Article publié dans La Tribune https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/humaniser-le-management-un-projet-illusoire-537992.html
Le monde de l’entreprise illustre trop souvent un renoncement dans la quête de sens au-delà du nombre et de la mesure et ce n’est pas sans conséquence. Le 21eme Siècle, siècle du « bien être au travail », du « management du changement », de « l’appropriation des outils de gestion », du développement durable, de la responsabilité sociale des entreprises, de la gestion des risques psycho-sociaux, du Knowledge management et même de « l’entreprise libérée », est aussi très souvent marqué par la misère symbolique, la fatigue psychique, le burn-out, la perte de sens du travail, les injonctions paradoxales, le sentiment de déclassement, le manque de reconnaissance…
Alors, essayons d’aller au-delà des slogans faciles car même un sinistre personnage comme Staline en son temps parlait de l’homme comme le capital le plus précieux. Situons nous à hauteur d’homme et analysons le système de production de mythes et d’hérésies en entreprise, ses conséquences et ses soubassements.
Le mythe d’un management neutre
L’économie n’est totalement opérante que lorsqu’elle dispose des outils nécessaires pour atteindre ses objectifs au niveau même des organisations qui créent la valeur. Ces outils lui sont en partie fournis par les techniques de management qui sont de fait déterminées. Du moment où l’économie se veut science, elle ne s’enquiquine plus des questions morales. Comme le note Omar Aktouf, « Elle n’avait plus, à l’instar de la physique, qu’à traiter des données (statistiques-probabilistes à défaut d’être empiriques, et hypothético-déductives à défaut d’être expérimentales) ipso facto considérées comme rationnelles, objectives, mesurables, quantifiables. Cela allait s’;appliquer aussi bien au comportement du marché qu’au comportement humain ».
Dès lors, le management, ainsi armé par l’économie porte une certaine philosophie gestionnaire qui peut mener naturellement au scientisme, le mythe de la solution (Bertrand de Jouvenel) aidant, au détriment de l’homme et de son bien être. Le développement exponentiel des outils non conviviaux (Ivan illich) fait ainsi de l’homme un moyen au service d’une finalité qui le dépasse, tout l’inverse de la morale kantienne qui voyait en l’homme une fin en soin. Avec le management adossé à l’économie, il s’agit moins de « gérer » des hommes humainement que de gérer des ressources au service de la production de biens et de services. Le management n’est donc pas neutre. Les outils de gestion ne sont donc jamais neutres.
Le piège des « ressources » humaines
Il serait erroné de croire que la chosification de l’homme ne commence que lorsque le palier de l’entreprise est franchi pour devenir une « ressource » humaine. Celle ci débute dès l’école. Il ne s’agit moins d’y former l’homme, le citoyen que le travailleur. Ce dernier y est formé aux techniques en cours à la « bourse » du travail. Qu’importe le vide béant qui verra le jour lorsque ces techniques ne seront plus dans l’air du temps. Outre l’acquisition des techniques, on lui apprend très tôt la concurrence et la compétition : que le meilleur gagne. On ne se construit plus avec l’autre mais contre l’autre. L’objectif est d’être le premier sans être le porte-parole des derniers.
De fait, l’école devient un lieu par excellence de conformisme : être la voix de son maitre, pardon de son professeur, procure une récompense méritée. Ainsi chaque homme devient entrepreneur de soi-même avec le risque que lorsque chacun est son propre centre, tous sont éloignés (Benjamin Constant). Le maître mot est l’opportuniste malgré les avertissements répétés de Bertrand de Jouvenel : « prendre sans comprendre, c’est le fait du barbare, ne comprendre que pour prendre c’est la rationalisation de la barbarie, et c’est l’esprit de notre civilisation. C’est l’intelligence de rapt non de sympathie ».
Dès lors, une fois en entreprise, l’homme ainsi dépouillé, l’homme adapté, est fin prêt pour dérouler les procédures, pour remplir sa fonction. Il devient un fonctionnaire. Sa liberté d’action et sa pensée se heurtent très souvent à ces mêmes procédures. De toute évidence, penser requiert du temps et en entreprise, le temps, dans une économie qui va vite est une denrée rare comme le rappelle Jean-François Lyotard : « dans un monde où avec du succès, c’est de gagner du temps, penser n’a qu’un défaut, incorrigible, celui d’en faire perdre ». La dignité de l’homme adapté n’est désormais plus d’être libre mais de servir. Comme le dit si bien Simone Weil, la philosophe, au lieu d’être les maitres de nos créations, nous en sommes rendus à nourrir les hommes pour qu’ils servent les machines.
Le danger de l’utilitarisme et la quantophrénie
Bien trop souvent, il n’y a de vérité qu’utile et tout ce qui ne peut pas être mesuré n’existe pas selon la doxa gestionnaire. C’est comme ci l’inexistence d’outils pour mesurer les battements du cœur était en soi une déclaration de décès. La rationalité instrumentale est donc la norme dans tous les processus de l’entreprise.
Pour toute chose, l’objectif consiste à rechercher le moyen absolument le plus efficace. Ce qui peut entrainer dans des cas extrêmes la mise au banc de l’éthique, nous l’avons vu avec le scandale Volkswagen car le mensonge ou le trucage peuvent être des « outils » au service de efficacité. Il faut minimiser les coûts mais une erreur de dosage peut faire qu’il ne reste que des coups, c’est-à-dire un travail certes efficace au moins à court terme mais déshumanisé, sans fantaisie et sans slack (jeu organisationnel). Les moyens déterminant les fins, on s’éloigne de plus en plus d’une prise en compte du caractère essentiel de l’inutile (Walter Benjamin).
Tout ce qui est « important » doit être mesurable
La poussée utilitariste s’accompagne d’une poussée quantophrénique : tout ce qui est « important » doit être mesurable. Tant pis pour Albert Einstein qui affirmait en son temps que l’ensemble de ce qui compte ne peut pas être compté, et l’ensemble de ce qui peut être compté ne compte pas. Rien de surprenant car le romantisme des chiffres (Max Weber) nous aveugle, la polysémie du réel nous fait peur.
Nous finissons par oublier que pour décider, il faut comprendre. Pour comprendre il faut saisir le sens, le sens est toujours derrière les signes qui le manifestent. Calculer n’est pas comprendre. Dans un univers organisé comme l’est l’entreprise, le sens peut vite devenir insaisissable car la valeur supérieure de l’organisation n’est ni la vérité ni la justice mais la capacité à exécuter efficacement les ordres reçus (Bernard Charbonneau). Leopold Korh en a fait une illustration imagée dans son ouvrage, the breakdown of nations, par cette fable : « le professeur allemand soumit à Satan un nouveau plan pour organiser l’Enfer. A quoi Satan répondit avec un rire à secouer les montagnes : « Organiser l’Enfer ? Mon cher Professeur, l’organisation, c’est ça l’Enfer ». En effet, au-delà d’un certain niveau d’organisation, il n’y a plus de différence entre le système et le chaos (Bernard Charbonneau). Nous pouvons l’expérimenter dans nos interactions ponctuelles avec certaines grandes entreprises ou tout simplement avec les services de l’état
La folie de l’hyperspécialisation et la fin du consensus
Plus l’organisation est importante, plus la demande de spécialisation est forte. Chaque individu est donc formé pour jouer sa partition, rien que sa partition au risque de perdre le sens du tout car la vraie connaissance, elle est synthétique et transcende les segmentations humaines du savoir. Charles Fourier disait qu’il fallait plus de 1000 hommes partiels (spécialistes) pour faire un homme ; presque plus de deux siècles plus tard, on peut raisonnablement penser, avec les développements des sciences de l’homme et des spécialités tous azimuts, qu’il en faudrait au moins 10000 pour faire un homme. Nous connaissons de plus en plus de choses et nous savons et comprenons de moins en moins les choses (André Gorz) car nous confondons souvent documentation et culture. Les entreprises soucieuses de leur l’efficacité continuent à privilégier la compétence au détriment d’une diversité (la capacité à voir le monde depuis des points de vue différents) alors que l’on sait cette dernière supérieure aux compétences au moins depuis les travaux de Scott Page.
L’autorité de la spécialisation
« L’autorité » de la spécialisation couplée à la légitimité par le grade ou le titre peut tuer à la source toute recherche de consensus : celui qui décide, c’est le chef, qu’importe sa légitimité réelle, du moment où il a le grade. L’entreprise peut donc faire revivre la hiérarchie platonicienne avec le risque que ceux qui sont en haut de l’échelle n’aient ni le supplément d’âme nécessaire ni la connaissance du terrain. La bêtise intelligente (Robert Musil) n’est jamais loin comme le démontre l’étude réalisée par les professeurs Andre Spicer (de la Cass Business School de l’;université City University de Londres) et Mats Alvesson (de l’université de Lund, en Suède) intitulée « A stupdity-Based Theory of Organizations ».
Dans cette étude, les auteurs montrent que la stupidité comme mode de gestion serait à l’origine de la crise financière de la City car il s’est développé une véritable culture organisationnelle de la bêtise basée sur la persuasion : « Quand les employés d’une entreprise posent peu de questions, ils ont tendance à mieux s’;entendre et à travailler plus efficacement. Cela leur rend la tâche plus facile : ils en profitent également ». Cette culture qui peut être efficace à court terme et en temps « normal » est destructrice à long terme ou lorsque l’entreprise traverse une crise et qu’elle a besoin de l’intelligence et du point de vue de chacun. La sagesse populaire dira deux avis valent mieux qu’un.
Le mythe de la solution et les professions incapacitantes
Comme toute industrie, l’entreprise a ses gourous. Comme tous les gourous, leurs prophéties et leurs expertises ne sont pas infaillibles. C’est vrai que les hommes préfèrent croire que de juger (Sénèque). Piochant dans des disciplines comme la physique, la biologie, les mathématiques, la psychologie…tout en décontextualisant ces connaissances, les gourous pallient le manque de temps ou de pensée en vendant clé en main des solutions. Ce mythe de la solution est très vivace (Bertrand de Jouvenel). Cependant, dans tout processus où l’acteur principal est l’homme, il est souvent illusoire de parler de solutions. Il faut un règlement, c’est-à-dire une réflexion idiosyncrasique et une « négociation » non pas la transposition d’une pratique ou d’une solution décontextualisée. Les groupements professionnels d’experts nécessitent et prennent appui sur ce mythe de la solution. En devenant des « connaisseurs professionnels », ces professionnels peuvent être incapacitants (Ivan Illich) en inhibant le bon sens et la prise en compte des vérités personnelles et de l’expérience de chacun. Dès lors, nous ne pouvons pas être surpris par le fait que des œuvres mortes ne puissent produire que des œuvres de mort (Bernard Charbonneau).
Le mythe de la liberté en entreprise
L’insignifiance n’ayant pas de limite, on associe désormais entreprise et liberté, nécessité et liberté. Mais on sait avec Schopenhauer que celui qui écrit pour des fous trouve de tout temps un public étendu.
Disons le, il n’y a pas d’entreprise libérée ou de liberté en entreprise mais des hommes libres. Dans l’entreprise dite libérée, la « liberté » du salarié reste un instrument au service de la performance de l’entreprise. L’objectif principal reste la rentabilité et la performance. La liberté des salariés est au mieux un moyen et non la finalité.
Dès lors, peut-on parler de « liberté » ? La « liberté » du salarié doit « produire » de la valeur, c’est à cette seule condition qu’elle est permise. On est donc bien loin de la liberté authentique qui ne demande aucune justification (Jacques Ellul).
La liberté est antinomique avec la nécessité. L’entreprise obéit à un principe fondamental qui est celui de l’optimisation des performances que Jean-François Lyotard définit comme « l’augmentation de l’output (informations ou modifications obtenues), diminution de l’input (énergie dépensée) pour les obtenir. Ce sont donc des jeux dont la pertinence n’est ni le vrai, ni le juste, ni le beau, etc., mais l’efficient: un « coup » technique est « bon » quand il fait mieux et/ou quand il dépense moins qu’un autre ». Il est donc clair que ces idées et concepts magiques ne pourront pas rendre à l’homme sa liberté authentique. Au contraire, ce type de discours porte même en soi un risque majeur : celui de décrédibiliser tout discours mobilisateur en entreprise.
L’illusion d’un management humanisé
En résumé, avec un management qui ignore bien souvent qu’il est déterminé par une économie se voulant science, avec le mythe des pratiques de management « neutres », avec des individus formés dès la petite enfance au conformisme béat et à la compétition, avec un utilitarisme mortifère et une quantophrénie presque pathologique, avec une mise en exergue des connaissances au détriment du savoir et d’une vision holistique d’un problème, avec la légitimé du grade sur le consensus intelligent, avec l’opportunisme des « connaisseurs professionnels » très souvent plus intéressés par leur statut que par la vérité, avec l’instrumentalisation de la liberté, sésame de choix pour toute propagande, il n’est pas étonnant que l’homme moderne ait perdu son âme au fur et à mesure que sa puissance ait atteint les sommets, et que son esprit se soit balkanisé (Paul Veyne). Tout a un prix, à commencer par la puissance, surtout la puissance. Le management est un outil de puissance.
On ne peut réformer l’absurde
Alors, humaniser le management ? Je pense qu’un tel projet est illusoire. Comme Denis de Rougemont, je crois qu’on ne peut réformer l’absurde. Ce qui important, c’est de savoir pourquoi il perdure et se perpétue. Pourquoi l’économie de la connaissance a-t-elle engendré une économie de l’ignorance, une ignorance de l’homme, une ignorance de la vie, une ignorance passive qui faisait dire à Claude Levi-strauss dans les dernières années de sa vie que nous vivions désormais sous un régime d’empoisonnement interne ?
Pourquoi en sommes nous rendus à prétendre « enseigner » l’éthique et l’esprit critique dans nos écoles comme s’ils étaient des connaissances décorrélées d’une vie d’homme au lieu de les faire vivre en chacun de nous de sa naissance à sa mort ? Pourquoi l’esprit de quantité (Bernard Ronze) qui « pénètre au cœur de l’homme, forge son univers, façonne son intelligence, modèle sa connaissance, fabrique les ressorts de son esprit au point de l’envoûter » a-t-il réussi son putsch sur l’homme ?
Il me semble que l’homme a été chassé de lui-même dans cette quête de puissance. Le prix payé est l’exclusion du singulier et de l’exception : pour l’esprit de quantité, la réalité est ce qui se répète (Bernard Ronze). L’homme n’est plus vu comme cet être singulier, infiniment variable et instable (Dante) mais comme unité de mesure. Cette brèche ouverte est devenue déterminante dans la façon d’appréhender le rapport de l’homme au monde ainsi que l’homme dans le monde, dans tous les domaines : économie, enseignement, politique…; Il s’agit donc moins d’humaniser le management (ce qui est vain) que d’aller à la source en ré-humaniser l’homme pour l’aider à rompre avec les travers de l’esprit de quantité.
Savoir ce qui nous contraint
Dans cette optique, le simple fait de savoir ce qui nous contraint est déjà un premier pas vers une libération. Nous ne nous tromperons pas lorsqu’on dit qu’il faut retrouver l’esprit perdu des lumières : Sapere Aude ! « Avoir le courage de se servir de son propre entendement ». Prométhée a été victime de son succès. Se voulant libre, il est désormais en situation de servitude volontaire.
Il vit par proxy, Riesman parlera d’homme extro-déterminé. L’expérience de la vie complète la connaissance scientifique, le savoir narratif est aussi indispensable que le savoir scientifique. Mettons les à profit dans notre vie au quotidien y compris en entreprise. Libérons-nous des fausses autorités en restant humble devant les faits et gardant notre fierté devant les croyances (George Bernard Shaw) car bien souvent l’adoration mène à l’obéissance. Au delà de l’humanisme verbal, il faut développer l’agir humain par la responsabilisation des individus. Permettre cette prise de responsabilité et assumer cette responsabilité nécessitent une formation de l’homme à l’homme.
Cela nécessite de passer de Michael Porter à la phronesis, de coupler l’enseignement des techniques avec les méfaits de la pléonexie, d’insuffler la parresia à la place de la propagande de prestige du chef. Nous devons apprendre l’histoire car non seulement la continuité est un droit de l’homme (Dupont White) et que la vie ne se comprend que par un retour en arrière même si on ne la vit qu’en avant (Kierkegaard). C’est peut être ainsi que nous pourrons tous répondre à la question : les moyens doivent-ils justifier les fins ? Car, aujourd’hui, nous le savons, la révolte est impuissante, la révolution est impossible, la science n’enrichit que la technique jamais la morale ni l’ethique.
Ibrahima FALL est entrepreneur, fondateur de la ConsulTech Experdeus et docteur en management