La division du travail sur l’action managériale entre deux « écoles » qui s’ignorent voire se méprisent c’est à dire d’une part, les tenants de la rigueur scientifique, des faits, par le truchement des sciences du travail (ergonomie, clinique du travail, clinique de l’activité, sociologie du travail etc…) dont les travaux gagnent en dignité mais restent malgré tout cantonnés à un cercle restreint (même s’il s’élargit de jour en jour) et d’autre part, les enjambeurs du réel et autres activistes du « problem solving » aux solutions qui ne sont que les indices des problèmes mais dont les travaux, indubitablement, gagnent en succès et en honneurs à court terme malgré le prix humain, économique et politique exorbitant à payer, n’est pas une fatalité.
En effet, il est habituel de penser le monde de manière binaire : vrai vs faux, juste vs injuste, bien vs mal, rationnel vs irrationnel etc… Concernant les délires managériaux actuels, le fameux « bullshit » qui inonde les rayons « Management des librairies » (nous devrions d’ailleurs parler du rayon « Ésotérisme managérial »), ce fameux management sans feu ni lieu, déconnecté du réel, il est tentant de labelliser ses producteurs, ses ambassadeurs et ses consommateurs de fieffés hurluberlus. Parallèlement, les sciences du travail convergent autour de l’idée qu’un management pensé sans penser le travail réel ne peut qu’être, pour reprendre l’expression de Henri Hartung, qu’une « philosophie inspirée par la conjoncture » voire une « technique de pouvoir du propriétaire » (Jean-Claude Liaudet).
Cependant, l’erreur serait de croire, parce qu’ayant la chance d’avoir été nourri par les sciences du travail, que tous ceux qui croient au mythe des « bonnes pratiques » et à une conception héroïque du management seraient des êtres irrationnels ou à minima des « incompétents ». Cela serait faire fausse route car ce n’est pas le cas, loin s’en faut ! Les personnes qui croient au merveilleux ou aux recettes managériales « merveilleuses » ont toujours « de bonnes raisons » de croire ce qu’elles croient. Nous devons intégrer cet état de fait dans les discussions entre les deux « écoles ».
Comme le note Raymond Boudon dans « Essais sur la théorie générale de la rationalité », « lorsque les croyances s’installent dans l’esprit des individus, c’est que ceux-ci ont des raisons fortes d’y adhérer…Il est nul besoin de postuler l’existence de forces cachées, psychologiques, biologiques ou culturelles, pour expliquer les croyances collectives même lorsqu’elles paraissent étranges ». Il faut donc dit-il « admettre que les idées fausses peuvent être fondées sur des raisons fortes, sur des raisons perçues comme valides par le sujet et en ce sens, être rationnelles ».
Les idées fausses étant des faits vrais (Jean Servier), nous devons, pour comprendre « les raisons fortes » de croire ces idées, suivre le conseil du grand spécialiste des croyances Jean-Bruno Renard : « chercher les théories, les à priori, les conjectures plus ou moins implicites qui sont les « bonnes raisons » de croire des acteurs sociaux et qui donnent sens aux idées fausses auxquels ils adhèrent ».
Alors, quelles sont les bonnes raisons de croire à certaines inepties managériales que les sciences du travail ont savamment réfutées ?
Pour ce faire, nous empruntons la grille formalisée par Jean-Bruno Renard dans son ouvrage « Le merveilleux » pour rendre compte de nombreuses croyances fantastiques : croyances aux extraterrestres, croyance aux OVNI, la télékinésie (action psychique à distance), etc…
Cette grille en trois parties (savoir ordinaire/savoir scientifique ; argumentaire ; croyance) permet notamment de mettre en exergue les « arguments, les raisonnements implicites ou explicites qui conduisent de la science aux croyances parascientifiques ». Elle repose sur l’idée fondamentale que les croyances « remettent en cause le savoir ordinaire ou le savoir scientifique en transformant des « propositions absolument vraies » en « propositions intélligemment fausses ».
Faisons l’exercice sur quelques croyances managériales :
Doxa/ Savoir scientifique | Argumentaire | Croyance managériale |
La compétence est l’aptitude à satisfaire une tâche | Les tâches sont de plus en plus complexes dans un environnement de plus en plus complexe | Les référentiels de compétences sont les déterminants de la performance |
Dans un monde qui se transforme vite, la capacité à embarquer le collectif est décisive | Le leadership est un facteur clé de succès dans les organisations | Le leader est un guide suprême, un personnage héroïque dont la capacité d’entraînement est fondamentale |
Le changement est permanent dans une économie de l’innovation | Traquer dans les organisations la résistance au changement devient indispensable pour s’assurer des succès présents et à venir | Les êtres humains sont réfractaires au changement par nature, il faut donc organiser une lutte sans merci contre la résistance au changement nonobstant le réel du travail. |
Dans des entreprises étendues et/ou avec des tâches complexes, il y a un lien de corrélation entre qualité de la coordination et la qualité des produits et/ou services | La qualité des prescriptions détermine la qualité de la production | Le travail prescrit, c’est le travail réel |
Les femmes et les hommes sont la première richesse des organisations | Il faut gérer les ressources humaines pour développer le potentiel des organisations | Les prescriptions permettent une gestion collective des singularités |
Cette grille montre comment l’irrationnel est en quelque sorte rationnel. Ces quelques exemples montrent que ceux qui croient que les référentiels de compétences sont les déterminants de la performance et qui oublient que la faculté n’est pas le jugement, ceux qui pensent que le leader peut de lui-même créer un collectif du travail, ceux qui pensent qu’il est judicieux de traquer les dites résistances au changement sans s’intéresser au travail réel, ceux qui pensent que le travail réel, c’est le travail prescrit, ceux qui pensent qu’une gestion collective des singularités passe par les prescriptions, ne sont pas irrationnels. Ce n’est pas non plus, pour parler comme Michel-Louis Roquette, l’expression d’un « symptôme d’incompétence, mais l’envers d’une fidélité autre, le témoignage de l’exercice d’une pensée sociale » car bien souvent l’écart avec le réel ne vient pas des principes mais des moyens.
La question fondamentale est alors : comment venir à bout de cette « fidélité autre » ?
Pour rapprocher le camp des tenants d’une science du travail comme boussole de l’action collective et le camp d’un management héroïque nourri de « bonnes pratiques » et de buzzwords, il ne suffit pas de traiter ces derniers d’obscurantistes, c’est même contre-productif car comme nous l’avons vu, l’acteur a toujours une raison rationnelle de faire ce qu’il fait ou de penser ce qu’il pense (la fameuse idée wébérienne reprise et élargit par Boudon avec la rationalité cognitive). En outre, les facteurs qui expliquent les croyances managériales sont nombreuses et ancrés : ignorance des sciences humaines et sociales, segmentation et parcellisation du savoir, mécanismes de raisonnement linéaires, attrait pour le sophisme de la cause unique et pour la commensurabilité, fétichisme de « l’action » aux dépens de tout ce qui peut sembler « théorique », facilité d’utilisation des outils par rapport aux raisonnements plus complexes,
Il faut donc, me semble-t-il, d’une part reconnaître la rationalité « dans l’irrationnel » (si nous voulons à garder ce mot) afin de lutter contre « les fidélités autres » par l’éducation (et donc la culture) et la diplomatie des disciplines. En effet, la forte spécialisation actuelle est un terreau favorable aux croyances managériales. Comment peut-on faire une école de commerce ou un master de management sans jamais avoir eu un cours sur l’irréductibilité du travail réel au travail prescrit, bien connue en France depuis 1916 grâce aux travaux de Jean-Maurice Lahy ?
D’autre part, il s’agit d’engager une discussion et une « compétition argumentative » basée sur le respect avec ceux qu’on essaie de convaincre de la nécessaire prise en compte la centralité du travail comme déterminant d’un management performant dans le temps et dans l’espace et qui permet de mieux vivre.
Enfin, l’indulgence doit toujours être de mise car personne n’a le bon Dieu dans la poche y compris ceux qui sont nourris par sciences du travail : l’être humain est à la fois rationnel et irrationnel. Comme le précise d’ailleurs Jean-Bruno Renard, même de grands hommes ayant marqué la science ont eu leur part d’ombre c’est à dire de croyances parascientifiques : John Neper inventa les logarithmes pour calculer la date de la fin du monde, Isaac Newton était un féru d’alchimie, l’astronome Edmund Halley et le mathématicien Leonhard Euler étaient partisans de la théorie de la terre creuse.
L’humilité et le dialogue sont donc de rigueur si nous voulons que les sciences du travail, au-delà des constats, fertilisent, pour le meilleur, le regard des managers et des dirigeants dans la quête d’une performance soutenable et productrice de santé. Ce sont, il me semble, des voies raisonnables pour éviter, comme dirait Bernard Le Bouyer de Fontenelle (1657-1757), d’étendre « la sottise à l’infini » car malheureusement, le management sans feu ni lieu arrive plus que jamais à convaincre malgré la mise en garde de Nietzsche, « une chose qui convainc n’est pas vraie pour autant, elle est seulement convaincante ».