Depuis plusieurs années, des chercheurs et des praticiens appellent à la démocratisation des entreprises pour un meilleur partage de la souveraineté managériale. Il y a quelques jours, le Conseil des ministres du travail de l’Union Européenne a ratifié une résolution sur la nécessité de plus de démocratie au travail. Ainsi, comme précise le communiqué le ministère français du travail concernant cette résolution : « Ces conclusions réaffirment aussi l’importance de la démocratie au travail dans le modèle social européen, ainsi que la capacité de celui-ci à contribuer à une croissance soutenable, solidaire et pourvoyeuse d’emplois décents. La démocratie au travail peut ainsi prendre différentes formes : information et consultation des travailleurs, participation aux décisions de leur entreprise, négociation collective, dialogue social. La mise en œuvre de ce texte permettrait d’améliorer la confiance entre employeurs et travailleurs, tout en favorisant un travail décent ». Il me semble qu’il est difficile d’être contre une telle idée au moins sur le principe. Néanmoins le diable est dans les détails. Le caractère inachevé des démocraties politiques existantes et la dégénérescence de certaines d’entre elles, sous nos yeux, nous invitent à la prudence lorsqu’il s’agit d’instituer la démocratie dans les entreprises.
En effet, les limites intrinsèques de la démocratie sont nombreuses notamment le fait que le niveau d’éducation et le niveau de culture qu’elle nécessite sont loin d’être démocratiques, que l’intérêt général ne serait souvent qu’un égoïsme qui veut s’étendre (Bernard Charbonneau) … À cela, il faut ajouter, comme le précisait d’ailleurs Bernard Charbonneau, que dans toute organisation (Etat, parti politique, entreprise…) la vertu suprême n’est ni la conviction ni la vérité ni l’intelligence mais la capacité à exécuter l’ordre reçu. Sur ce registre, la critique de la philosophe Simone Weil des parties politiques est très instructive : « Un parti est en principe un instrument pour servir une certaine conception du bien public…La tendance essentielle des partis est totalitaire, non seulement relativement à une nation, mais relativement au globe terrestre. C’est précisément parce que la conception du bien public propre à tel ou tel parti est une fiction, une chose vide, sans réalité, qu’elle impose la recherche de la puissance totale. Toute réalité implique par elle-même une limite. Ce qui n’existe pas du tout n’est jamais limitable…Dès lors que la croissance du parti constitue un critère du bien, il s’ensuit inévitablement une pression collective du parti sur les pensées des hommes. Cette pression s’exerce en fait. Elle s’étale publiquement. Elle est avouée, proclamée. Cela nous ferait horreur si l’accoutumance ne nous avait pas tellement endurcis ».
Si la conception du bien public propre à tel ou tel parti politique est une fiction, que dire de la conception du bien propre à telle ou telle entreprise privée ou publique ? Nous sommes, volens nolens, rattrapés par la réalité : l’Homme idéal pour la démocratie est de très loin un Homme théorique car le fruit d’une vision scholastique de la vie.
Dans ces conditions, comment la démocratie dans les entreprises pourrait advenir alors que les points d’achoppement y sont encore plus symboliques comme la propriété du capital ?
Un point de vue original mérite d’être entendu. C’est le point de vue de Georges Sorel (polytechnicien, philosophe, sociologue et théoricien du syndicalisme révolutionnaire) émis dans son fameux ouvrage de 1908 « réflexions sur la violence ». Il y esquisse ce que pourrait être la démocratie appliquée à l’entreprise et c’est loin d’être réjouissant : « un travail conduit démocratiquement sera réglementé par des arrêtés, surveillée par une police et soumis à la sanction de tribunaux distribuant des amendes ou de la prison. La discipline serait une contrainte extérieure fort analogue à celle qui existe aujourd’hui dans les ateliers capitalistes ; mais elles seront probablement encore plus arbitraires en raison des calculs électoraux des comités… Démocrates et gens d’affaires ont une science toute particulière pour faire approuver leurs filouteries par des assemblées délibératives ; le régime parlementaire est aussi truqué que les réunions d’actionnaires ».
Même si les mots employés sont vigoureux, Georges Sorel nous incite néanmoins à ne pas tomber dans une certaine romantisation de la démocratie et de la société. En entreprise, aucun régime de gouvernement ne peut occulter les relations de pouvoirs et d’intérêts qui sont toujours omniprésentes. Dans la réalité, L’Homme ressemble beaucoup plus au portrait qu’en faisait un certain Walter Rathenau industriel, écrivain et homme politique allemand du début du 20eme siècle c’est-à-dire un Homme pour qui « la terre est un terrain, la prairie une pâture, la forêt une sylviculture, l’eau une voie navigable, le minéral un combustible, l’animal une bête sauvage, un bétail, une proie, une vermine, le soleil une source d’énergie et un moyen de s’éclairer, l’homme un concurrent, un consommateur, un supérieur, un employé ou un contribuable… la divinité, une autorité ».
La prudence s’impose donc car le mot « démocratie » est loin d’être performatif. Face aux insuffisances actuelles des systèmes de gouvernement des entreprises, il est bien sûr raisonnable de chercher la martingale mais il faudrait être naïf pour penser que les conditions d’une véritable démocratie d’entreprise puissent être réunies par le simple fait du Saint-Esprit.
En attendant l’arrivée du véritable Homme pour la démocratie (s’il arrive un jour), cet Homme qui met ses intérêts personnels derrière l’intérêt général, cet Homme bien éduqué qui « sait gouverner » et « peut être gouverné », il faut trouver des voies de passage entre les réalistes tenant du statu quo et les mystiques qui pensent qu’une notion aussi belle soit-elle (démocratie) pourrait changer la donne au sein des organisations.
Pour ma part, je continue de penser que le pied le plus sûr étant le pied le plus sûr comme disait Musil. Avant une hypothétique démocratisation des entreprises, essayons d’abord de faire converger l’ensemble des parties prenantes sur la nécessité de prendre soin du travail réel. C’est déjà un immense défi mais il est à portée de main et préfigure la qualité de la performance produite et la santé des travailleurs. La prise en compte du travail réel fait moins moins rêver que les envolées lyriques sur la démocratie mais on peut la faire advenir par le truchement d’un commerce des volontés et du faire.