Il est illusoire de vouloir rester un pays « libre » ou en tout cas le moins dépendant possible sans souveraineté économique. C’est un truisme de le dire. Il s’agit ainsi pour un pays de contrôler la production et la gestion de besoins essentiels à son bon fonctionnement en dépendant le moins possible de partenaires extérieurs. Sans une telle souveraineté, la maladie économique guette. Le Covid nous a ainsi montré l’intérêt d’une telle souveraineté même s’il est difficile d’abandonner les vieilles habitudes d’optimisation financière de la production, le marché étant libre dans bon nombre de cas.
Néanmoins, une telle souveraineté économique si elle venait à exister n’a aucun sens sans ce que j’appelle la souveraineté managériale. Par analogie avec la souveraineté économique, il s’agit pour un pays de contrôler la production et la gestion des besoins de l’âme (dans le sens Weilien de la notion, cf. L’enracinement de Simone Weil) essentiels à son bon fonctionnement en dépendant le moins possible de partenaires extérieurs.
La souveraineté managériale permet de lutter contre le déracinement (Simone Weil), la désolation (Hannah Arendt) c’est à dire le sentiment d’être dépossédé de soi-même, de ne pas se reconnaître dans ce qu’on fait et donc de de se précipiter vers une sorte de mort sociale symbolique malgré un certain confort objectif.
Cette notion de souveraineté managériale, selon moi, doit être appréhendée à deux niveaux.
La souveraineté managériale primaire : il s’agit de la capacité des entreprises à mobiliser des ressources managériales en résonance avec l’ancrage culturel du pays. Comme le montraient les travaux de Philippe D’Iribarne, aux États-Unis, l’image idéale du contrat entre des individus « égaux » est parfaitement adaptée à la culture locale (le fameux win-win). Ainsi le management par objectif y a un terreau adéquat nonobstant le caractère purement instrumental que peut revetir un tel contrat. Comme le notait aussi Jacques Le Mouël, pour un américain, l’appréciation de l’atteinte des objectifs n’est ni objective ni subjective (il ne se pose pas ce type de questions), elle est juste contractuelle. En France, il ne suffit pas de travailler pour être quitte avec le contrat, il y a aussi la manière de l’exécuter dans une relation au travail spécifique avec la fameuse « logique de l’honneur ». Cette logique de l’honneur ou la nécessité d’être traité avec égard se heurte à la dimension uniquement instrumentale du management par objectif. Ainsi la logique purement d’efficacité se heurte inexorablement, en France, au rapport singulier du français au travail et à sa vision du vivre ensemble. C’est pourquoi savoir ce qui « anime » les gens dans une culture donnée permet de mieux penser le management et les transformations. On ne copie pas un système de management comme un jeans Lévis ou un sac de marque et même lorsque la copie est possible, vous serez déçu par la durabilité.
La souveraineté managériale secondaire : il s’agit de la nécessité de rompre au sein de chaque entreprise avec les fameuses « bonnes pratiques » qui n’ont rien de pratiques car elles font souvent fi du contexte d’utilisation. Dans un autre registre, on pourrait dire que l’aspirine qui soigne, c’est aussi l’aspirine qui tue. Trop de sponsors du changement et de la transformation , séduits par l’apparente facilité d’utilisation de « bonnes pratiques » livrées sur étagères et par des promesses technologiques simplistes, négligent la première condition de toute transformation réussie : la connaissance du réel. C’est en prenant appui sur la réalité du fonctionnement interne de l’entreprise – et non sur ses seules apparences visibles manifestées dans les organigrammes, les procédures officielles et les ressentis des acteurs – que l’on peut déterminer que changer et comment le faire. Ici encore la souveraineté managériale se heurte à l’abstraction et au formalisme excessifs qui entravent le nécessaire commerce avec le réel, l’ogre rationaliste faisant souvent fi du monde subjectif et du monde social. Sans une telle souveraineté, la maladie sociale guette et elle se manifeste par le truchement de résistances aux changements et aux transformations pour les institutions et par les maux du travail (désengagement, burn-out…) c’est à dire un désœuvrement pour les travailleurs, incapables de se reconnaître dans ce qu’ils font et donc de lui donner du sens.
Face aux grandes forces « normalisatrices » que sont d’une part, les discours évangélistes des « winners » (gagnants) du commerce mondial, nouveaux « penseurs » des temps modernes (Platon doit se retourner dans sa tombe), à l’instar d’un Elon Musk (érigé par une partie de l’opinion publique comme « professeur es efficacité » depuis son pacte avec le président Trump) et d’autre part, la puissance technologique des outils d’IA qui ne reconnaissent ni les frontières ni les particularités sociales et sociétales, exister, c’est être souverain car même si le monde change, l’homme continue (Gaston Berger).
C’est pourquoi, j’ai toujours été dubitatif sur la possibilité d’une souveraineté économique sans souveraineté managériale. La première souveraineté, c’est sa singularité sociale et sociétale. Qui peut croire qu’on puisse être souverain dans un monde en concurrence sans l’être dans sa propre entreprise ou institution ? « Aide toi, l’Etat ne t’aidera pas » disait Auguste Detoeuf, le fondateur d’Alstom. Ainsi, contrairement à la souveraineté économique qui nécessite souvent que l’Etat agisse directement, la souveraineté managériale passera par une meilleure éducation des managers et des travailleurs en général avec en ligne de mire une performance soutenable et productrice de santé. Le conseil en management, les universités et les écoles de commerce en seront les grands vecteurs ou les bourreaux.