d’idées (Pierre Boulez) ou dans l’action, dans le temps et dans l’espace.  

La culture générale n’est pas de synonyme de « quantité de savoirs ». C’est la culture du savoir dans un milieu donné, que le milieu soit celui des idées ou des faits ou tout simplement celui permettant de faire dialoguer les idées et les faits afin qu’ils s’éclairent mutuellement. La culture générale repose ainsi sur la qualité du savoir, accessoirement sur la quantité du savoir mais surtout sur l’existence de facteurs de conversion face au réel que sont l’imagination et la sensibilité. C’est pourquoi la bêtise est rarement un déficit d’intelligence mais un déficit de sensibilité au réel d’où la mémorable phrase de Clémenceau : « Les polytechniciens savent tout, mais rien d’autre » ou encore la sortie de Bernanos : « dans l’ordre de la technique, un imbécile peut parvenir au plus haut grade sans cesser d’être un imbécile ».

Une fois ces précisions apportées, on peut tordre le cou à trois idées reçues : 

  • ce n’est pas parce que vous maitrisez les humanités classiques ou que vous avez une grande culture littéraire que vous avez une culture générale, vous êtes simplement très documenté car vous pouvez manquer d’imagination et surtout de sensibilité ;
  • ce ne sont pas uniquement « les gens de culture » qui peuvent avoir de la culture générale, en effet, le compagnonnage, les fables, les proverbes, les contes et la vie elle-même peuvent aussi produire un savoir, engendrer de l’imagination et de la sensibilité pour nous aider à nous orienter dans la pensée et dans l’action ;
  • les humanités ou les sciences humaines et sociales en général ne rendent pas plus humain car si c’était le cas, un philosophe illustre comme Heidegger n’aurait pas été nazi, Robert Brasillach en France n’aurait pas collaboré sous l’occupation : on peut bien penser sans penser le bien. En effet, comme le constatait déjà Rousseau, « l’entendement sans règle et une raison sans principe » ne mènent nulle part ou plutôt mènent à la catastrophe.

La culture générale est au service du « jugement correct » dans l’espace et dans le temps

Ce que les enjambeurs en management et en économie appellent soft skills consiste à mélanger plusieurs notions qui prises une à une sont sémantiquement chargées : des traits de caractère, des traits de personnalités, des attributs d’une intelligence sociale, etc… Bref, ils constituent un prêchi-prêcha salmigondesque d’apparence savante qui ne veut absolument rien dire sur le réel. Pour reprendre un exemple de Musil, c’est comme un zoologiste qui mettrait dans la famille des quadrupèdes, les chiens, les tables, les chaises et les équations du quatrième degré. En effet, le culte de l’univocité et de la répétabilité engendre ce type d’illusions, d’espérances creuses qui réchauffent le cœur comme disait Sophocle car il s’agit pour les tenants des soft skills de rendre « gérables » donc prédictibles tout ce qui n’est pas une compétence dure (comprenez compétence métier) quitte à abuser de « confusions linguistiques et sémantiques » et à s’engouffrer dans l’intime des individus avec le risque d’eugénisme (managérial) et de charlatanisme intellectuel. 

« Tout ce qui n’est pas une compétence dure » (nous pouvons par exemple citer : être autonome, savoir s’adapter, avoir de l’esprit critique, avoir une intelligence de situation, avoir le sens du service, savoir gérer son stress, avoir de l’audace, avoir le sens du collectif…) a souvent comme débouché un jugement (si possible correct) que l’acteur fait sur « ce qui est bon ou bien pour… ». Tout jugement, nous dit la philosophe Béatrice Longuenesse, à partir des travaux de Kant, « est synthèse, c’est-à-dire liaison de représentations ; cette liaison a ceci de spécifique, par rapport à la synthèse sensible, qu’elle est liaison de concepts, c’est-à-dire qu’elle a pour moyen « l’unité analytique de la conscience » ». Le « jugement correct » prend sa source dans la culture générale, laquelle est fortement dépendante de l’histoire singulière de chacun, de son imagination et de sa sensibilité comme nous l’avons vu car le réel n’est pas réductible aux faits. « L’art de raisonner n’est point la raison » disait Rousseau.

Dans la quête d’un jugement correct, la variabilité de l’Homme que nous cherchons par tous les moyens à maitriser voire à combattre par des référentiels, des contrôles, des mesures n’est pas, au moins jusqu’à un certain point, un problème. L’imperfection de l’Homme est souvent le gage de sa force et de sa créativité. Vouloir la gommer, c’est oublier cette loi générale dont parlait Emmanuel Mounier : « les grandes forces instinctives, quand elles ne trouvent pas à se satisfaire, basculent sur leur contraire. Le besoin de donner l’être ou l’intelligibilité, de créer, de comprendre, de tirer du néant et de pousser à la lumière, est-il déçu à l’excès, il forme, dans les âmes médiocres ou simplement moyennes, le besoin d’anéantir, de briser, de piétiner ce qui refuse notre maitrise ». Un Homme qu’on met dans une case par abstraction et par formalisme, c’est aussi souvent une occasion manquée pour s’émouvoir, penser, créer, changer, s’enrichir: c’est un être vivant d’un mécanisme mort disait Marx. Oui, il y a quelque chose de mystérieux dans le fait que la « faiblesse puisse avoir raison », la « fragilité puisse être un signe de haute qualité » comme nous le rappelle Emmanuel Mounier. En entreprise, même la vulnérabilité peut être une force au service du travail collectif par le biais du collectif de travail.

Nous pouvons néanmoins agir pour parfaire nos jugements. Cependant, le « jugement correct » n’est pas modélisable a priori, il n’est pas gérable dans le sens qu’il ne peut pas être pensé avant la situation requérant le jugement car il est idiosyncrasique.  Dès lors, la répétabilité n’est pas de mise car le jugement est toujours dépendant d’une situation de travail encastrée dans le temps, dans l’espace et le vécu d’un acteur dans toute sa complexité d’Homme. En effet, concernant les jugements corrects, il y a bien sûr des règles comme nous le dit Wittgenstein mais il précise que ces dernières « ne forment pas un système » car « à la différence des règles de calcul, ce qui est le plus difficile ici est d’exprimer l’indétermination correctement et sans la falsifier ». C’est donc un cruel manque de jugement que de vouloir juger le jugement avant le jugement. A défaut d’être capable de « gérer le jugement », tout ce qu’on peut faire c’est travailler sur les conditions de la culture générale et de son expression afin qu’elle soit au service du raisonnement pratique et du « jugement correct ».

Quelle culture générale au service de l’entreprise ?

Le besoin insistant de soft skills traduit l’atteinte par la pédagogie exclusive par les compétences d’un seuil de retournement, seuil à partir duquel, l’acquisition unique de compétences nuit au développement des organisations car la compétence seule ne permet ni de critiquer (discerner dans le sens étymologique du verbe critiquer) les tâches ni de formuler des problèmes au-delà d’une certaine complexité. Le fait de subordonner l’Homme à la compétence n’est qu’une des expressions du travail de machine dont parlait Norbert Wiener, le père de la cybernétique. Paraphrasant la célèbre phrase de Marx dans « Misère de la philosophie », nous pouvons dire qu’un homme de compétences vaut un autre homme de compétences, l’Homme n’est rien et la compétence devient tout.

Dans une économie d’innovations de plus en plus ascendantes, les entreprises ont « désormais » autant besoin d’Hommes que de compétences d’où les tentatives vaines de rationaliser l’indétermination de la vie pour apporter des « solutions » à un « nouveau problème ». Je pense que seul le développement de la culture générale peut permettre de tirer profit, par le jugement correct, des opportunités (malgré les risques) de l’indétermination de la vie sociale et économique.

Tout ce qui augmente l’imagination et la sensibilité travaille pour la culture générale.

La fameuse expression de Kraus n’a jamais été aussi vraie : « les bonnes idées sont sans valeur, ce qui compte, c’est celui qui les a ». Equiper ceux qui portent les « bonnes idées », développer leur singularité car la culture générale est toujours singulière, passe par une réforme de l’éducation qui cultive la diplomatie des disciplines c’est-à-dire en orchestrant un rapport dialogique entre différentes disciplines concourant à une meilleure compréhension de l’action collective ;  par le développement du goût de la lecture, de la poésie, de la littérature, eu égard à l’effondrement des mythes mobilisateurs, de la disparition des contes, des fables de la vie moderne ;  par un commerce véritable avec le réel en nous méfiant des mots car penser, c’est parler donc difficile de bien s’orienter dans la pensée et dans l’action avec justesse en parlant de manière vague ; par l’acceptation qu’il faut vivre sans certitude car même la culture générale n’arrivera pas à bout de la variabilité du monde réel et de l’instabilité de l’Homme mais simplement la réduire; par prendre conscience que tout ce qui engendre la culture générale engendre une force de contestation car comme le disait Alain, penser, c’est dire non, tout l’enjeu est de savoir si les entreprises ont intérêt à engendrer en leur sein des forces de contestation.

Les entreprises sont-elles prêtes pour laisser s’exprimer la culture générale ?

Dans un moment historique où les moyens de vivre ont pris le pas sur les raisons de vivre, où les intérêts du consommateur, du travailleur et du citoyen n’ont jamais été aussi divergents, ce qui faisait dire à Kraus que tout se passe comme si Dieu avait créé le producteur, puis le consommateur et après l’Homme, la culture générale peut s’avérer subversive. En tout cas, elle est tout sauf neutre pour une entreprise.

En effet, alors que la souveraineté managériale est exercée par une seule partie prenante et que les promesses de responsabilisation sociale et environnementale ne sont que très peu suivies d’effet, travailler sur les conditions d’une véritable culture générale et de son expression est peut-être pour certaines entreprises investir dans l’adversité créatrice (l’adversité quand même) et donc prendre des risques. Les entreprises sont dès lors devant un paradoxe : cultiver les conditions de la culture générale et lui permettre de s’exprimer afin de faire face aux nouveaux enjeux et aux nouvelles problématiques qui se posent à elles avec le risque d’armer les consciences des travailleurs et donc d’outiller les velléités de changement ; chercher à rationaliser la vie par l’abstraction et le formalisme, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus irrationnel qui soit avec les effets délétères sur le corps social de l’entreprise et in fine sur la performance.

Enfin, outre le réflexe pavlovien consistant à tout voir en « problème » et à consentir à y apporter des « solutions » au grand dam du réel, travailler sur les soft skills comme un ingénieur des âmes (référentiels, mesures, évaluations…) c’est aussi asseoir une domination symbolique qui fait du travailleur un adaptant presque inoffensif, jamais un créatif par nature subversif, malgré les odes à la créativité.

Agir en ingénieur de l’âme au sujet des soft skills est une réponse rassurante pour l’entreprise, une réponse implicitement politique car elle ne permet pas de réinterroger les rapports de pouvoir en place. C’est de « l’organization as usual » par le truchement de l’esprit gestionnaire (procédures, maitrise, contrôle) sur des problématiques qui sont tout sauf usuelles (l’indétermination de la vie). C’est aussi une nouvelle manifestation de l’esprit de quantité : à défaut de mettre de l’esprit dans les actes, on assimile l’évaluation des apparences aux jugements véritables sur le réel.

L’indétermination de la vie ne pourra jamais être modélisée ni gérée malgré la puissance de nos outils. Il est donc vain de s’en référer à des référentiels de soft skills. Seule la culture générale, pharmakon par essence (remède et subversive à la fois), permettra d’en maitriser quelques aspects dans le temps et dans l’espace par le « jugement correct » avec des clauses explicites ou implicites de revoyure si les circonstances évoluent. C’est pour cette raison, comme Flaubert, «je ne m’étonne pas des gens qui cherchent à expliquer l’incompréhensible, mais de ceux qui croient avoir trouvé l’explication, de ceux qui ont le bon Dieu dans leur poche ». La culture générale comme soft skill atteindra son firmament lorsque les entreprises accepteront de vivre avec l’incompréhensible et l’incertitude sans le secours de ce qui n’existe pas en s’arc-boutant au maximum sur le réel et sans managérialisation de l’intime à peu de frais mais avec des dégâts incommensurables sur les existences et in fine sur la performance à long terme.

Les enjambeurs, ces ennemis du réel dans les entreprises et les organisations en général

Dans un article récent, je pointais du doigt le fait que personne n’oserait concevoir un avion en faisait fi des lois de la physique alors que tout le monde ou presque se sent habilité à concevoir des théories et des pratiques managériales en enjambant non seulement le travail réel mais aussi tout le savoir disponible sur l’Homme au travail et sur l’Homme tout court.

Ces joyeux téméraires que j’appelle les enjambeurs par analogie avec le tracteur enjambeur qui permet d’enjamber un ou plusieurs rangs de vignes avec comme corollaire un risque d’accidents graves et mortels, enjambent le réel, les connaissances minimales sur l’Homme et l’action collective et souvent, accréditent des sottises au grand dam des faits, transforment l’insignifiance en nécessité absolue et la nécessité en gausserie. Clin d’œil taquin de l’histoire, le tracteur agricole enjambeur a été inventé après la seconde guerre mondiale par un certain Jean Buche pour le compte de l’entreprise Bobard. Cela ne s’invente pas.

Les enjambeurs sont les producteurs de ce qu’on peut appeler la phraséologie managériale à la suite de Karl Kraus qui a abondamment étudié la phraséologie comme poison de la pensée par le truchement de la presse. La famille des enjambeurs en entreprise et dans les organisations en général excède celle des « planneurs » que Marie-Anne Dujarier circonscrit aux consultants et aux cadres de grandes organisations. De plus, le « planneur » en soi n’est pas nocif s’il « atterrit » convenablement, comme on peut se perdre et retrouver son chemin alors que l’enjambeur, par définition fait fi du fondamental par refus du réel, par ignorance ou par ruse et atterrit toujours avec des exigences incommensurables sur les existences des individus d’où sa nocivité absolue pour l’action collective : il peut détruire des vies, consciemment ou inconsciemment.

Le profil et les attributs de l’enjambeur varient en fonction du niveau d’expertise en doxosophie (science des apparences) :

  • La première catégorie d’enjambeurs est composée de personnes perçues comme très sérieuses qui disent travailler pour la « science ». On trouve dans cette catégorie une partie des chercheurs en management et des chercheurs en économie qui se pensent légitimes pour parler de management, ceux qui implicitement ou explicitement partent du postulat que savoir, c’est pouvoir, réussir, c’est comprendre, le réel, c’est ce qui se répète. Ces derniers font totalement fi du monde subjectif et du monde social. Ils donnent corps, vie et débouchés au principe de Talma : « tout ce qui doit agir comme vrai ne doit pas l’être ». François Sigaut parlerait d’aliénation culturelle à leur endroit car ils ont totalement perdu le lien avec le réel et célèbrent même joyeusement leur « prouesse ». Ils pensent souvent faire des « découvertes » et donc feraient avancer la « science ». Ce sont les hommes fabuleusement médiocres dont parlait Ortega y Gasset car « savants-ignorants » et mauvais essayistes qui s’ignorent, ils finiront tôt ou tard par tout savoir sur rien. Ils ignorent d’ailleurs si l’on en croit Paul Valery que la science est un ensemble de procédés et de recettes qui réussissent toujours. Je ne suis pas certain que nous puissions parler de réussite (si par réussite nous entendons le fait de permettre aux Hommes de mieux vivre) là où ces recettes sont appliquées . Paradoxalement, ces enjambeurs bénéficient du prestige de la « science » et de leurs institutions d’attache (écoles de commerce et universités renommées). Il faut au moins cela pour vivre du scientisme. Et ça marche ! La mauvaise « science » c’est à dire la « nulliture » de l’esprit, a ses adeptes et ses relais (cadres en entreprise, journalistes, consultants, éditeurs …) car comme la malbouffe, elle ne coûte pas cher à produire ; c’est une dé-pense (d’ailleurs, quelle mauvaise idée de penser !) mais elle s’achète facilement et se consomme rapidement mais gare à « l’indoxication ».
  • La 2ème catégorie d’enjambeurs est majoritairement composée de consultants en management et autres consultants en entreprise adeptes des « bonnes pratiques » qui en réalité ne sont « bonnes » que pour leur chiffre d’affaires car le travail d’exécution n’existe pas comme nous le rappelle, dans ses dires et écrits, l’éminent Christophe Dejours. Ces derniers sont souvent les ambassadeurs de ceux qui pensent qu’un concept creux gagne en dignité dès qu’il est exprimé en anglais d’aéroport. Ils se disent réalistes, pragmatiques, experts en problem solving et apporteurs de solutions mais croient que le réel, c’est le prescrit. En effet, contrairement à l’illusion, la vérité n’obéit jamais. Nourris spirituellement par les enjambeurs de la première catégorie, leurs maîtres-penseurs, ils font de l’extrapolation de résultats partiels un fonds de commerce rentable car depuis au moins Sénèque, nous savons que les Hommes préfèrent croire que de juger et la morale de l’époque veut que tout ce qui a un prix ait de la valeur. Très proactifs, ce sont des « novateurs professionnels » comme leurs parrains de la première catégorie ; ils sont capables de comprendre les enjeux, les opinions ou les humeurs du moment pour les traduire en concepts « vendables » : ils savent « prendre sans comprendre » mais aussi « comprendre que pour prendre », cette fameuse intelligence de rapt dont parlait Bertrand de Jouvenel. Désormais ils sont climatologues gestionnaires (après les plans de performance dans les hôpitaux avec le « succès » que l’on connaît et qui n’ont donc plus bonne presse, ils proposent désormais des missions sur la neutralité carbone), demain, ils seront paysagistes si l’opinion publique et/ou les entreprises sont à la recherche d’un nouveau Le Nôtre ou d’un capability Brown. Dans cette catégorie, il est à noter que la part prépondérante des consultants en management et assimilés, ne doit pas perdre de vue que nous pouvons aussi y trouver certains représentants des corps de contrôle de la fonction publique ou assimilée (nourris par les maîtres-penseurs de la catégorie 1), qui postulent que le réel doit rentrer dans « le » chiffre autrement dit, le chiffre, c’est la réalité avec toutes les conséquences pour l’action publique.

Ces enjambeurs de 2ème catégorie, à l’instar de ceux de la 1ère catégorie, sont incapables d’approcher le travail réel car ils n’ont jamais entendu parler des sciences du travail. D’ailleurs, pour une bonne partie d’entre eux, l’ergonomie, c’est pour les ingénieurs, la psychologie, c’est du baratin, la sociologie, c’est une science d’altermondialiste, les mathématiques, un outil qui permet de transformer n’importe quel raisonnement fallacieux en problématique sérieuse … Le philistin n’est donc jamais bien loin. Comme les enjambeurs de la première catégorie, ils bénéficient d’un certain prestige lié au nom de l’entreprise ou du pedigree personnel (diplômes et cv à ramifications), ce qui leur permet de maintenir l’illusion que même lorsqu’ils disent des carabistouilles, c’est leur capacité d’innovation qui s’exprime (la fameuse originalité!) alors qu’ils illustrent ni plus ni moins la fameuse bêtise intelligente (la pire des bêtises) dont Musil et Rosset nous ont tant parlé.

  • La 3ème catégorie d’enjambeurs est constituée d’un meli mélo d’acteurs qu’on retrouve en entreprise, principalement chez les managers. On trouve dans cette catégorie :
  • Ceux qui sont incapables de résister aux convictions obligatoires du moment, lesquelles sont, soit prescrites par les enjambeurs de la catégorie 1 et la catégorie 2 grâce à leur capacité d’entraînement, soit par leur chef (le fameux culte du chef),
  • Ceux qui pensent que l’expérience peut tout (donc en filigrane que le réel se répète) et nous exonère d’aller chercher la connaissance, là où elle se trouve,
  • Ceux qui ont été phagocytés par leur fonction qui en devenant  » fonction-naires » tombent dans le puits sans fond de la morale mathématique (morale de circonstance) dont parlait Nietzsche en pariant sur le court terme donc en investissant sur la désolation à long terme de ceux qu’ils managent,
  • Ceux qui pensent que le management, c’est du bon sens en oubliant qu’en se fiant juste à son bon sens, la terre est perçue comme plate.

Il n’est d’ailleurs pas rare de trouver ces 4 caractéristiques chez la même personne : le septembriseur de l’organisation, le nec plus ultra dans cette catégorie, on ne fait pas mieux!

Hormis ces 3 catégories d’enjambeurs professionnels, on peut rajouter une 4ème catégorie d’enjambeurs non professionnels constituée d’acteurs n’ayant aucune fonction managériale dans l’organisation et qui enjambent le savoir nécessaire au « travaillé ensemble » à partir du réel, avec leurs collègues, ce qui constitue de fait un crime contre l’esprit tout comme les crimes des 3 premières catégories. Cependant, il existe une différence de nature entre cette dernière catégorie et les trois premières. En effet, nous postulons que si ces acteurs sans assise managériale n’étaient pas positionnés, par les enjambeurs « professionnels », dans un environnement non capacitant qui engendre un certain nombre de stratégies d’acteurs dont la cécité devant le réel, la réalité pourrait être toute autre. Ce sont donc des victimes qui se transforment en bourreaux. Cependant, la différence de nature avec les 3 premières catégories peut se transformer en différence de temps lorsque la promotion comme manager n’est pas loin.

Le quadrillage de l’action collective dans les organisations par les différentes catégories d’enjambeurs que nous venons de passer en revue, ne permet pas, c’est un truisme de le dire, un commerce réel avec la réalité alors que, si quelque chose va mal dans une organisation, c’est souvent lié à une trahison du réel. De plus, comme les tracteurs enjambeurs qui grâce à l’innovation enjambent des hauteurs beaucoup plus importantes que les enjambeurs traditionnels, les enjambeurs de l’organisation, aidés par l’innovation dans la bêtise (modes managériales sans prise sur le réel, confusions sémantiques et linguistiques, humanisme verbal…) se perfectionnent au jour le jour, c’est le propre des théories verbeux de l’insignifiance pour reprendre l’expression de Magris.

Notons néanmoins qu’il n’y a pas plus naturel que de vouloir enjamber le réel (la connaissance du réel), nous le faisons tous par moment, car ce dernier est cruel mais il n’y a pas d’action efficace et soutenable en entreprise (management, transformation…) sans un effort soutenu de compréhension autant que possible de la réalité.

Les acteurs de la catégorie 1 et de la catégorie 2 en niant la complexité du réel pour de bonnes ou de mauvaises raisons jettent in fine l’opprobre sur leurs travaux qui ne sont pas soutenables alors qu’ils peuvent beaucoup apporter à la transformation des entreprises en orchestrant une véritable diplomatie des disciplines (psychologie et sociologie du travail, sociologie des organisations, ergonomie, psychodynamique du travail…). En effet, une telle diplomatie permet de mobiliser, de manière holistique, en fonction de l’état des savoirs, les concepts et les outils adéquats pour cerner au mieux le réel. Ainsi, sous l’impulsion des deux premières catégories, la catégorie 3 pourra faire sa révolution symbolique et instituer la seule bonne pratique digne de ce nom : affronter la dureté du réel en mobilisant les intelligences et les conditions de la confiance pour asseoir une coopération vivante entre les acteurs pour un travail soutenable et producteur de santé. Sans un tel effort de réhabilitation du réel et du savoir, nous continuerons à enjamber l’essentiel et donc à nous condamner à constater le « débordement de l’imprécision lyrique sur les terres de la raison » pour reprendre les mots de Musil.

Pour finir, rendons hommage à ceux qui font l’effort en entreprise et dans les organisations en général, de voir le réel en face, tel qu’il est, avec sa cruauté, sine ira et studio, ceux qui ne cherchent pas systématiquement à l’enjamber malgré la pression symbolique et concrète. Ces personnes n’ont pas le poids du nombre mais je pense qu’elles représentent l’avenir de l’entreprise car ce sont elles qui la rendent vivante et donc la maintiennent en vie. Comme Michel Crozier, je pense que les organisations ont fait fausse route en sophistiquant plus que ce qui était nécessaire les structures au détriment d’une professionnalisation des Hommes. Ces individus pourraient être l’avant-garde d’une telle professionnalisation car ils savent aller à l’encontre du confort des apparences et du conformisme organisé et/ou subi car comme « voyous de la pensée » au sens de Gilles Chatelet, ils acceptent de payer très cher le fait d’être humbles devant les faits et d’avoir une pensée personnelle. Leur état d’esprit a très peu de débouchés concrets si ce n’est d’être en phase avec leur moi profond car il va à l’encontre, dans beaucoup d’organisations, de la doxa et des incitations qui vont avec (incitations financières, avancement…).

A ces brebis galeuses ayant une vocation d’hétérodoxie pour reprendre l’expression de Boris Gobille, je leur dis de ne pas perdre espoir, vous pouvez trouver un débouché soutenable à votre courage : fuyez lorsque la lutte est vaine car comme le disait Thomas Paine, argumenter avec une personne qui a renoncé à utiliser sa raison, c’est comme administrer un médicament à un mort. Vous trouverez encore des entreprises privées grandes ou petites, des organismes publics, dans lesquelles le réel n’est pas enjambé à dessein, où le travail collectif s’inscrit réellement dans des collectifs de travail avec toutes les propriétés de ces derniers (délibération, coopération, subsidiarité réelle, chasse aux managers omniscients et omnipotents…). Aucune organisation n’est parfaite par définition car elles sont en mouvement mais vous aurez la chance d’y trouver des managers et des dirigeants qui inspirent, je ne parle pas de l’inspiration cathodique à la Walt Disney qui ne résiste pas aux faits et dont on ne cesse de parler dans la nébuleuse du leadership (une bonne idée est toujours trahie) mais des individus qui inspirent par leur honnêteté vis à vis du réel du travail qui est à la fois souffrance et plaisir.

Enfin, une précision s’impose : l’enjambeur en entreprise n’est que l’instrument de l’exaltation suprême de l’esprit de l’époque : l’efficacité quel que soit le prix à payer. L’enjambage en entreprise n’est qu’une des expressions d’un fait social total. On enjambe en politique, en économie etc… En effet, désormais, tout ce qui peut mener à l’efficacité la plus élevée possible, ici et maintenant, est plébiscité qu’importe le réel et le prix à payer . Dans cette optique, quoi de plus normal que la fausseté soit ainsi devenue un instrument au service de cette efficacité car comme nous le rappelle Peter Hacker, la vérité a la dignité, rarement le charme. Dans un monde d’apparence, le charme, c’est le sens.

L’esprit de grimpeur : antidote à la bêtise dans les organisations

« Un test d’intelligence conçu par un imbécile est un test d’imbécilité »

Cette phrase forte dans un style peu châtié de Bernard Charbonneau (penseur français et grand ami de Jacques Ellul) devrait tous nous parler. En effet, dans nos entreprises, pullulent des outils, des concepts ou des modes de raisonnement dérivés d’extrapolations hyperboliques de résultats partiels. Leur seule utilité, c’est d’être des marchandises ou des moyens d’en vendre.

Nous n’avons jamais autant eu les moyens pour « expliquer » et « comprendre » alors que nous connaissons une explosion exponentielle du niveau de bêtise, non pas n’importe quelle bêtise mais ce que Robert Musil qualifiait de bêtise intelligente c’est-à-dire la bêtise des personnes qui ont un problème de jugement. C’est ce que Clément Rosset nomme la bêtise du second degré. C’est une bêtise intériorisée et réflexive. Dans cette forme de bêtise, « on a pris conscience du problème de la bêtise ; on sait qu’il faut éviter d’être bête, et, à la lumière de ce scrupule, on a choisi une attitude « intelligente ». Naturellement, cette attitude n’est autre que la bêtise en personne, dont on pourrait dire, en paraphrasant Hegel, qu’elle est « la bêtise devenue conscience d’elle-même » : mais non point dans le sens où elle serait consciente d’être bête, consciente au contraire d’être intelligente, de constituer un relief de lucidité sur le fond de bêtise jadis menaçante, dont elle s’estime désormais définitivement affranchie. Cette bêtise du second degré, apanage des personnes généralement considérées à juste titre d’ailleurs comme intelligentes et cultivées, est évidemment incurable : en quoi, elle constitue une forme de bêtise absolue… ».

Récemment, la première vague du Covid a permis une cure anti bêtise dans les organisations avec une simplification à marche forcée des processus, des procédures et des outils car il fallait « sauver » les entreprises et assurer la continuité des activités dans les organismes publics. Si les entreprises et les organismes publics ont pu se passer de certaines procédures et/ou processus, c’est peut-être qu’ils ne sont pas indispensables dans leur entièreté si nous faisons confiance aux femmes et aux hommes qui font les organisations.

Cette parenthèse inespérée n’a pas été de longue durée. Très vite, la bêtise a repris ses droits d’autant plus qu’elle a une arme redoutable : l’oubli.

Nous fûmes pris en tenaille par des débats (hybridation du travail comme si le travail n’était pas par essence hybride, le nombre de jours de télétravail…) certes nécessaires, mais dérisoires eu égard aux enseignements qu’il fallait tirer de la crise : simplification des processus et procédures, débat dans chaque organisation d’une part sur un passif acceptable pour sortir de l’illusion de contrôle et permettre aux collaborateurs de ne plus être corsetés par un trop plein de procédures et de hiérarchie et d’autre part, sur ce qui doit être fait des fonctions dont le cœur de métier est la production quotidienne de procédures, reconnaissance du travail invisible, valorisation des métiers des près de 4,6 millions de salariés, dits « travailleurs de la deuxième ligne » …

Ces problématiques essentielles n’ont pas résisté au rouleau compresseur de la bêtise car sa production industrielle est de nouveau repartie. Alors que faire ?

Le seul antidote à la bêtise, à ma connaissance, c’est de s’arc-bouter au réel. Comme le dit Clément Rosset, « il y a un moment où cesse le domaine des preuves où l’on bute sur la chose elle-même ». C’est le moment où la discussion s’arrête, c’est donc un moment wittgensteinien : « Ne pense pas, regarde ». Pour bien regarder, il ne faut pas hésiter à se faire aider par des sachants dans les sciences humaines et sociales et plus largement dans les sciences du travail. C’est à mon sens, un des seuls moyens de développer l’esprit de grimpeur dans nos organisations car le grimpeur sait toujours que « le pied le plus sûr est aussi toujours le plus bas placé » (Musil).

Le refus du réel comme un des freins majeurs à la transformation des organisations : le principe de cruauté appliqué aux organisations

Le refus du réel comme frein majeur à la transformation des organisations

Tout projet de transformation, projet qui doit reconfigurer les dynamiques sociales en vigueur dans une organisation pour faire face aux enjeux internes et/ou externes afin d’obtenir le plus en sacrifiant le moins tout en préservant la santé des travailleurs, doit s’ancrer dans le réel de l’entreprise, hic et nunc, sans artifice, sans mise en scène, préservé autant que nécessaire des erreurs et des illusions. C’est donc un truisme de dire qu’il n’y a pas de transformation réussie sans préalablement un effort sérieux pour approcher le réel, le comprendre au mieux et en tirer les conséquences symboliques et opérationnelles.

C’est sans compter sur le principe de cruauté formulé par Clément Rosset, philosophe inclassable qui nous a quitté en 2018.  En effet, partant du constat que « Tout ce qui vise à atténuer la cruauté de la vérité, à atténuer les aspérités du réel, a pour conséquences immanquable de discréditer la plus géniale des entreprises comme la plus estimable des causes », le principe de cruauté, principe qu’il résume en deux principes simples, le principe de réalité suffisante et le principe d’incertitude, est un obstacle majeur au « commerce » avec le réel.

Rosset n’avait certainement pas à l’esprit que ses travaux sur le réel apporteraient un éclairage sans fard de la vie des entreprises privées et des institutions publiques. Néanmoins, il a mis le doigt sur ce qui me semble une des causes profondes des maux dans les organisations : le refus du réel. Tout se passe comme-ci le réel ne se suffisait pas à lui-même, et qu’il faille donc souvent, lui trouver un « double » car « le réel n’est généralement admis que sous certaines conditions et seulement jusqu’à un certain point : s’il abuse et se montre déplaisant, la tolérance est suspendue. Un arrêt de perception met alors la conscience à l’abri de tout spectacle indésirable ». D’ailleurs comme Rosset le pointe du doigt non sans humour, au cas où le réel insisterait, et « tient absolument à être perçu, il pourra toujours aller se faire voir ailleurs ». Dans bien des organisations, dans le secteur privé comme dans le secteur public, le réel n’y est pas que nié, il y est souvent refusé. Les conséquences sont fondamentales et considérables quant à la capacité de régénérescence de ces organisations et leur capacité à préserver la santé des travailleurs et donc leur puissance d’agir.  

Le principe de réalité suffisante et le principe d’incertitude appliquée aux organisations

Le réel est cruel, par « cruauté » du réel, Clément Rosset entend « la nature intrinsèquement douloureuse et tragique de la réalité…, le caractère unique, et par conséquent irrémédiable et sans appel, de cette réalité- caractère qui interdit à la fois de tenir celle-ci à distance et d’en atténuer la rigueur par la prise en considération de quelque que ce soit qui serait extérieure à celle-ci….telle une condamnation à mort qui coïnciderait avec son exécution, privant le condamné de l’intervalle nécessaire à la présentation d’un recours en grâce, la réalité ignore, pour la prendre toujours de court, toute demande en appel ».  Face à cette dureté du réel, à sa cruauté,beaucoup d’énergie est déployée pour le refuser et se débarrasser de l’angoisse qu’il porte naturellement.

Le refus du réel s’accompagne du refus de l’incertitude. En effet, l’incertitude n’est pas moins cruelle car « le besoin de certitude est pressant et apparemment indéracinable chez la plupart des hommes…Le plus déconcertant de ce gout de la certitude est son caractère abstrait, formel, insensible à ce qui existe réellement comme à ce qui peut être effectivement douloureux ou gratifiant ». D’ailleurs, Clément Rosset n’hésite pas à faire sienne la distinction qu’opère Nietzsche entre la « richesse de la réalité » et « la pauvreté » et « le vide » de la certitude. La pauvreté de la certitude renvoie à la mise en garde de Jacques Bouveresse, esprit rigoureux qui plus est, dans ses « Entretiens avec Jean- Jacques Rosat » quant à l’engagement (notons que les appels à l’engagement dans les organisations n’ont jamais été aussi prégnants) qui de fait, vous enrôle dans un nid de certitudes : « pour s’engager, il ne faut pas seulement prendre des risques (je crois être capable d’en prendre) mais il faut être prêt à ignorer ou à négliger une quantité de choses, il faut éliminer et simplifier, ce à quoi j’ai toujours eu beaucoup de mal à consentir ».  Dans les entreprises privées ou publiques, ignorer, négliger, éliminer, simplifier y sont mêmes devenus des idées forces. Ainsi, le principe de cruauté (refus du réel et exécration de l’incertitude) s’y manifeste sous différents aspects, en voici quelques-uns :

  • Résumer l’Homme à son versant travailleur : L’homme est un être singulier, infiniment variable et instable (Dante), il est donc par nature insaisissable et difficilement « programmable ». Néanmoins, il faut le « programmer » et le faire passer sous les fourches caudines des dispositifs au sens de Agamben : « tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivant ». On intime ainsi au dispositif de faire l’Homme, comme on intime, désormais, dans un autre domaine (la presse), aux dispositifs techniques de faire l’information.  En ce qui concerne le travailleur, Il suffit « juste » de refuser le monde subjectif et le monde social pour y parvenir malgré les avertissements de Clément Rosset :  le réel est un piège qui ne prend personne par surprise. Ainsi, par exemple, peu de personnes osent critiquer la pauvreté conceptuelle et opératoire des référentiels dit de compétences alors que tout professionnel rigoureux sait que l’intelligence de la pratique échappe souvent à l’objectivation par le sujet lui-même. Comme le rappelle d’ailleurs Christophe Dejours dans son ouvrage sur le « Facteur Humain », « les ergonomes ont largement montré que l’intelligence et l’habileté déployées par les opérateurs sont souvent en avance sur la conscience qu’ils en ont ». Ce type de référentiel participe dès lors à la non reconnaissance du travail invisible, reconnaissance pourtant fondamentale pour tout travailleur. En effet, à force d’ignorer, on oublie, à force d’oublier, on nie (Emmanuel Mounier).
  • Ne penser que problème et solution : le refus du réel, c’est aussi voir l’organisation comme un ensemble de problèmes à résoudre en niant fondamentalement la dimension politique de celle-ci c’est-à-dire la nécessité de ne perdre le sens des ensembles mais aussi de ne pas confondre l’organisation comme structure et l’organisation comme entité sociale. De fait, la solution est bien souvent la preuve du problème, la solution, c’est donc le problème. Le refus du réel et le refus de l’incertitude font de la solution l’ultima thulé de l’obscurantisme moderne, le symbole du grand remplacement du jugement dans les organisations car il n’y a que la connaissance véritable des conditions qui permettent d’agir sur elles.  Pour juger, il faut penser, or, « dans un univers où le succès est de gagner du temps, penser n’a qu’un défaut, mais incorrigible : d’en faire perdre » (Jean-François Lyotard).
  • Prendre les données pour des faits et les chiffres pour des nombres : le romantisme des chiffres fait perdre de vue la polysémie du réel et nous sommes souvent enclin à prendre les données pour des faits d’autant plus que nous agissons souvent sous la contrainte du temps. Il faut le dire une fois pour toute, les données ne sont jamais une traduction exacte de la réalité. Ils sont toujours le fruit de partis pris par rapport au réel et le processus de traitement est parsemé de conventions. Pire que le romantisme des chiffres, c’est la magie transformatrice des chiffres en nombres. Comme le rappelle Valérie Charolles dans son dernier ouvrage (Se libérer de la domination des chiffres), le chiffre n’est pas le nombre : les chiffres sont liés au réel (chiffres du chômage, de la croissance, de l’inflation… ; « les nombres tels qu’ils sont entendus par les mathématiciens recouvrent des entités qui vont au-delà de ce que nous rapportons au travers des chiffres. Il n’est que de citer les nombres imaginaires, irréels ou encore incalculables qui forment une part essentielle de l’univers mathématique, ou tout simplement le nombre irrationnel π ». En paraphrasant la fameuse phrase de Engels et Marx, nous pouvons dire que nous périrons encore plus vite dans les eaux glacées du calcul en traitant les chiffres comme des nombres.
  • Faire de la procédure un substitut de la confiance : la confiance, hypothèse sur un comportement à venir est « l’une des forces de synthèse les plus importantes au sein de la société » selon Georg Simmel donc y compris en entreprise. Pour ce dernier, la confiance est « une forme de savoir sur un être humain » qui comprend une part d’ignorance : « Celui qui sait tout n’a pas besoin de faire confiance, celui qui ne sait rien ne peut raisonnablement même pas faire confiance ».  Il y a donc un lien déterminant entre la confiance et la foi. Dans des organisations de plus en plus larges et complexes, la nécessité de gérer la cohérence des tâches et le refus de l’incertitude produisent inévitablement la procédure comme ersatz de confiance. Ce substitut négatif de la confiance fait perdre de vue la nécessité d’une vraie confiance (qui ne se décrète pas) nécessaire à la mise en visibilité par le sujet lui-même des ficelles de sa pratique. Sans cette mise en visibilité, il est impossible de dépasser ce que j’appelle la coopération de survie (ce que Christophe Dejours appelle la coopération machinique). Cette coopération « pauvre » ne reposant pas sur la confiance, détruit inexorablement la santé mentale des travailleurs et le climat social dans toute organisation et n’est donc certainement pas gageure d’une performance soutenable.
  • Prendre le changement pour la transformation : il est beaucoup plus aisé de maitriser les données d’un changement que de comprendre les conditions d’une transformation car le changement se gère alors que la transformation s’institue et nécessite une escalade sémantique (au sens de Quine). L’approche instrumentale du changement n’a rien à voir avec la manière d’approcher une transformation (voir mon article intitulé « Le changement, meilleur ennemi de la transformation ? »). Il est beaucoup moins angoissant de « conduire le changement » que d’instituer les conditions capacitantes pour faire émerger une transformation car l’homme est plus prompt aux jugements d’ingénierie (lier les choses, les corréler) qu’aux jugements de conséquences (évaluer les conséquences donc les limites des enchaînements de ses actions). Prendre le changement pour la transformation, c’est un des indices du management paresseux, promoteur des « bonnes pratiques » et tenante d’une gestion industrielle des Hommes au grand dam du réel.  

Transformation : la nécessité « d’écailler les certitudes » et « d’être humble devant les faits« 

Mener à bon escient une transformation n’est possible qu’en développant au moins deux capacités clairement identifiées par Clément Rosset : la « capacité intellectuelle de comprendre » le réel et la « capacité psychologique d’accepter » le réel. Même si Clément Rosset nous dit que ces deux capacités sont « limitées » et « débiles » chez l’Homme et que « le défaut de la seconde pèse davantage que celui de la première », il n’y a pas d’alternatif au renforcement à ces deux capacités si nous ne voulons plus nous « résigner à nourrir les hommes pour qu’ils servent les machines » (Simone Weil), que la machine soit une machine concrète ou une machine de l’esprit (la procédure). C’est aussi, il me semble la nécessaire voie pour ancrer le management et donc le gouvernement des Hommes dans un réel de plus en plus complexe qui exige des entreprises qu’elles jouent un rôle politique face aux nouveaux enjeux : développement durable, révolution numérique etc.

La connaissance du réel devient un sujet déterminant pour les organisations. La prise en compte de ce que j’ai appelé le gap de Simone « On est très mal placé en haut pour se rendre compte et en bas pour agir » et les conséquentes pratiques induites deviennent primordiales pour réussir les transformations. La connaissance de ce que « travailler » veut dire devient, dès lors, un déterminant absolu du gouvernement des Hommes. Face à l’ampleur des défis, la diplomatie des disciplines notamment dans les sciences du travail (l’ergonomie, la clinique du travail, la sociologie du travail, la gestion etc…) doit être la norme et donc promue.

En outre, ceux qui « travaillent sur le travail des travailleurs » c’est-à-dire au premier chef, les managers, doivent être formés à la richesse du réel et à la complexité de l’action collective. Il faudra plus qu’une formation en « problem solving » pour y arriver. L’apport des sciences sociales est indispensable pour éviter, comme le note Clément Rosset que « l’adoration d’une idée se double d’une indifférence à l’égard du contenu de cette vérité ».  L’exemple typique est que tout le monde reconnait en entreprise, à part les fous, que l’Homme n’est ni un lapin ni une chaise, n’empêche qu’il y est souvent traité comme un lapin ou une chaise voire comme un lapin sur une chaise, d’ailleurs, le traitement pastoral de l’Homme en entreprise n’a jamais été aussi intense.

En matière de travail sur « le travail des travailleurs », il y a un acteur prépondérant, le conseil en management (je parle ici des grands cabinets de conseil avec une présence mondiale). Ce dernier, souvent apôtre de la raison raisonnante au détriment de la raison raisonnable (pour reprendre l’expression de Bourdieu) du fait de sa configuration en industrie comme une autre, ne doit pas être en reste étant donné son rôle de producteur de « pratiques » et de prescripteur hors norme (sa fonction « d’évangéliste »). Pour ne pas définitivement être une profession incapacitante, le conseil en management doit reconnaitre sa juste responsabilité dans le refus du réel devenu aujourd’hui le mantra dans les organisations car il ne se donne pas/plus moyens d’accéder à la « pensée de derrière » (Pascal), laquelle pensée n’étant pas forcement rentable ni accessible par leurs outils standardisés mais aussi faute de ressources qualifiées pour faire ce travail d’archéologie (la « pensée de derrière » reste inaccessible même aux « virtuoses » du problem solving, principaux viviers de recrutement dans cette industrie).  En effet, les entreprises de conseil en management ont souvent  promu une industrie de la solution qui sous les oripeaux de l’efficacité et du commerce de « bonnes pratiques » (qui ne sont souvent bonnes que pour ceux qui les vendent), a participé à la désintégration de bon nombre de métiers, à la réduction à quantité négligeable des solidarités au sein des organisations, à la promotion de l’autorité de la force et des « chiffres d’ordre » (Valérie Charolles) comme modèles de régulation des relations sociales.

Face aux appels à la transformation des organisations pour relever les défis multiples des entreprises, faire preuve de pragmatisme, c’est appeler au retour du réel, du vrai réel, sans ornement ni storytelling. Dans cette optique, faisons nôtre cette puissante formule de Wittgenstein : « Ne pense pas, regarde ».

Nous nous sommes désormais trop habitués dans les organisations « à ne pas avoir d’idées et savoir les exprimer » pour reprendre l’expression de Karl Kraus. Il est temps de regarder le réel pour avoir quelques idées justes et être prudent dans l’expression et dans le faire.  

Le réel comme simulacre : le rôle de la propagande

En temps de guerre comme en temps de paix, l’homme est (presque toujours) pris au piège de la propagande : pour changer son comportement, pour justifier des façons de faire, pour légitimiser des décisions…  Le contexte actuel de guerre remet le mot « propagande » en selle alors qu’il était presque tombé en désuétude et remplacé ici et là par le mot storytelling, mot revendiqué notamment par les entreprises.  Ce glissement lexical ne change ni son essence ni son sens.

Qu’elle vienne en appui au discours du chef (chef d’état, chef de parti, chef de d’entreprise…), ou de n’importe quel acteur désirant orienter des comportements ou des points de vue, la propagande, en apportant des « justifications » (pour agir ou penser d’une certaine façon) permet ce que les spécialistes appellent « la cristallisation psychologique » : le fait de rendre « solides », des idées, des impressions, des penchants qui étaient jusque-là « liquides » c’est-à-dire latentes, non explicitement verbalisées et/ou analysées.

La propagande pénètre ainsi dans une des failles béantes de l’Homme. Ce dernier est prêt à mourir pour une cause, pourvu qu’il pense qu’elle est vraie.  Ce qui veut dire que les hommes peuvent vivre sans vérité mais ils ont besoin de croire que les choses sont vraies comme l’a bien démontré Jacques Bouveresse.  

Jacques Ellul, auteur d’un des ouvrages de référence sur la propagande avait bien analysé la place et le rôle de la propagande dans la psychologie individuelle et collective : « l’individu a besoin de justifications, la propagande lui en fournit. Mais, alors que les justifications habituelles sont fragiles, peuvent toujours être remises en question, celle qui fournit la propagande est irrécusable, indéracinable. L’individu y croit comme une vérité objective ; il est vraiment juste, pour l’éternité. Il peut rejeter toute culpabilité, il perd tout sens du mal qu’il peut faire, ou tout sens de la responsabilité (si toutefois la propagande ne lui donne pas une responsabilité précise). Il est alors parfaitement adapté aux situations objectives et il perd tout ce qui pouvait le diviser de lui-même. Par le processus de rationalisation intense, la propagande construit des individus monolithiques. Elle élimine les conflits intérieurs, les tensions, le sentiment de jugement sur soi, toutes les mises en question. Et par la même, elle tend à construire un être unilatéral, sans profondeur et sans multiplicité de possibles ».  

L’homme extro déterminé que dépeint Jacques Ellul est peu utile à la vérité voire pas du tout mais il a une propriété essentielle : il est utilisable et donc il va l’être. Il n’y a que le champ qui diffère en fonction des intentions et du statut du propagandiste : le champ et le contexte de l’entreprise lorsqu’il s’agit de propagande d’entreprise, le champ politique et social lorsqu’il s’agit de propagande politique.  

En ces temps de renouvellement du tragique (guerres, fléaux environnementaux, virus…), les collectivités sous toutes leurs formes (entreprises, peuples…) ont besoin d’inventivité et de créativité pour faire face à des défis qui ne sont pas les défis du passé. Il est donc plus que jamais nécessaire de résister à l’orchestration d’une amnésie collective du réel par le truchement d’une propagande qui occulte notre capacité de jugement.  En effet, même s’il n’y a pas de création individuelle de richesses (richesses sous toutes ses formes), il n’y a pas non plus d’esprit critique collectif (Monnerot). Critiquer, c’est juger et il n y a point d’action efficace sans un bon jugement.

Le Bullshit management n’existe pas, pire, il est contre-productif de le croire!

Nombreux sont les articles critiques sur un management devenu hémiplégique, rompant avec le bon sens mais surtout occasionnant misère symbolique et détresse psychique et physique. 

Ce management devenu mainstream repose sur un savoir paresseux, instrumental qui nie la complexité de l’homme et du social. Pour certains analystes avertis, ce serait un « management bullshit » voire un « fake management ». Il me semble que ces qualificatifs qui sont plus des qualificatifs de goût (le goût, c’est le dégoût du goût des autres disait Bourdieu), induisent des biais cognitifs qui obstruent une exploration sans fard d’un fait social total.

Ce management qui n’est pas exempt de critiques fondamentales (c’est un euphémisme), répond parfaitement aux objectifs qui lui sont assignés : capter le maximum de pouvoir pour obtenir le maximum de performance, le prix à payer pour une telle « performance » étant presque systématiquement transféré soit aux collaborateurs (individuellement ou collectivement) sous forme de maux du travail (stress, précarité psychique, burn-out voire même suicides..) soit à la société (coûts sociaux, coûts environnementaux..). C’est un management intrinsèquement lié au modèle économique dominant qu’il peut soit servir comme bras armé (lorsque par exemple les innovations sont descendantes) ou comme levier de ressources supplémentaires (lorsque les innovations sont ascendantes notamment).

Ce management n’est donc ni bullshit ni fake, il est « utile ». Il a ses prophètes (leaders d’opinions), son clergé (certains consultants et professeurs de management), ses cathédrales (certaines écoles et universités);  il produit des résultats et correspond parfaitement à l’imaginaire de l’époque. 

En effet, il est porteur d’une certaine vision de l’homme et de la société : un homme qui serait auto entrepreneur de lui-même et (dans) une société machinique c’est-à-dire « programmée ab initio et capable de rétroaction (par le jeu de ces « nerfs » que sont les punitions et les récompenses) » (A.Supiot). 

Ce management bien que cyber (le concept de cybermanagement a été forgé par Pierre Musso pour mettre l’emphase sur la philosophie gestionnaire d’un management inspirée de l’ordinateur), est plus que cela, il exprime une autolâtrie assistée par la technique; c’est le modèle « selfie » : il exprime la rencontre entre la cybernétique et l’Homme plein de soi ou pensé comme tel; Il s’agit d’un management égocentrique qui pense que la collection d’individus fait le collectif, égoïste, en ne prenant en compte que les desiderata d’une seule partie prenante; un management qui n’est donc rien d’autre qu’une technique de pouvoir sur autrui et qui confine le réel à ce qui se répète et se bricole à souhait grâce à la technique : il s’appuie  d’ailleurs sur un mode opératoire qui (quasi) élimine la parole au profit de l’image ou de l’écrit réducteur et éphémère. 

Le selfie-management repose sur au moins 5 fictions majeures:  le signe (l’image, le nombre…), c’est le sens ; la personne, c’est le personnage;  le réseau technique, c’est le social ; prescrire des conduites, c’est créer une culture ; le feedback (comme les like pour les selfies), c’est le sentiment voire le ressenti ou la sensation. La paresse et l’égoïsme d’un tel management enfreignent allègrement les règles de justesse théorisées notamment par l’inventeur du management par objectifs et autocontrôle, Peter Drucker: pour ce dernier, le contrôle de domination en lieu et place de l’autocontrôle, le grand remplacement du jugement par une quantification excessive ou par un indicateur unique sont de véritables poisons pour les collaborateurs et le travail. En confondant indicateur et objectif, mesure et évaluation, confiance et procédure, le management s’est autonomisé par rapport aux velléités des penseurs lucides de la discipline (Exemple Peter Drucker) mais aussi par rapport à la rigueur minimale (voir la loi de Goodhart). 

Cette autonomisation du management est rendue possible par une société technicisée (la recherche en toute chose de la méthode absolument la plus efficace), « selfisée », traversée par l’intelligence de rapt, dans laquelle l’intérêt et la raison pure supplantent inexorablement le vital. C’est le « règne de la quantité » dont parlait René Guenon dès 1945, règne qui exclue toute propriété qualitative. Ainsi, du moment où les organisations (entreprises privées et publiques) ne sont que des parcelles de Société, on peut dire que ce management de rapt n’est que le versant managérial du phénomène selfie, lequel est une traduction individuelle du besoin de singularité de l’homme masse (l’homme de quantité), ce barbare des temps modernes dont parlait Ortega y Gasset.

C’est pourquoi une analyse holistique des conditions de possibilité en faisant fi de tout jugement de goût est nécessaire pour comprendre la métaphysique qui entoure ce management de rapt  et l’exigence de s’attaquer aux facteurs d’émergence de « l’homo-selfien ». Dès lors, penser que le management mainstream est fake ou bullshit, c’est penser qu’il suffirait de forger un « management véritable » pour en venir à bout. C’est une illusion. 

Une fertilisation du savoir managérial par ce que j’appelle la diplomatie des disciplines est bien sûr nécessaire, mais concomitamment, il est nécessaire de réhominiser les hommes qui produisent un management et une ersatz de société dont ils ne savent pas qu’ils sont les produits. 

L’éducation du sujet et l’éducation à la société sont des enjeux fondamentaux pour réformer un management qui a atteint un seuil de retournement en produisant dans bien des cas, plus de méfaits que de bienfaits pour la société et l’environnement donc pour l’homme. L’enjeu est de taille car il s’agit de combler le « grand déséquilibre » dont parlait Georges Friedman, ce déséquilibre entre la puissance de nos outils et la faiblesse de notre conscience et de nos forces morales. Le management autolâtre dépasse la seule sphère de l’entreprise, il est devenu le moteur d’une société qui va vite et loin sans jamais savoir où elle va et surtout quel est le prix à payer.