Management : le triangle du travail vivant

Pas de bien-être sans bien-vivre, pas de bien-vivre sans bien-faire.

Le lien entre bien-être et bien-faire, Simone Weil l’avait déjà pressenti dans La condition ouvrière : « L’usine devrait être un lieu de joie, un lieu où, même s’il est inévitable que le corps et l’âme souffrent, l’âme puisse aussi pourtant goûter des joies, se nourrir de joies. »

Cette conviction n’est pas seulement européenne. Dès 1914, l’économiste et sociologue américain Thorstein Veblen parlait d’un « instinct du travail bien fait » (instinct of workmanship), qu’il définissait comme un trait universel de la nature humaine : « The instinct of workmanship is the universal trait of human nature which seeks efficiency and the realization of work for its own sake ». Ainsi pour Veblen, l’instinct du travail bien fait est une force anthropologique et sociale. C’est lui qui permet aux individus de trouver sens et fierté dans leur activité, et aux sociétés de progresser en consolidant des institutions stables.

Plus près de nous, Yves Clot a donné à cette vérité toute sa force contemporaine : « Le plaisir du travail bien fait est la meilleure prévention contre le stress : il n’y a pas de bien-être sans bien-faire. » (Le travail à cœur, 2010)

Dans le monde anglo-saxon, John Ruskin affirmait déjà : « The highest reward for a man’s toil is not what he gets for it, but what he becomes by it. » (The Stones of Venice, 1851–1853): « La plus haute récompense du travail d’un homme n’est pas ce qu’il en obtient, mais ce qu’il devient grâce à lui. »

Et Richard Sennett rappelait encore : « People can learn about themselves through the things they make, that is, through the work well done. » (The Craftsman, 2008) « Les gens peuvent apprendre à se connaître à travers ce qu’ils fabriquent, autrement dit par le travail bien fait ».

Pourquoi introduire le bien-vivre ?

Si le lien entre bien-être et bien-faire est désormais largement reconnu, la question des conditions de l’existence au travail reste souvent traitée de façon dispersée : santé, sécurité, prévention des risques, qualité de vie au travail, environnement capacitant. Les spécialistes en sont pleinement conscients mais rarement cela est formulé comme tel, sous un terme unificateur.

Le bien-vivre désigne ce socle objectif : santé, sécurité, reconnaissance, justice, équilibre de vie. Il protège contre l’illusion dangereuse qui consisterait à croire qu’un confort matériel ou des dispositifs de QVT suffisent à garantir le bien-être. Sans ce socle, le bien-faire devient héroïsme épuisant et le bien-être, une façade fragile.

On peut certes imaginer du bien-faire sans bien-vivre : l’ouvrier, l’artisan ou l’employé qui accomplit son geste avec soin malgré la fatigue et l’injustice ; l’équipe qui se surpasse malgré les dysfonctionnements chroniques ; le service qui atteint ses objectifs par une coopération de survie, faute de régulation. Néanmoins ce n’est jamais durable : l’usure finit toujours par briser tout plaisir, toute joie, la reconnaissance dans son travail et, in fine, la santé.

À l’inverse, il existe du bien-vivre sans bien-faire : de bonnes conditions matérielles, un confort, une sécurité mais un travail vidé de sa substance, réduit à l’absurde. Cela préserve une certaine dignité de vie mais n’engendre qu’un bien-être de façade, fragile et sans profondeur.

Autrement dit, le bien-vivre désigne les conditions objectives qui permettent une existence digne, tandis que le bien-être n’est que l’état subjectif qui en découle. Sans bien-faire, l’un comme l’autre se trouvent menacés : le bien-vivre s’appauvrit, le bien-être se dégrade.

Parler de bien-vivre, c’est ainsi rappeler que le travail n’est pas seulement une activité productive : il est une manière de vivre. C’est ouvrir un pont entre les sciences du travail et la philosophie de l’existence. 

Le triangle du travail vivant

Le triangle du travail vivant par Ibrahima FALL

Ces trois dimensions, bien-vivre, bien-faire, bien-être, forment ce que l’on peut appeler le triangle du travail vivant. Cette image insiste sur la dimension humaine et existentielle du travail : ce qui rend la vie digne, ce qui donne sa fierté au geste, ce qui nourrit un bien-être authentique. Dans cette optique, le bien-vivre en est la condition (santé, reconnaissance, justice); le bien-faire en est l’accomplissement (qualité du geste, coopération, fierté),le bien-être en est le ressenti (plaisir, équilibre, dignité éprouvée).

Le triangle n’instaure pas une hiérarchie mais une interdépendance : chacun nourrit et dépend des deux autres. Rompre cet équilibre, c’est céder à deux illusions : croire qu’on peut bien-faire sans bien-vivre (héroïsme épuisant), ou bien-vivre sans bien-faire (confort vide).

C’est pourquoi bien-vivre et bien-faire se répondent sans se confondre : l’un est la condition, l’autre l’accomplissement. Bien-vivre rend possible le bien-faire ; bien-faire accomplit et nourrit le bien-vivre.

Ainsi le bien-être n’est donc ni la condition ni l’accomplissement mais l’effet vécu : il émerge quand le bien-vivre et le bien-faire se tiennent ensemble. Sans l’un ou l’autre, le bien-être se dégrade en façade fragile. Avec eux, il s’enracine en profondeur et devient durable.

Le triangle du travail vivant permet aussi une lecture critique : dès lors qu’une de ses dimensions est niée, le travail bascule dans une forme d’aliénation.

• Sans bien-vivre → exclusion sociale.

• Sans bien-faire → perte culturelle.

• Sans bien-être → effondrement mental.

Cette perspective fait écho au triangle de Sigaut (réel – ego – autrui), qui montrait déjà que chaque fois qu’un pôle se coupe des autres, une forme d’aliénation apparaît : mentale, sociale ou culturelle. Autrement dit, là où Sigaut met en lumière les déliaisons pathologiques, le triangle du travail vivant dessine les conditions d’un travail émancipateur.

Et le management dans tout cela ?

Il ne donnera ni bien-être, ni bien-vivre, ni bien-faire… et donc pas davantage de sens. Ces expériences ne se décrètent pas : elles naissent du bien-faire, enraciné dans le bien-vivre.

Cependant, le management a un rôle décisif et exigeant : créer les conditions du bien-vivre (santé, reconnaissance, justice) et protéger les espaces du bien-faire (coopération, qualité, fierté du travail accompli). C’est là, et seulement là, que le bien-être peut s’enraciner et que le sens peut se déployer, dans la rencontre entre l’expérience singulière de chacun et le travail partagé.

Concrètement : préserver le bien-vivre, c’est empêcher l’exclusion sociale en garantissant santé, sécurité, justice et reconnaissance; protéger le bien-faire, c’est éviter la perte culturelle en permettant aux métiers, aux savoirs et aux coopérations de s’exprimer; soutenir le bien-être, c’est prévenir l’effondrement mental en donnant des marges de manœuvre, créer les conditions du sens et des espaces de respiration.

En somme, le management ne crée pas le sens du travail, mais il a la responsabilité d’éviter l’aliénation et donc l’illusion d’une performance fragile ou court-termiste , en assurant les conditions où le travail vivant peut se déployer. C’est précisément ce que rappelle le triangle du travail vivant : tenir ensemble le bien-vivre comme socle, le bien-faire comme accomplissement et le bien-être comme effet durable.

Manager par les mauvaises pratiques : Esquisse d’une tératologie managériale

« Tous les arts ont produit des merveilles : l’art de gouverner n’a produit que des monstres », écrivait Saint-Just. Et si, pour comprendre ce qui fait la fécondité du management, il fallait commencer par regarder… ses monstres ?

De ce clin d’œil ironique naît une hypothèse sérieuse : donner naissance à un champ d’analyse original au sein des sciences du management que l’on pourrait nommer « tératologie managériale ». L’idée n’est pas de tourner en dérision les travers managériaux mais de comprendre ce qu’ils révèlent des dérives organisationnelles et des voies d’un management plus soutenable.

Qu’est-ce qu’un monstre managérial ?

Le mot « monstre » vient de monstrum : anomalie, déformation, ce qui sort de l’ordinaire. Mais aussi de monstrare : révéler, montrer.

Un monstre managérial est donc une déformation managériale révélatrice : il exagère une fonction, transgresse une mesure et en même temps il met en lumière les tensions et contradictions de l’organisation. En effet, comme le résume le chercheur en littérature et civilisation hispaniques médiévales, Olivier Biaggini, « le monstre n’est qu’un intermédiaire entre le doigt qui le pointe et un sens, ordonné et harmonieux, dont il n’est que le substitut allusif et abusif. Le monstre apparaît alors comme le détour et le relais de l’émergence d’un sens, d’une vérité…Non plus le monstre qui est montré, mais le monstre qui montre, ou plutôt par lequel on montre« . Le monstre est donc didactique, conclut-il.

Pourquoi une tératologie managériale ?

La tératologie existe déjà ailleurs comme science constituée :

  • tératologie humaine : étude des anomalies du développement chez l’être humain (malformations, difformités congénitales) ;
  • tératologie animale : observation des anomalies dans le règne animal ;
  • tératologie végétale : analyse des formes atypiques dans le monde végétal (plantes aux structures déformées ou hybrides).

Dans tous les cas, la logique est la même : observer les formes atypiques pour mieux comprendre les lois générales. Les anomalies ne sont pas étudiées pour elles-mêmes, mais parce qu’elles permettent de mettre en lumière, par contraste, le fonctionnement ordinaire et les règles de structuration de la vie. Appliquée au management, la démarche est identique : les monstres managériaux ne sont pas que des curiosités ou des caricatures, mais des révélateurs qui éclairent la logique normale et pathologique des pratiques managériales.

En outre, parler de « monstre » permet d’avoir un langage commun qui aide à reconnaître des travers parfois diffus, les « mauvaises pratiques » et à engager la réflexion collective. Le monstre rend visible ce qui, autrement, resterait éclaté : comportements déviants, procédures absurdes, contradictions organisationnelles. Ainsi, théoriquement, la tératologie managériale enrichit les sciences du management en proposant un champ d’analyse original, reliant critique, clinique et symbolique. Pratiquement, elle fournit aux organisations une grille de diagnostic, un langage partagé et un outil de formation réflexif pour transformer les dérives en leviers d’apprentissage.

Monstres individuels, systémiques et culturels

Le management peut engendrer plusieurs formes de monstres :

des monstres individuels : figures humaines déformées, caricatures incarnées ;

des monstres systémiques : dispositifs formels absurdes, parfois vécus comme des machines qui s’emballent d’elles-mêmes ;

des monstres culturels : normes implicites, habitudes collectives ou croyances tacites qui orientent les comportements (culte de l’urgence, valorisation du présentéisme, peur de dire non, etc.).

Ces registres ne s’opposent pas : ils se nourrissent mutuellement. Un style individuel peut engendrer un dispositif absurde ; une règle peut cristalliser une croyance culturelle ; et inversement, une culture implicite peut pousser un manager à adopter des comportements déformés.

S’agissant du registre individuel, il ne faut pas tomber dans le piège de l’essentialisation. Jusqu’à preuve du contraire, personne ne naît monstre managérial, ni ne le devient ex nihilo. On est souvent poussé à adopter des comportements monstrueux par un contexte, des jeux de pouvoir, des contraintes organisationnelles, une culture ou des dispositifs qui déforment l’action. L’objectif de la tératologie n’est donc pas de chercher des responsables ou de pointer du doigt mais de comprendre car les excès ne sont pas des fatalités individuelles mais les symptômes d’un système qui produit ses propres aberrations.

Petit bestiaire à titre d’exemple

Monstres individuels :

• Manager-Minotaure : prisonnier de son labyrinthe de procédures.

• Manager-Caméléon : change sans cesse de discours, perd la confiance.

• Manager-Golem : exécutant aveugle, il écrase le travail réel sous le prescrit.

• Manager-Vampire : capte les succès, rejette les échecs.

• Manager-Sphinx : parle par énigmes, entretient l’opacité.

• Manager-Illusionniste : nie le travail réel, confond indicateurs et activité vécue.

Monstres systémiques :

• Réunion-Hydre : à chaque point clos, deux autres surgissent.

• Processus-Frankenstein : assemblage incohérent de règles.

• Projet-Chimère : objectifs contradictoires qui s’annulent.

• KPI-Cyclope : indicateur unique qui réduit le travail à une vision borgne.

• Transformation-Sisyphe : réforme permanente qui n’aboutit jamais.

Monstres culturels :

• Culture du héros : valorisation du surengagement et du sacrifice permanent.

• Tabou de l’erreur : toute faute est bannie, bloquant l’apprentissage.

• Silence organisé : on ne dit pas ce qui dérange, par peur ou par habitude.

Une grille de lecture… pour agir

L’intérêt n’est pas seulement de sourire devant ces caricatures : il s’agit de disposer d’une grille de lecture descriptive pour mieux diagnostiquer les dérives et engager la discussion sur le travail réel.

Trois dimensions guident l’analyse :

1. Origine : d’où vient le monstre ? D’un style individuel, d’une culture collective, d’une contrainte systémique ?

2. Effets : que produit-il sur le travail réel ? Énergie gaspillée, perte de sens, fragilisation humaine…

3. Symptômes : à quoi le reconnaît-on ? Réunions interminables, indicateurs déconnectés, injonctions contradictoires, désengagement…

Croiser ces trois entrées permet non pas d’assigner des culpabilités mais de rendre visibles les déformations, de les nommer et d’en discuter collectivement.

Le monstre, entre normal et pathologique

Georges Canguilhem rappelait que le « normal » n’est pas une simple moyenne statistique, mais une capacité du vivant à instituer ses propres normes pour s’adapter, inventer, créer. À l’inverse, le « pathologique » n’est pas absence de norme, mais installation d’une norme appauvrie, plus rigide, qui réduit la marge d’invention et fragilise la vie.

Appliquée au management, cette distinction éclaire la fonction des monstres managériaux. Ils montrent que : le normal managérial n’est pas un état sans défauts mais la faculté d’une organisation à générer des règles vivantes, ajustées au travail réel et capables de se réinventer; le pathologique managérial survient lorsque ces règles deviennent rigides, se détachent du travail réel et appauvrissent l’action collective; le monstre managérial rend visible ce basculement : il incarne la limite où le normal se déforme et se retourne contre lui-même, révélant les tensions latentes d’un système.

En ce sens, le management « normal » n’est pas celui qui colle aux process standards mais celle qui donne à ses membres la possibilité de créer des normes locales adaptées aux situations de travail réelles. Un management pathologique, c’est celui qui rigidifie, qui impose des normes abstraites déconnectées du travail réel. Il réduit la puissance d’agir, empêche la création de normes locales. Les acteurs se sentent impuissants, « malades » du système. Ainsi, le normal en management n’est pas la conformité mais la créativité collective face aux situations concrètes.

Le normal managérial, c’est donc la normativité c’est à dire la capacité de créer des normes locales adaptées, efficaces et dans lesquelles, l’acteur se reconnait. Manager, c’est donc faire éclore une dialectique de la prescription : se conformer à la prescription de manière féconde, c’est à dire être capable de développer, en retour, la capacité des acteurs à prescrire eux-mêmes face aux situations réelles. Le problème n’est donc pas la prescription en soi mais la prescription qui ne crée pas un environnement adéquat pour bien prescrire au plus près du réel du travail. La fécondité managériale ne réside pas dans l’accumulation de règles mais dans la capacité des prescriptions à ouvrir un espace normatif vivant où les acteurs peuvent, à leur tour, recréer des règles ajustées aux situations. Le normal managérial, c’est donc l’expression de prescriptions fécondes.

Bon management et vitalité organisationnelle : le monstre managérial comme effet visible d’une dissonance entre valeurs, pratiques et savoirs face au réel du travail.

Dans une perspective canguilhémienne, le « bon management », n’est donc pas un modèle figé mais une capacité : celle de produire des normes vivantes, ajustées au travail réel et capables d’évoluer. Là où le management pathologique rigidifie et appauvrit, le management fécond soutient l’invention, préserve l’énergie et entretient la vitalité de l’action collective.

On pourrait ainsi dire que le monstre managérial apparaît lorsqu’il y a une discordance ou une asymétrie entre les trois registres classiques de l’action :

  1. Dimension axiologique (valeurs, finalités, éthique)
    • Elle concerne les principes proclamés : mission, sens, justice, dignité au travail.
    • La monstruosité surgit quand les valeurs affichées (ex. bien-être, inclusion) entrent en contradiction avec les pratiques réelles (ex. surcharge, précarisation).
  2. Dimension praxéologique (pratiques, dispositifs, modes d’action)
    • Elle renvoie au « faire » : procédures, outils, pilotage, management quotidien.
    • Le monstre apparaît quand les pratiques sont déconnectées soit des valeurs affichées, soit des connaissances disponibles (ex. pilotage par indicateurs qui nie la complexité du travail réel).
  3. Dimension épistémologique (savoir, science, connaissance du travail)
    • Elle touche la capacité du management à s’ancrer dans une compréhension vérifiable du réel : ergonomie, sciences de gestion, sociologie, économie.
    • La monstruosité émerge quand le management se coupe de ces savoirs ou les instrumentalise (ex. pseudo-scientificité des « méthodes miracles », jargon creux).

La monstruosité n’est donc pas qu’un excès ou une déviance ; c’est le produit d’un déphasage. Si les trois dimensions ne convergent pas vers la reconnaissance du travail réel, alors le management se déforme , il devient « monstrueux » au sens où il montre, par contraste, ce qui devrait être ajusté.

Conclusion

La tératologie managériale nous invite à changer de boussole.
Au lieu de se laisser séduire par le mirage des « bonnes pratiques », toujours réductrices parce qu’elles simplifient et figent le réel en postulant naïvement que les mêmes causes produisent les mêmes effets , il faut reconnaître que cette logique va à l’encontre même de la complexité du travail et de la vie. Les hommes, les contextes, les situations ne sont jamais identiques.

Sans compter que depuis qu’on prétend manager par les bonnes pratiques, les résultats autres que financiers à court terme, sont rarement au rendez-vous : l’engagement s’érode, les maux du travail augmentent, ce qui veut dire que nous investissons dans la décéption.

Il nous semble donc plus fécond de manager par les mauvaises pratiques c’est-à-dire d’accorder une attention particulière aux monstres managériaux. Assurément, le monstre, en grossissant les traits, en révélant les excès et les difformités, dit quelque chose de la vérité du travail. Il agit comme un conseiller paradoxal : non pas en prescrivant ce qu’il faut faire mais en montrant ce qu’il ne faut pas reproduire… et surtout ce qu’il reste à inventer. En ce sens, les monstres du management sont les meilleurs pédagogues : ils rappellent que le management n’est pas affaire de recettes toutes faites mais de création de normes vivantes, ajustées aux situations et au plus près du travail réel.

Et si le premier théoricien du management était juriste ?

Maurice Hauriou (1856–1929), théoricien majeur du droit public français, est rarement mobilisé en sciences de gestion. Pourtant, ses travaux sur l’institution offrent une conceptualisation originale et anticipatrice du management, fondée sur la conduite d’une œuvre collective dans le temps, en tension entre représentation et mouvement. Hauriou, bien avant Henri Fayol et Jean-Maurice Lahy, a formulé une pensée du management à la fois politique, incarnée et attentive au travail réel. Il s’agit d’une invitation à revisiter les fondements du management contemporain à la lumière d’un juriste institutionnaliste. Ce que Hauriou offre ainsi aux sciences de gestion et du management, c’est la possibilité d’un retournement : penser le management non à partir de l’organisation formelle ou de la performance mais à partir de ce qui fait tenir dans le temps, justesse des finalités et responsabilité des personnes. À l’heure où le management est trop souvent réduit à des procédures, des indicateurs ou des instruments de conformité, Hauriou nous rappelle qu’il est avant tout une fonction politique du lien social, une conduite située des équilibres humains et un acte instituant.

Introduction
Le management contemporain est souvent crédité à Henri Fayol (1841–1925), auteur des fonctions administratives canoniques, et à Taylor, père du management scientifique. Jean-Maurice Lahy (1872–1943), quant à lui, introduit une critique fondée sur l’analyse du travail réel. Pourtant, dès 1898, dans ses Leçons sur le mouvement social, Maurice Hauriou élabore une pensée de l’institution qui préfigure une conception du management plus riche, plus politique et plus incarnée.

2. Hauriou face à Fayol : conduire une institution, pas seulement administrer
Hauriou définit l’institution comme « Une idée d’œuvre ou d’entreprise qui se réalise et dure juridiquement dans un pouvoir et une organisation. » (1898). Cette définition triplement structurée (idée – œuvre – durée) s’écarte d’une approche instrumentale. L’institution n’est pas un organe ni un processus mais une dynamique collective orientée par un projet. Hauriou introduit une fonction centrale, absente chez Fayol : la conduite. Ainsi, là où Fayol découpe, rationalise, planifie, Hauriou propose une régulation vivante, tenant compte des tensions, de la durée, de la symbolique, de la justice.

Chez Hauriou, le rôle du responsable est donc de conduire : maintenir l’équilibre entre les forces du mouvement (action, engagement) ou forces organiques et les forces de représentation (valeurs, normes) car « le mouvement sans représentation s’épuise ; la représentation sans mouvement se fige. ». Fayol, à l’inverse, formalise cinq fonctions (prévoir, organiser, commander, coordonner, contrôler) dans une logique instrumentale.

3. Hauriou face à Lahy : une attention précoce au travail réel
Jean-Maurice Lahy, dès 1913, critique le taylorisme et introduit les premières observations scientifiques sur les conditions réelles du travail humain. Il souligne que la productivité dépend du respect du rythme humain, de la subjectivité et des contraintes invisibles. Hauriou en pose déjà les fondements épistémologiques et politiques dès 1898. Jean-Maurice Lahy distingue ainsi clairement le travail prescrit, défini par les procédures et les instructions, du travail réel, tel qu’il est effectivement réalisé par les travailleurs, avec ses ajustements, ses imprévus et ses arbitrages.

Néanmoins, bien avant Lahy, Hauriou théorise un espace conflictuel entre mouvement social réel (ce qui se passe concrètement dans la société/institution (travail réel, tensions, pratiques)), la représentation du mouvement (discours, normes, valeurs…) et la conduite du mouvement (ajustement entre les deux, en situation). Pour ce dernier, le rôle du dirigeant est d’assurer la conduite régulatrice c’est-à-dire une prise en compte active du réel mouvant au sein de l’institution. Ce qu’il appelle « la conduite », c’est l’art de maintenir une certaine « température moyenne de croisière » entre ces deux pôles c’est à dire d’assurer une gestion de l’écart entre le prescrit et le réel, entre le pôle froid (représentation du mouvement) et pôle chaud (le mouvement). En effet, quand c’est trop froid, l’institution devient vide et perd prise sur le réel, quand c’est trop chaud, elle se dissout dans l’instant et perd le sens de l’œuvre.

4. Une conception instituante du management
Hauriou pense les institutions comme des systèmes d’énergie sociale. Il oppose les forces organiques (agissements concrets, travail réel…) aux forces représentatives (valeurs, normes, symboles…). Cette articulation produit de la durée et institue le sens. Il insiste sur la responsabilité et la liberté comme n’existant que dans la personne : « La responsabilité, comme la liberté, ne se trouve que dans la personne. »

Conclusion
En amont des fondations classiques du management, Maurice Hauriou développe une pensée profondément originale de la conduite des institutions. Loin d’un pilotage techniciste ou d’un commandement fonctionnel, il conçoit l’institution comme une œuvre collective en devenir qui exige un effort constant de régulation entre ce qui se fait (le mouvement) et ce qui se signifie (la représentation). En cela, il propose une vision du management comme fonction instituante, au service d’une tension féconde entre les pratiques concrètes et l’idéal qui les oriente.

Loin d’ignorer les réalités du travail, Hauriou en pressent déjà les écarts et les ajustements, en amont des travaux de Lahy sur le travail réel. Ce n’est pas un simple gestionnaire qu’il dessine, mais un conducteur responsable, dont la tâche consiste à maintenir la vitalité de l’institution, non par la seule planification, mais par l’écoute des forces sociales, la prise en compte du terrain, et la capacité à donner du sens. Le rôle du manager n’est plus celui d’un organisateur de tâches, mais d’un interprète du lien entre œuvre et action, garant de la durée et de la légitimité collective.

Redécouvrir Hauriou aujourd’hui, ce n’est pas faire œuvre d’archéologie : c’est ouvrir un horizon critique et fondateur pour réconcilier sens, responsabilité et travail réel dans les pratiques de management contemporaines.


Bibliographie :
Hauriou, Maurice. Leçons sur le mouvement social : cours de droit constitutionnel professé à la Faculté de droit de Toulouse, 1898. Paris : Félix Alcan, 1898.
Fayol, Henri. Administration industrielle et générale : prévoyance, organisation, commandement, coordination, contrôle. Paris : Dunod, 1916.
Lahy, Jean-Maurice. Études de psychologie du travail. Paris : Félix Alcan, 1930.
(Recueil posthume d’articles écrits entre 1913 et 1930, publié sous la direction de ses collègues après sa mort.)

Et si le travaillement, concept oublié, était la clé pour repenser le management au bon niveau ?

On peut dire sans se tromper que le mot « management » fait partie des mots vagues dont parlait Paul Valéry, qui « ont plus de valeur que de sens ; qui chantent plus qu’ils ne parlent ; qui demandent plus qu’ils ne répondent ; de ces mots qui ont fait tous les métiers, et desquels la mémoire est barbouillée de Théologie, de Métaphysique, de Morale et de Politique ; mots très bons pour la controverse, la dialectique, l’éloquence, aussi propres aux analyses illusoires et aux subtilités infinies qu’aux fins de phrases qui déchaînent le tonnerre ». 

Le problème premier du mot « management », c’est sa racine : “manager”. Autrement dit, il inscrit, presque à notre insu, une vision centrée sur la figure du manager, qu’il positionne comme acteur principal, voire indépassable de l’action collective et de la production.  En effet, comme nous le rappelle Victor Klemperer « les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelques temps l’effet toxique se fait sentir ».

En l’espèce, ce glissement s’opère donc subrepticement, mais avec des effets réels : il occulte l’objet travail et le fait que tout travail véritable est une co-action, un effort partagé, une coopération vivante entre des personnes confrontées à un réel à transformer.

Le mot management empoisonne ainsi la pensée. Par sa surutilisation, par ses connotations technicistes ou gestionnaires, il constitue un écran conceptuel : il détourne le regard de l’essentiel, à savoir le travail réel. Or, c’est précisément le travail, dans sa matérialité, ses tensions, ses exigences, qui constitue la condition de possibilité d’un management digne de ce nom. Quand on oublie cela, on en vient à croire que le management produit le travail. Mais c’est l’inverse : c’est le travail qui donne sens au management, et non le management qui donne sens au travail. Un manager n’est rien d’autre qu’une personne de plus pour que le travail soit bien fait.

Face à ce vice caché du mot « management » bien implanté dans les esprits dont découle une vision héroïque et instrumentale du gouvernement des Hommes et de l’action collective rendant ainsi silencieux la réalité concrète de ce qu’est le travail, je propose de ressusciter un mot français tombé en désuétude pour exprimer, dans la dynamique de l’action collective et de la production, la centralité du travail : le travaillement

Le terme « travaillement » est attesté en ancien français, dérivé du verbe travaillier (ancien français pour « souffrir, endurer »). Il signifiait alors souffrance ou peine. Il est par ailleurs répertorié dans le Dictionnaire du Moyen Français (DMF) avec le sens de « effort » ou « fatigue ». Au XIXe siècle, « travaillement » apparaît dans des contextes techniques, notamment en chimie. Il désigne l’ébullition du cuivre chauffé qui se purge de gaz sulfureux. Le mot est encore utilisé en Afrique francophone notamment en Côte d’Ivoire pour désigner une forme de reconnaissance sociale qui passe par l’action de jeter des billets de banque sur un artiste, un griot ou un DJ, afin de le célébrer publiquement tout en affichant symboliquement son statut, sa générosité ou sa réussite.

Dans le contexte contemporain des entreprises et des organisations en général, nous pourrions redonner au terme travaillement une pertinence conceptuelle en le définissant ainsi :

Il s’agit de faire travailler ensemble des individus et/ou des collectifs, dans le temps et dans l’espace, en réunissant les conditions nécessaires pour que le travail soit à la fois efficace, soutenable et producteur de santé. Autrement dit, il s’agit de travailler sur le travail : en mettant en œuvre les conditions adéquates à une gestion pertinente de la distance irréductible entre travail prescrit et travail réel, mais aussi à l’ajustement permanent entre coordination et coopération. Le tout doit s’inscrire dans une dynamique temporelle et spatiale, attentive aux réalités concrètes de l’activité et aux tensions qui la traversent.

Sur le plan didactique, le concept permet une lecture transversale du travail comme expérience située, transformable, dynamique et socialement construite, qui échappe aux modèles figés ou purement gestionnaires en synthétisant ainsi non seulement des savoirs dispersés entre disciplines (psychologie du travail, sociologie, ergonomie, sciences de gestion critiques, ou encore clinique du travail etc…) mais aussi des dimensions trop souvent traitées de manière séparée : l’activité réelle et ses marges de manœuvre, la subjectivité au travail, les dynamiques collectives de coopération et de conflictualité, les conditions concrètes du bien-faire, ainsi que les rapports de pouvoir implicites dans toute organisation du travail.

Sur le plan symbolique, il permet de croiser plusieurs dimensions historiques et symboliques du mot :

1. Son ancrage étymologique qui renvoie à l’exigence exercée sur une existence. Le travaillement suppose donc une prise en compte active de cette épreuve humaine.

2. Son usage technique ancien notamment en chimie au XIXe siècle pour inviter à penser le travaillement comme un processus de transformation dynamique des relations et des pratiques collectives, qui réchauffe les liens, bouleverse les perspectives mais clarifie et fortifie le faire ensemble.

3. Sa valeur symbolique contemporaine, notamment en Afrique de l’Ouest et plus particulièrement en Côte d’Ivoire, où le mot désigne une mise en scène de l’effort et de la générosité tournée vers le collectif. Le travaillement acte un geste de reconnaissance sociale et d’affirmation identitaire, qui lie l’individuel au collectif dans un espace de visibilité.

Dans cette optique, la réhabilitation du terme “travaillement” permettrait de poser autrement les fondements du management contemporain, en rupture avec les approches instrumentales ou normatives. Une telle réappropriation présente au moins trois intérêts majeurs :

1. Assumer la centralité de la gestion de l’écart entre le travail prescrit et le travail réel dans la dynamique de l’action collective et son management. Le travail n’est pas une variable d’ajustement ni un simple résultat de procédures managériales : il est le cœur vivant de toute organisation. Parler de travaillement, c’est reconnaître l’effort concret, dynamique, situé et parfois conflictuel du faire ensemble, de la coopération, de la production de sens et de performance.

2. Recentrer le management sur sa finalité : le travail bien fait et la performance soutenable. Le management ne saurait être une fin en soi. Il doit se mettre au service du travail bien fait, entendu comme une activité soutenable, efficace, et productrice de santé, tant pour les individus que pour les collectifs. Le travaillement renvoie ainsi à une dynamique d’organisation du travail qui conjugue performance, soutenabilité, reconnaissance.

3. Réorienter la formation au management sur les conditions de possibilité du travaillement. Former au management, ce n’est pas transmettre des recettes ou des outils désincarnés. C’est aider à comprendre et à créer les conditions (organisationnelles, relationnelles, symboliques, matérielles) dans le cadre d’un travaillement c’est à dire d’une action concrète, vivante et continue sur le travail. Cela suppose une culture du discernement, de l’écoute et du dialogue au prise avec le réel du travail.

En conclusion, la réhabilitation du concept de travaillement permet de rééquilibrer la relation entre le travail comme dynamique et le management comme cadre structurant.
En effet, le terme travail, tel qu’il est mobilisé dans les discours professionnels, demeure souvent silencieux sur ce qui en constitue la réalité profonde : le travail réel, avec son lot d’expériences vécues, de régulations fines, d’arbitrages éthiques et d’engagements dans la durée, autant de dimensions que seul le travaillement permet de penser de manière cohérente, en les rendant pleinement intelligibles, sans rompre avec la racine même du mot travail.

Quand l’afrique voyait dès 1984, la nécessité d’une souveraineté managériale!

Voici un ouvrage pionnier, publié en 1984 par un ivoirien, Henri Bourgoin, à l’époque directeur général de l’office national de formation professionnelle de Côte d’Ivoire, pour mettre en exergue l’incurie consistant à appliquer des « recettes » managériales qui viennent d’autres cultures sans esprit de discernement.

Bourgoin a compris, il y a plus de 40 ans, une chose fondamentale dans la vie des entreprises : il n’y a pas de performance à la fois soutenable et productrice de santé sans ce que j’appelle la souveraineté managériale. Un français, un américain, un ivoirien ne conçoivent pas le travail de la même manière et par voie de conséquence, ils ne peuvent pas être managés de la même manière. C’est un truisme de le dire. Simone Weil, la philosophe, parlait de la compréhension difficile des choses évidentes, elle avait bien raison.

Ce passage de l’ouvrage est donc à méditer :

« Je prétends que nos étudiants qui apprennent en Europe, aux États-Unis et même chez nous en Afrique, dans nos écoles supérieures de commerce, les théories occidentales de management, et veulent les mettre en pratique, sont devenus aliénés: en un mot, ils ne mesurent pas qu’ils ont été manipulés, à leur corps défendant, bien sûr, et même à l’insu des enseignants. Leur méconnaissance ou leur oubli de nos propres motivations, de nos types d’organisation et du style de commandement approprié à nos populations, les abusent au point de les convaicre que les modèles importés sont les plus efficaces chez nous ».

Étant donné que ce qu’il appelle « théories occidentales » ne sont bien souvent que des « théories américaines », un français, un espagnol, un belge aurait pu écrire ces mêmes lignes pour parler de l’importance de sa souveraineté managériale.
En France, les colporteurs du management selon l’expression consacrée par Yves Nicolas, ces 3000 francais qui entre 1949 et 1953 étaient partis étudier les causes de la prospérité américaine, nous avaient prévenu de l’intérêt d’adopter le « management » si et seulement si nous l’encastrons dans le contexte culturel français. Ont-ils été entendu ? Rien n’est moins sûr!

Contrairement aux idées reçues, la littérature, ça paye même pour les managers, en régime de croisière comme en période de transformation. Nous n’avons jamais eu autant besoin de littérature pour commercer véritablement avec le réel dans les organisations et ainsi réussir les transformations tant désirées. L’aveuglement technologique actuel nous fait perdre de vue l’enjeu du siècle qui n’est pas que technique (si c’était le cas, nous n’aurions pas autant de transformations qui échouent), il est surtout humain et social car comme l’avait bien vu Gaston Berger, « tout commence par la poésie, rien ne se fait sans la technique. Mais il faut que la poésie soit partout si présente que l’apprentissage des mécanismes ne tarisse pas la source vive de la création ». « Ne pas tarir la source vive de la création » pour utiliser les technologies de manière efficace et soutenable, être capable de développer la sensibilité et l’imagination des managers au service du jugement correct sont désormais les aptitudes qui feront la différence entre les professionnels et entre les organisations, qu’elles soient privées ou publiques. Nos organisations sont-elles prêtes pour ce renversement ? C’est l’objet de ma dernière vidéo sur Xerfi Canal

Les tensions géopolitiques actuelles avec le retour de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis remettent en selle la nécessité d’une souveraineté économique pour ne pas être vassalisé par ce grand pays ou un autre. Une telle souveraineté, fruit d’un travail difficile et de longue haleine, n’est pas possible sans une certaine souveraineté managériale c’est à dire un alignement entre les manières de travailler, de manager le travail et les aspirations et traits culturels de ses citoyens. C’est la seule voie pour un effort durable, producteur de performance dans le temps et dans l’espace, d’engagement et de santé dans un monde bousculé, plus que jamais, par l’intelligence de rapt. C’est l’objet de ma dernière video sur Xerfi Canal

Les dirigeants, les managers, les hommes politiques qui promettent la « transformation » ne récoltent souvent que le « changement » et donc la déception. Comment expliquer ce phénomène ? Je le fais par le truchement d’une fable, la fable de Za et Zé. La force d’une fable réside dans sa capacité à la fois à faire économiser des mots et à dépeindre des réalités complexes par le truchement d’images qui questionnent la réalité. Quoi de mieux donc qu’une fable pour illustrer l’erreur fatale consistant à prendre le changement pour la transformation. C’est l’objet de ma dernière vidéo sur Xerfi Canal.

En entreprise, accuser quelqu’un d’être « théorique », c’est prononcer à son encontre une peine de mort sociale symbolique. Cruel paradoxe ! En effet, pour un manager, détester tout ce qui peut sembler théorique, c’est comme un médecin qui détesterait la biologie humaine. Nul doute qu’un tel médecin puisse être un piètre médecin. Nul doute également qu’un manager « théoriphobe » et/ou philistin crée plus de chaleur que de valeur, plus de méfaits que de bienfaits, pour le collectif, dans le temps long. C’est l’objet de ma dernière vidéo sur Xerfi Canal

« Muskisation » du management après la « Trumpisation » de la politique : quel antidote ?

Musk

L’humanité a accompli des progrès considérables dans diverses sciences, ce qui nous permet aujourd’hui d’avoir un confort sans précédent (au moins en occident). Cependant, le développement exponentiel de la science a laissé sur le bord de la route le nécessaire développement de l’Homme pour qu’il soit en mesure d’utiliser raisonnablement ses outils à des fins responsables. 

Pour le dire autrement, nous avons beaucoup « produit » au nom de la science sans nous rendre compte que ce qui importe aussi, c’est la réception de ce qui est « produit ». 

Nous avons beaucoup travaillé pour avoir des lois pour les objets mais nous avons fait fi du sujet en pensant, peut-être, naïvement que les objets garantissaient le développement harmonieux du sujet afin qu’il soit à la hauteur des objets. Nous commençons à découvrir, à nos dépens, que Karl Kraus avait raison : les bonnes idées sont sans valeur, ce qui est important, c’est celui qui les a. 

En effet, dans les entreprises comme dans la sphère publique, nous commençons à nous heurter au mur du réel. 

Nous découvrons dans la sphère politique, qu’il n’y a pas de démocratie sans démocrate : aux États-Unis, un président en exercice gracie son fils et critique la justice; un ancien président condamné et plusieurs fois mis en examen y est réélu président très largement car il serait « efficace » et « pragmatique »; Un technologue milliardaire et mégalomane ayant misé sur le bon cheval politique, toujours aux États-Unis, peut désormais se pavaner dans le monde, du haut de son réseau « social », en  crachant son ignorance des affaires internationales tout en hypnotisant des chefs d’états démocratiquement élus.

Dans les entreprises, nous découvrons qu’il n’y a pas de manager sans Homme. On peut percevoir des millions d’euros d’aides de l’État, décider de délocaliser dans des pays lointains la production de médicaments essentiels pour la vie de la nation ou simplement licencier sans scrupule et sans sommation des mères et des pères de familles pour maximiser la seule valeur actionnariale après avoir juré, la main sur le coeur, que la mission de l’entreprise passait par la responsabilité sociale et sociétale . Quoi de plus normal lorsque la fin sert le moyen « autrement dit Dieu a créé le producteur puis le consommateur et après l’homme » et que la vérité n’est que celle du jour. Kraus avait donc encore une fois vu juste alors qu’il n’a pas connu le désormais leader en chef des philistins, Elon Musk, désormais grand gourou des préposés au management du monde entier (Peter Drucker doit se retourner dans sa tombe), ces thuriféraires du « leadership bac à sable» au qualificatif variant selon les saisons (transformationnel, charismatique, collaboratif, servant, situationnel, coach, visionnaire…), car ce dernier serait un génie factotum dont l’opinion surpasserait la connaissance scientifique accumulée depuis plusieurs décennies dans les affaires humaines et sociales. Sa grande réussite dans le « business », ce que bien sûr, personne ne peut nier en ferait donc de facto un maitre à penser. Elon Musk inspire dorénavant certains politiques et certains managers voire même certaines entreprises. Des articles à sa gloire font florès car il serait « efficace » nonobstant les idéologies plus que contestables qu’il véhicule. C’est une parfaite illustration de la morale mathématique dont parlait Nietzsche et qui est à l’œuvre chez bon nombre d’autoproclamés « pragmatiques ».

« Dans l’ordre de la Technique, un imbécile peut parvenir aux plus hauts grades sans cesser d’être imbécile, à cela près qu’il est plus ou moins décoré » (Georges Bernanos)

Qui pourrait nier que les sieurs Trump et Musk n’ont pas « les bâtons adéquats pour soutenir leurs forces défaillantes » (étymologie du mot « imbécile ») lorsque le premier déclare durant la campagne présidentielle qu’à Springfield dans l’Ohio, les immigrés mangeaient les chiens et les chats des honnêtes citoyens américains ou que le second en arrive à soutenir officiellement l’extrême droite allemande notamment le parti AfD dont un des chefs de file, Björn Höcke, considère comme « un grand problème » que Hitler soit dépeint comme « l’incarnation du mal absolu », rien que ça !). Charbonneau avait incontestablement raison : « les masses adorent des hommes pas des vérités ».

Alors comment arrêter ou du moins contrer une telle dynamique mortifère pour les structures sociales et politiques construites avec pugnacité et souvent par le sang ? 

Je pense qu’il ne suffira pas d’inculquer les « fameuses » soft-skills aux travailleurs ou un quelconque supplément d’âme aux citoyens. De toute évidence, la faculté n’a jamais été une condition suffisante pour un jugement correct. Il ne suffira pas non plus de d’installer des directeurs de l’éthique ou bientôt des directeurs « de l’amour éternel » dans toutes les organisations y compris au sein de l’Etat (la créativité féconde des phraséologues, ces fameux préposés aux choses vagues dont parlait Paul Valéry n’a pas de limite et c’est un euphémisme) comme si nous pouvions séparer l’individu qui travaille de sa vie de femme et d’homme au sein de la société. 

La responsabilité sociale et sociétale : le mandat de Trump comme crash-test

Nous voyons donc que ce qui est jeu dépasse de loin les quelques slogans bien inspirés ici et là. C’est pourquoi le « marche ou crève » vers la responsabilité sociale, sociétale et environnementale est un leurre car il oublie l’essentiel : l’irresponsabilité sociale, sociétale et environnementale n’est pas qu’une externalité négative d’une marche « normale » des affaires mais une condition nécessaire de la marche vers l’abîme qu’est l’efficacité immédiate et contre laquelle le général Bollardière nous mettait en garde dans sa correspondance avec Jean-Jacques Servan-Schreiber. Il y pointait du doigt « l’effroyable danger qu’il y aurait pour nous de perdre de vue, sous le prétexte fallacieux de l’efficacité immédiate, les valeurs morales qui seules ont fait jusqu’à maintenant la grandeur de notre civilisation et de notre armée ». Trump et Musk (le futur directeur du département de l’Efficacité gouvernementale), réputés pragmatiques ne perdront plus de temps à « parler comme des idéalistes pour agir en commerçants », ils iront droit au but.

A l’instar de H.G. Wells, le grand écrivain britannique, je crois que l’humanité « est placée entre l’éducation et la catastrophe ».

Nous payons, avec l’avènement de Musk et de Donald Trump, des décennies d’éducation tronquée. En effet, la véritable éducation n’a pas simplement pour objectif l’instruction, elle a pour finalité de faire éclore le sens des responsabilités (Jacques Ardoino). Le sens des responsabilité est l’unique arme disponible contre « l’intelligence de rapt » (définie par Bertrand de Jouvenel par le fait de « prendre sans comprendre et ne comprendre que pour prendre » quel que soit le prix à payer) qui est en chacun de nous et dont les manifestations n’avaient pas échappé, dès 1913, à Walter Ratheneau, industriel, écrivain et homme politique allemand: « Pour l’esprit ingénu de l’homme intellectuel, la terre est un terrain, la prairie une pâture, la forêt une sylviculture, l’eau une voie navigable, le minéral un combustible, l’animal une bête sauvage, un bétail, une proie, une vermine, le soleil une source d’énergie et un moyen de s’éclairer, l’homme un concurrent, un consommateur, un supérieur, un employé ou un contribuable… la divinité, une autorité » (extrait de l’ouvrage Rathenau « zur Mechanik des geistes », cité par Jacques Bouveresse dans « La Voix de l’âme et les Chemins de l’esprit. Dix études sur Robert Musil ».

Dans l’univers solutionniste qui est le nôtre, d’aucuns pourraient d’ailleurs croire que la technique (IA et autres) serait la réponse idéale à tous nos problèmes. À ceux-là, détrompez-vous. La technique ne changera rien à l’affaire car même si le monde change, l’Homme continue (Gaston Berger) : la capacité de discernement, le sens des responsabilités comme le courage ne sont jamais dans les choses mais chez l’Homme.

La réponse au défi qui est le nôtre à savoir corriger « le grand déséquilibre » dont parlait déjà Georges Friedmann c’est à dire « la « disproportion croissante entre, d’une part, la puissance multiforme que le progrès technique confère à l’homme, de l’autre les forces morales dont l’homme dispose pour le mettre au service de l’individu et de la société » ne pourra passer que par la culture générale par le truchement de l’éducation générale afin de développer l’imagination et la sensibilité au service de pensées et d’actions passées au tamis de la responsabilité, la responsabilité étant la relation qui lie la puissance et la vulnérabilité (Hans Jonas). Il s’agit ni plus ni moins d’être capable « d’articuler le sentiment au moyen de l’intellect, détourner l’intellect des problèmes insignifiants du savoir vers ceux du sentiment », le grand combat de Robert Musil. Entreprise difficile dans un monde où par une ruse de l’histoire, spécialisation rime avec employabilité. Il est bien loin le temps des polygraphes comme André-Georges Haudricourt dans un passé récent ou jadis Montaigne qui bien que philosophe et écrivain, fut maire de Bordeaux.

« Ce qu’offre la culture générale, c’est une autre intelligence, quelque chose comme de la perspicacité ou de la pénétration, du flair comme chez un bon chien ou un renard… ».

Comme le note à juste titre Antoine compagnon (professeur de littérature notamment au collège de France et aujourd’hui académicien après des études d’ingénieur à l’école polytechnique), dans son dernier essai « La littérature, ça paye ! », « ce qu’offre la culture générale, c’est une autre intelligence, quelque chose comme de la perspicacité ou de la pénétration, du flair comme chez un bon chien ou un renard. Le flair n’est pas inné, il se cultive, notamment par la lecture, laquelle donne accès à d’autres expériences. La culture nous donne du nez. Rien de plus indispensable pour se débrouiller, pour retomber sur ses pieds ». 

Cette analyse est d’autant plus remarquable que nous n’avons jamais aussi eu d’écrans au sens propre comme au sens figuré qui nous éloignent du réel et nous font prendre le subtil pour le mesurable, la puissance pour l’esprit. Ainsi, comme l’avait bien vu Gunther Anders déjà en son temps, pour être à la hauteur de l’empirique, dans le monde technologique qui est désormais le nôtre, aussi paradoxalement que cela puisse être, il faut mobiliser son imagination. Bouddha ne nous disait pas autre chose : « un fou qui pense qu’il est fou est, pour cette raison même, un sage. Le fou qui pense qu’il est un sage est appelé, vraiment, un fou » ; preuve s’il en fallait que Teilhard De Chardin a eu raison de prononcer cette sentence : « tout ce qui monte converge inévitablement », Bouddha et Anders pour ainsi dire convergent. La culture, c’est donc ce qui lie les hommes par l’intellect mais surtout par le cœur malgré les différences culturelles, les époques, les conjonctures. C’est le GPS de l’âme. 

La difficulté qui est la nôtre réside dans le fait qu’acquérir cette culture prend du temps et nécessite un effort personnel durable dans un monde où il faut produire vite et efficace, nourri par un système éducatif (ou ce qui en reste) devenu un business où prospèrent les fonds d’investissement, business qui ne choque d’ailleurs plus personne car nous le savons depuis toujours : ce qui devient trop réel, cesse d’être un problème. 

Antoine compagnon s’en émeut d’ailleurs à juste titre : « Le drame, c’est que confectionner toujours des prototypes, cela prend beaucoup de temps, alors que produire des objets en série fait baisser les coûts. Les gains de productivité sont peu concevables en littérature, comme dans toutes les activités où l’input essentiel est le travail, tels l’enseignement et la culture en général. Il faut autant de temps au XXIe siècle, pour apprendre à lire un enfant que dans l’Antiquité (la méthode globale a fait long feu) et cette lenteur s’avère dramatique dans un monde de plus en plus régi par l’impératif de l’innovation et de la croissance ». Ainsi, ajoute-t-il, « …j’aime bien comparer la culture à la Coiffure, autre profession qui ignore les gains de productivité. La conséquence est la même : si c’est vite fait, c’est mal fait. Pas moyen de gagner du temps en conservant la qualité ».

Pour avoir de la culture, il faut donc accepter de perdre du temps dans un monde qui ne vous juge que par le temps que vous avez économisé. Cruel dilemme !  Pourtant, Antoine Compagnon nous donne bien des raisons de faire le pari de l’effort, de la difficulté, de l’intelligence sceptique, du temps long : « les magistrats lettrés, les politiques cultivés, les diplomates poètes sont plus conscients du rôle de la fortune dans la vie, de la relativité des carrières, du jeu des conseils et des événements, du hasard et de la grâce… Ils sont plus aptes à tirer parti du lot qui leur est échu, à exploiter les atouts qu’ils trouvent dans leur jeu. Ils réussissent parce qu’ils ne le désirent point trop, parce qu’ils jouent comme Julien, comme Fabrice, comme Lucien ». Je rajouterais que les managers cultivés ont plus d’imagination et de sensibilité pour commercer avec un réel de plus en plus complexe et ainsi obtenir le plus en sacrifiant le moins car ils savent regarder avec les oreilles (Shakespeare) et « penser avec les mains ». Ils sont ainsi moins enclins que d’autres à devenir inhumains sans le vouloir et sans le savoir.

Je ne pourrais pas finir ce billet sans tordre le cou à une idée reçue tenace en France : la culture n’est pas seulement dans les livres et c’est un truisme de le dire. Nous voyons d’ailleurs que partout où l’éducation est confondue avec l’instruction, nous produisons ce que Molière appelait des « imbéciles instruits » dont il disait qu’ils étaient plus idiots qu’un inculte. Maupassant, de manière plus poétique ne disait pas le contraire : « Les réalistes de talent devraient plutôt s’appeler des illusionnistes ». En effet, au rythme où va l’ersatz d’éducation basée uniquement sur l’acquisition unique de compétences, nous serons comme le dit Lichtenberg, bientôt obligés de créer des universités pour rétablir l’ancienne ignorance qui, elle était, au moins, sincère. Je suis donc d’accord pour dire avec Gaston Berger que la culture n’est « ni la possession d’un savoir étendu, ni la pure érudition, ni l’art de briller en société, ni la connaissance d’une discipline privilégiée. Tous les enseignements peuvent la donner, s’ils sont présentés dans un certain esprit.  La culture, c’est le sens de l’humain ». La culture passe donc aussi par le compagnonnage (système traditionnel de transmission de connaissances et de formation à un métier) car au delà des compétences techniques, il y a (normalement) une transmission de valeurs et une expérience basée sur la mètis; par les voyages qui peuvent permettre de prendre du recul sur sa propre histoire, ses conditions de vie et d’existence, par la transmission orale faite par les parents, les grands-parents si elle ne néglige pas l’altérité et « l’infinie souplesse de la vie », antinomie de la régularité…

Avoir chevillé au corps le sens de l’humain malgré les contingences du réel, voilà notamment le sacerdoce d’une nécessaire éducation générale notamment à l’ère de l’IA. Seul un tel sens nous donnera des chances raisonnables de rompre avec le miroir aux alouettes que représente la victoire à la Pyrrhus de l’intelligence de rapt et de ses promoteurs, les fameux « hommes occupés » qui « manquent de réflexion » et jadis moqués par Proust ainsi que les mirobolants dont parlait Jacques Limousin pour désigner les ancêtres de nos actuels influenceurs. Ces derniers ont indéniablement gagné une bataille mais pas encore la guerre autrement dit Elon Musk 1, Antoine Compagnon 0, pour l’instant…

En attendant, méditons sans cesse cette formidable phrase non sans « British humour » que H.G. Wells, apôtre de l’éducation, voulait mettre sur son épitaphe ”Je vous l’avais dit, foutus idiots”. Pourvu que cela ne devienne pas réalité!