Pourquoi la culture générale est la véritable soft skill ?

Notre époque ne manque pas de « préposés aux choses vagues », le nom que Paul Valéry donnait à ceux que j’appelle les enjambeurs. Ces derniers ont ceci de particulier qu’ils manifestent peu d’intérêt au réel. La dernière « production » d’une classe d’enjambeurs à savoir des économistes, des chercheurs en management, des spécialistes du recrutement consiste à théoriser les compétences socio-comportementales (ou soft skills) comme des objets de gestion à savoir qu’on pourrait les identifier, les isoler, les développer, les piloter, les manager. Ainsi, comme le notent certains économistes et non des moindres, les soft skills, à l’image des compétences en Français et en mathématiques sont identifiables et évaluables de manière similaire. Hélas, l’obscurantiste est souvent dans la lumière car penser qu’on peut modéliser l’indétermination de la vie, c’est manquer cruellement de soft skills. Je ne reviendrai pas ici sur les raisons qui font qu’une soft skill n’est pas modélisable comme une compétence en mathématiques, j’y ai déjà consacré plusieurs articles (un article dans Le journal Le Monde et un article plus détaillé sur mon blog).

J’aimerais revenir ici sur ce qui représente pour moi la véritable soft skill à savoir la culture générale, en définir le sens et en expliquer les mécanismes.

Tout d’abord, procédons au « nettoyage de la situation verbale » comme nous y enjoint Paul Valéry

La culture générale est un ensemble hétérogène de savoirs et donc de rationalités, passés au tamis de l’imagination et de la sensibilité, qui permet de s’orienter dans la pensée et dans l’action. La culture générale n’est donc jamais statique et ne s’exprime que dans le mouvement. Il y a donc toujours un rapport dialogique entre la culture générale, la pensée en action et l’action sur le monde pour transformer le réel.

Le fort en thème n’est pas pour moi quelqu’un qui a de la culture générale, c’est quelqu’un qui est bien documenté c’est-à-dire qu’il a beaucoup d’informations sur une ou plusieurs questions données. La documentation n’est donc pas la culture générale. La documentation est un stock statique de connaissances qu’on peut conserver en dehors de soi (papier, base de données…) ou en soi par le truchement de la mémoire alors que la culture générale est toujours dynamique et constamment en reconstruction à cause des allers-retours avec le réel. La culture générale est toujours incarnée par un individu dans une certaine culture (culture sociale, culture technique…) pour s’orienter dans un bordel d’idées (Pierre Boulez) ou dans l’action, dans le temps et dans l’espace.  

La culture générale n’est pas de synonyme de « quantité de savoirs ». C’est la culture du savoir dans un milieu donné, que le milieu soit celui des idées ou des faits ou tout simplement celui permettant de faire dialoguer les idées et les faits afin qu’ils s’éclairent mutuellement. La culture générale repose ainsi sur la qualité du savoir, accessoirement sur la quantité du savoir mais surtout sur l’existence de facteurs de conversion face au réel que sont l’imagination et la sensibilité. C’est pourquoi la bêtise est rarement un déficit d’intelligence mais un déficit de sensibilité au réel d’où la mémorable phrase de Clémenceau : « Les polytechniciens savent tout, mais rien d’autre » ou encore la sortie de Bernanos : « dans l’ordre de la technique, un imbécile peut parvenir au plus haut grade sans cesser d’être un imbécile ».

Une fois ces précisions apportées, on peut tordre le cou à trois idées reçues : 

  • ce n’est pas parce que vous maitrisez les humanités classiques ou que vous avez une grande culture littéraire que vous avez une culture générale, vous êtes simplement très documenté car vous pouvez manquer d’imagination et surtout de sensibilité ;
  • ce ne sont pas uniquement « les gens de culture » qui peuvent avoir de la culture générale, en effet, le compagnonnage, les fables, les proverbes, les contes et la vie elle-même peuvent aussi produire un savoir, engendrer de l’imagination et de la sensibilité pour nous aider à nous orienter dans la pensée et dans l’action ;
  • les humanités ou les sciences humaines et sociales en général ne rendent pas plus humain car si c’était le cas, un philosophe illustre comme Heidegger n’aurait pas été nazi, Robert Brasillach en France n’aurait pas collaboré sous l’occupation : on peut bien penser sans penser le bien. En effet, comme le constatait déjà Rousseau, « l’entendement sans règle et une raison sans principe » ne mènent nulle part ou plutôt mènent à la catastrophe.

La culture générale est au service du « jugement correct » dans l’espace et dans le temps

Ce que les enjambeurs en management et en économie appellent soft skills consiste à mélanger plusieurs notions qui prises une à une sont sémantiquement chargées : des traits de caractère, des traits de personnalités, des attributs d’une intelligence sociale, etc… Bref, ils constituent un prêchi-prêcha salmigondesque d’apparence savante qui ne veut absolument rien dire sur le réel. Pour reprendre un exemple de Musil, c’est comme un zoologiste qui mettrait dans la famille des quadrupèdes, les chiens, les tables, les chaises et les équations du quatrième degré. En effet, le culte de l’univocité et de la répétabilité engendre ce type d’illusions, d’espérances creuses qui réchauffent le cœur comme disait Sophocle car il s’agit pour les tenants des soft skills de rendre « gérables » donc prédictibles tout ce qui n’est pas une compétence dure (comprenez compétence métier) quitte à abuser de « confusions linguistiques et sémantiques » et à s’engouffrer dans l’intime des individus avec le risque d’eugénisme (managérial) et de charlatanisme intellectuel. 

« Tout ce qui n’est pas une compétence dure » (nous pouvons par exemple citer : être autonome, savoir s’adapter, avoir de l’esprit critique, avoir une intelligence de situation, avoir le sens du service, savoir gérer son stress, avoir de l’audace, avoir le sens du collectif…) a souvent comme débouché un jugement (si possible correct) que l’acteur fait sur « ce qui est bon ou bien pour… ». Tout jugement, nous dit la philosophe Béatrice Longuenesse, à partir des travaux de Kant, « est synthèse, c’est-à-dire liaison de représentations ; cette liaison a ceci de spécifique, par rapport à la synthèse sensible, qu’elle est liaison de concepts, c’est-à-dire qu’elle a pour moyen « l’unité analytique de la conscience » ». Le « jugement correct » prend sa source dans la culture générale, laquelle est fortement dépendante de l’histoire singulière de chacun, de son imagination et de sa sensibilité comme nous l’avons vu car le réel n’est pas réductible aux faits. « L’art de raisonner n’est point la raison » disait Rousseau.

Dans la quête d’un jugement correct, la variabilité de l’Homme que nous cherchons par tous les moyens à maitriser voire à combattre par des référentiels, des contrôles, des mesures n’est pas, au moins jusqu’à un certain point, un problème. L’imperfection de l’Homme est souvent le gage de sa force et de sa créativité. Vouloir la gommer, c’est oublier cette loi générale dont parlait Emmanuel Mounier : « les grandes forces instinctives, quand elles ne trouvent pas à se satisfaire, basculent sur leur contraire. Le besoin de donner l’être ou l’intelligibilité, de créer, de comprendre, de tirer du néant et de pousser à la lumière, est-il déçu à l’excès, il forme, dans les âmes médiocres ou simplement moyennes, le besoin d’anéantir, de briser, de piétiner ce qui refuse notre maitrise ». Un Homme qu’on met dans une case par abstraction et par formalisme, c’est aussi souvent une occasion manquée pour s’émouvoir, penser, créer, changer, s’enrichir: c’est un être vivant d’un mécanisme mort disait Marx. Oui, il y a quelque chose de mystérieux dans le fait que la « faiblesse puisse avoir raison », la « fragilité puisse être un signe de haute qualité » comme nous le rappelle Emmanuel Mounier. En entreprise, même la vulnérabilité peut être une force au service du travail collectif par le biais du collectif de travail.

Nous pouvons néanmoins agir pour parfaire nos jugements. Cependant, le « jugement correct » n’est pas modélisable a priori, il n’est pas gérable dans le sens qu’il ne peut pas être pensé avant la situation requérant le jugement car il est idiosyncrasique.  Dès lors, la répétabilité n’est pas de mise car le jugement est toujours dépendant d’une situation de travail encastrée dans le temps, dans l’espace et le vécu d’un acteur dans toute sa complexité d’Homme. En effet, concernant les jugements corrects, il y a bien sûr des règles comme nous le dit Wittgenstein mais il précise que ces dernières « ne forment pas un système » car « à la différence des règles de calcul, ce qui est le plus difficile ici est d’exprimer l’indétermination correctement et sans la falsifier ». C’est donc un cruel manque de jugement que de vouloir juger le jugement avant le jugement. A défaut d’être capable de « gérer le jugement », tout ce qu’on peut faire c’est travailler sur les conditions de la culture générale et de son expression afin qu’elle soit au service du raisonnement pratique et du « jugement correct ».

Quelle culture générale au service de l’entreprise ?

Le besoin insistant de soft skills traduit l’atteinte par la pédagogie exclusive par les compétences d’un seuil de retournement, seuil à partir duquel, l’acquisition unique de compétences nuit au développement des organisations car la compétence seule ne permet ni de critiquer (discerner dans le sens étymologique du verbe critiquer) les tâches ni de formuler des problèmes au-delà d’une certaine complexité. Le fait de subordonner l’Homme à la compétence n’est qu’une des expressions du travail de machine dont parlait Norbert Wiener, le père de la cybernétique. Paraphrasant la célèbre phrase de Marx dans « Misère de la philosophie », nous pouvons dire qu’un homme de compétences vaut un autre homme de compétences, l’Homme n’est rien et la compétence devient tout.

Dans une économie d’innovations de plus en plus ascendantes, les entreprises ont « désormais » autant besoin d’Hommes que de compétences d’où les tentatives vaines de rationaliser l’indétermination de la vie pour apporter des « solutions » à un « nouveau problème ». Je pense que seul le développement de la culture générale peut permettre de tirer profit, par le jugement correct, des opportunités (malgré les risques) de l’indétermination de la vie sociale et économique.

Tout ce qui augmente l’imagination et la sensibilité travaille pour la culture générale.

La fameuse expression de Kraus n’a jamais été aussi vraie : « les bonnes idées sont sans valeur, ce qui compte, c’est celui qui les a ». Equiper ceux qui portent les « bonnes idées », développer leur singularité car la culture générale est toujours singulière, passe par une réforme de l’éducation qui cultive la diplomatie des disciplines c’est-à-dire en orchestrant un rapport dialogique entre différentes disciplines concourant à une meilleure compréhension de l’action collective ;  par le développement du goût de la lecture, de la poésie, de la littérature, eu égard à l’effondrement des mythes mobilisateurs, de la disparition des contes, des fables de la vie moderne ;  par un commerce véritable avec le réel en nous méfiant des mots car penser, c’est parler donc difficile de bien s’orienter dans la pensée et dans l’action avec justesse en parlant de manière vague ; par l’acceptation qu’il faut vivre sans certitude car même la culture générale n’arrivera pas à bout de la variabilité du monde réel et de l’instabilité de l’Homme mais simplement la réduire; par prendre conscience que tout ce qui engendre la culture générale engendre une force de contestation car comme le disait Alain, penser, c’est dire non, tout l’enjeu est de savoir si les entreprises ont intérêt à engendrer en leur sein des forces de contestation.

Les entreprises sont-elles prêtes pour laisser s’exprimer la culture générale ?

Dans un moment historique où les moyens de vivre ont pris le pas sur les raisons de vivre, où les intérêts du consommateur, du travailleur et du citoyen n’ont jamais été aussi divergents, ce qui faisait dire à Kraus que tout se passe comme si Dieu avait créé le producteur, puis le consommateur et après l’Homme, la culture générale peut s’avérer subversive. En tout cas, elle est tout sauf neutre pour une entreprise.

En effet, alors que la souveraineté managériale est exercée par une seule partie prenante et que les promesses de responsabilisation sociale et environnementale ne sont que très peu suivies d’effet, travailler sur les conditions d’une véritable culture générale et de son expression est peut-être pour certaines entreprises investir dans l’adversité créatrice (l’adversité quand même) et donc prendre des risques. Les entreprises sont dès lors devant un paradoxe : cultiver les conditions de la culture générale et lui permettre de s’exprimer afin de faire face aux nouveaux enjeux et aux nouvelles problématiques qui se posent à elles avec le risque d’armer les consciences des travailleurs et donc d’outiller les velléités de changement ; chercher à rationaliser la vie par l’abstraction et le formalisme, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus irrationnel qui soit avec les effets délétères sur le corps social de l’entreprise et in fine sur la performance.

Enfin, outre le réflexe pavlovien consistant à tout voir en « problème » et à consentir à y apporter des « solutions » au grand dam du réel, travailler sur les soft skills comme un ingénieur des âmes (référentiels, mesures, évaluations…) c’est aussi asseoir une domination symbolique qui fait du travailleur un adaptant presque inoffensif, jamais un créatif par nature subversif, malgré les odes à la créativité.

Agir en ingénieur de l’âme au sujet des soft skills est une réponse rassurante pour l’entreprise, une réponse implicitement politique car elle ne permet pas de réinterroger les rapports de pouvoir en place. C’est de « l’organization as usual » par le truchement de l’esprit gestionnaire (procédures, maitrise, contrôle) sur des problématiques qui sont tout sauf usuelles (l’indétermination de la vie). C’est aussi une nouvelle manifestation de l’esprit de quantité : à défaut de mettre de l’esprit dans les actes, on assimile l’évaluation des apparences aux jugements véritables sur le réel.

L’indétermination de la vie ne pourra jamais être modélisée ni gérée malgré la puissance de nos outils. Il est donc vain de s’en référer à des référentiels de soft skills. Seule la culture générale, pharmakon par essence (remède et subversive à la fois), permettra d’en maitriser quelques aspects dans le temps et dans l’espace par le « jugement correct » avec des clauses explicites ou implicites de revoyure si les circonstances évoluent. C’est pour cette raison, comme Flaubert, «je ne m’étonne pas des gens qui cherchent à expliquer l’incompréhensible, mais de ceux qui croient avoir trouvé l’explication, de ceux qui ont le bon Dieu dans leur poche ». La culture générale comme soft skill atteindra son firmament lorsque les entreprises accepteront de vivre avec l’incompréhensible et l’incertitude sans le secours de ce qui n’existe pas en s’arc-boutant au maximum sur le réel et sans managérialisation de l’intime à peu de frais mais avec des dégâts incommensurables sur les existences et in fine sur la performance à long terme.

Une réponse sur “Pourquoi la culture générale est la véritable soft skill ?”

  1. Bonjour.
    Tout ce que vous dites est intéressant, et j’y souscrit largement, mais je me permettrais 1 remarque. Pourquoi utiliser aussi définitivement l’expression « soft skills » ?
    D’une part cela pose un problème de traduction : faut-il entendre skill dans le sens d’habileté ou dans le sens de compétence ? Or cela change tout : Dejours, en psychodynamique du travail , récuse l’idée de compétence, alors qu’il met en avant l’idée d’habileté comme premier niveau de sublimation. Je rappelle (voir mon article sur le site Atramenta) que le terme compétence est consonnant avec le terme compétition …
    D’autre part, il existe une expression « ancienne » mais qui me semble efficiente pour rendre compte de tout ce que vous avancez, qui est celle d’éducation informelle ou d’apprentissage informel. Je renvoie entre autres sur les travaux de Brougère, ou de Schugurensky. Il apparait que les individus apprennent majoritairement de façon informelle que de façon formelle. Pour Schugurensky, une dérive paradoxale serait de vouloir formaliser l’informel …
    Cordialement.

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